À Die, dans la Drôme, un collectif de femmes se mobilise depuis plus d’un an pour replacer dans l’Histoire des figures féminines régionales. Avec comme point de départ la vie de la comtesse de Die, femme troubadour emblématique de la ville et compositrice à l’héritage mystérieux.
![La comtesse de Die, femme troubadour oubliée 1 Capture d’écran 2021 09 08 à 10.49.14](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/09/Capture-d’écran-2021-09-08-à-10.49.14-681x1024.jpg)
Au pied du Vercors, dans la ville de Die (4 500 habitants), trône au centre de la place de l’Évêché le buste de Beatriz de Dia (en français : Béatrice de Die), aussi appelé la comtesse de Die. Cette musicienne du XIIe siècle est une figure locale si bien ancrée que les habitant·es appellent d’ailleurs le lieu « place de la Comtesse ». Pourtant, l’histoire autour de ce personnage est mal documentée. À commencer par la sculpture qui surplombe la petite fontaine de cette placette en face des montagnes. Elle est attribuée à Madame Clovis Hugues, mais derrière ce patronyme il y a Jeanne Royannez, une sculptrice du XIXe siècle. « De plus, la signalétique près de la fontaine, qui explique la vie de la comtesse, comporte des erreurs de dates, différentes de celles arrêtées par les historiens », souligne Kate Fletcher.
Cette violoncelliste et chanteuse professionnelle, résidente du Diois, a découvert l’œuvre de Beatrice de Die en 2015. Quelques années plus tard, après avoir lu sur cette époque, elle entraîne un groupe de musicien·nes sur le projet symphonique « Beatriz ». Cette œuvre musicale a pour point de départ une chanson célèbre, écrite en occitan par la comtesse : A Chantar m’er de so qu’ieu non volria (« Je chanterai ce que je n’ai pas envie de chanter »). À l’époque du Moyen Âge, en France, de nombreuses femmes ont écrit et composé de la musique. Cette chanson est toutefois la seule composée par une femme dont la partition a été retranscrite dans un chansonnier, ou recueil de chansons, au XIIIe siècle. La comtesse laisse également derrière elle quatre textes de chansons qui ont tous été des supports pour composer l’album Beatriz.
Remettre au goût du jour des ballades du Moyen Âge
« Nous avons commencé avec des concerts », explique Kate Fletcher. Huit morceaux composent le projet, ils sont tous inspirés par l’héritage de la comtesse, dont deux ont été écrits par elle et arrangés par le groupe. Le défi principal de la troupe de musicien·nes a été de « ne pas chercher à reproduire, mais créer à partir de cette partition et de ces textes, de faire du neuf avec panache ». Les vingt-trois musicien·nes du projet ont enregistré l’album au Théâtre de Die, en mars 2021. L’ensemble musical comprend des instruments à cordes, un chœur de voix et une voix lead.
« J’aurais grand envie de vous tenir dans mes bras à la place de mon mari, pourvu que vous puissiez me permettre d’accomplir mon désir »
Paroles attribuées à la Comtesse de Die
En défrichant les chansons de la comtesse et d’autres femmes troubadours, les participant·es au projet Beatriz ont perçu une définition de l’amour plutôt ouverte. Dans une de ses chansons, elle dit : « J’aurais grand envie de vous tenir dans mes bras à la place de mon mari, pourvu que vous puissiez me permettre d’accomplir mon désir. » La naissance de l’amour courtois en Occitanie a permis l’émergence de ces nouvelles relations : « L’amour courtois ou fin’amor est donc un code, une célébration de la femme aristocratique qui tient, a priori, les rênes de la relation hétérosexuelle, de son rythme et de son déroulement. Chacun cherche ce joi (sentiment de bonheur et de plaisir), que ce soit la jouissance des corps ou du texte », analyse Kate Fletcher dans le livret qui accompagne l’album musical. Loin des clichés sur l’amour au Moyen Âge, les recherches menées pour le projet ont permis de faire émerger une nouvelle lecture sur les relations amoureuses, du moins dans la haute société de l’époque. « Le dialogue égalitaire entre une femme et l’homme qui la courtise semble possible au sein de cette lyrique occitane, et le maniement de la critique et de l’adresse de cette critique sont centraux dans les textes », détaille Kate Fletcher. La musicienne souligne tout de même qu’un « cadre social patriarcal » perdurait pour ces femmes aux sexualités plutôt libres.
Béatrice a‑t-elle réellement existé ?
En découvrant Béatrice de Die, Kate Fletcher a également vu se dessiner une figure mystérieuse. À la fois noble, poétesse et troubadour, la comtesse a une personnalité insaisissable, et les morceaux du puzzle pour reconstituer sa vie sont complexes à rassembler. Son histoire est retranscrite très succinctement dans certains chansonniers de l’époque où elle est rattachée aux hommes de sa vie : « La comtesse de Die fut l’épouse du seigneur Guillaume de Poitiers, belle et bonne dame. Elle s’énamoura du seigneur Raimbaut d’Orange et fit sur lui maintes bonnes chansons », peut-on lire dans un document du XIIIe siècle conservé à la bibliothèque nationale. Vraie figure historique ou légende ? Les « oublis biographiques » sur sa vie font d’elle une figure évanescente : « Il y a si peu de traces d’elle dans les documents de l’époque… Nous en venons parfois à douter de son existence », souligne Kate Fletcher. Mais si Béatrice n’est qu’un mythe, il demeure fascinant qu’il se soit construit autour d’une figure compositrice féminine.
![La comtesse de Die, femme troubadour oubliée 2 photo 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/09/photo-1-768x1024.jpg)
pour les Journées du matrimoine en 2020 © Matrimoine en Diois
Tenter de retracer l’histoire de Béatrice a fait émerger un projet plus global dans le territoire. Le collectif Matrimoine en Diois est né des échanges autour de ces oublis dans le récit local. Caroline Villond, commerçante dans le centre de l’ancienne cité romaine, participe depuis le début au projet. « Que ce soit sur l’histoire de la comtesse de Die ou les récits d’autres femmes du territoire, nous travaillons sur notre héritage commun, on essaie de remplir les trous », souligne la Dioise. L’équipe espère que les Diois·es d’origine vont leur apporter les histoires des femmes de leurs familles, notamment grâce à une installation dans la ville, l’« armoire à mémoire ». « Le défi, c’est de mobiliser les habitants pour récolter des récits. Le matrimoine rural, ce ne sont pas que des chanteuses, des autrices, des musiciennes, etc., rappelle la commerçante. On sort du champ culturel en abordant ces territoires : il s’agit de résistantes, de femmes issues du domaine agricole, des femmes du quotidien… »
Cette année, du 17 au 19 septembre, en parallèle des Journées du patrimoine, les membres du collectif organiseront la deuxième édition des Journées du matrimoine à Die. Place de la Comtesse, elles proposeront plusieurs états des lieux de la présence des femmes dans l’espace public local, ainsi que dans les livres et archives sur le territoire. Plusieurs projections de films féministes sont également prévues, ainsi qu’une balade botanique et féministe. Les habitant·es originaires du Diois seront également invité·es à partager les récits des femmes de leur famille.