La com­tesse de Die, femme trou­ba­dour oubliée

À Die, dans la Drôme, un col­lec­tif de femmes se mobi­lise depuis plus d’un an pour repla­cer dans l’Histoire des figures fémi­nines régio­nales. Avec comme point de départ la vie de la com­tesse de Die, femme trou­ba­dour emblé­ma­tique de la ville et com­po­si­trice à l’héritage mystérieux.

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Buste de Beatriz, place de la Comtesse de Die © Wikimédia commons

Au pied du Vercors, dans la ville de Die (4 500 habi­tants), trône au centre de la place de l’Évêché le buste de Beatriz de Dia (en fran­çais : Béatrice de Die), aus­si appe­lé la com­tesse de Die. Cette musi­cienne du XIIe siècle est une figure locale si bien ancrée que les habitant·es appellent d’ailleurs le lieu « place de la Comtesse ». Pourtant, l’histoire autour de ce per­son­nage est mal docu­men­tée. À com­men­cer par la sculp­ture qui sur­plombe la petite fon­taine de cette pla­cette en face des mon­tagnes. Elle est attri­buée à Madame Clovis Hugues, mais der­rière ce patro­nyme il y a Jeanne Royannez, une sculp­trice du XIXe siècle. « De plus, la signa­lé­tique près de la fon­taine, qui explique la vie de la com­tesse, com­porte des erreurs de dates, dif­fé­rentes de celles arrê­tées par les his­to­riens », sou­ligne Kate Fletcher.

Cette vio­lon­cel­liste et chan­teuse pro­fes­sion­nelle, rési­dente du Diois, a décou­vert l’œuvre de Beatrice de Die en 2015. Quelques années plus tard, après avoir lu sur cette époque, elle entraîne un groupe de musicien·nes sur le pro­jet sym­pho­nique « Beatriz ». Cette œuvre musi­cale a pour point de départ une chan­son célèbre, écrite en occi­tan par la com­tesse : A Chantar m’er de so qu’ieu non vol­ria (« Je chan­te­rai ce que je n’ai pas envie de chan­ter »). À l’époque du Moyen Âge, en France, de nom­breuses femmes ont écrit et com­po­sé de la musique. Cette chan­son est tou­te­fois la seule com­po­sée par une femme dont la par­ti­tion a été retrans­crite dans un chan­son­nier, ou recueil de chan­sons, au XIIIe siècle. La com­tesse laisse éga­le­ment der­rière elle quatre textes de chan­sons qui ont tous été des sup­ports pour com­po­ser l’album Beatriz.

Remettre au goût du jour des bal­lades du Moyen Âge

« Nous avons com­men­cé avec des concerts », explique Kate Fletcher. Huit mor­ceaux com­posent le pro­jet, ils sont tous ins­pi­rés par l’héritage de la com­tesse, dont deux ont été écrits par elle et arran­gés par le groupe. Le défi prin­ci­pal de la troupe de musicien·nes a été de « ne pas cher­cher à repro­duire, mais créer à par­tir de cette par­ti­tion et de ces textes, de faire du neuf avec panache ». Les vingt-​trois musicien·nes du pro­jet ont enre­gis­tré l’album au Théâtre de Die, en mars 2021. L’ensemble musi­cal com­prend des ins­tru­ments à cordes, un chœur de voix et une voix lead.

« J’aurais grand envie de vous tenir dans mes bras à la place de mon mari, pour­vu que vous puis­siez me per­mettre d’accomplir mon désir »

Paroles attri­buées à la Comtesse de Die

En défri­chant les chan­sons de la com­tesse et d’autres femmes trou­ba­dours, les participant·es au pro­jet Beatriz ont per­çu une défi­ni­tion de l’amour plu­tôt ouverte. Dans une de ses chan­sons, elle dit : « J’aurais grand envie de vous tenir dans mes bras à la place de mon mari, pour­vu que vous puis­siez me per­mettre d’accomplir mon désir. » La nais­sance de l’amour cour­tois en Occitanie a per­mis l’émergence de ces nou­velles rela­tions : « L’amour cour­tois ou fin’amor est donc un code, une célé­bra­tion de la femme aris­to­cra­tique qui tient, a prio­ri, les rênes de la rela­tion hété­ro­sexuelle, de son rythme et de son dérou­le­ment. Chacun cherche ce joi (sen­ti­ment de bon­heur et de plai­sir), que ce soit la jouis­sance des corps ou du texte », ana­lyse Kate Fletcher dans le livret qui accom­pagne l’album musi­cal. Loin des cli­chés sur l’amour au Moyen Âge, les recherches menées pour le pro­jet ont per­mis de faire émer­ger une nou­velle lec­ture sur les rela­tions amou­reuses, du moins dans la haute socié­té de l’époque. « Le dia­logue éga­li­taire entre une femme et l’homme qui la cour­tise semble pos­sible au sein de cette lyrique occi­tane, et le manie­ment de la cri­tique et de l’adresse de cette cri­tique sont cen­traux dans les textes », détaille Kate Fletcher. La musi­cienne sou­ligne tout de même qu’un « cadre social patriar­cal » per­du­rait pour ces femmes aux sexua­li­tés plu­tôt libres.

Béatrice a‑t-​elle réel­le­ment existé ?

En décou­vrant Béatrice de Die, Kate Fletcher a éga­le­ment vu se des­si­ner une figure mys­té­rieuse. À la fois noble, poé­tesse et trou­ba­dour, la com­tesse a une per­son­na­li­té insai­sis­sable, et les mor­ceaux du puzzle pour recons­ti­tuer sa vie sont com­plexes à ras­sem­bler. Son his­toire est retrans­crite très suc­cinc­te­ment dans cer­tains chan­son­niers de l’époque où elle est rat­ta­chée aux hommes de sa vie : « La com­tesse de Die fut l’épouse du sei­gneur Guillaume de Poitiers, belle et bonne dame. Elle s’énamoura du sei­gneur Raimbaut d’Orange et fit sur lui maintes bonnes chan­sons », peut-​on lire dans un docu­ment du XIIIe siècle conser­vé à la biblio­thèque natio­nale. Vraie figure his­to­rique ou légende ? Les « oublis bio­gra­phiques » sur sa vie font d’elle une figure éva­nes­cente : « Il y a si peu de traces d’elle dans les docu­ments de l’époque… Nous en venons par­fois à dou­ter de son exis­tence », sou­ligne Kate Fletcher. Mais si Béatrice n’est qu’un mythe, il demeure fas­ci­nant qu’il se soit construit autour d’une figure com­po­si­trice féminine.

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Installation de pan­neaux réa­li­sés par la réseau HF Auvergne-​Rhône-​Alpes
pour les Journées du matri­moine en 2020 © Matrimoine en Diois

Tenter de retra­cer l’histoire de Béatrice a fait émer­ger un pro­jet plus glo­bal dans le ter­ri­toire. Le col­lec­tif Matrimoine en Diois est né des échanges autour de ces oublis dans le récit local. Caroline Villond, com­mer­çante dans le centre de l’ancienne cité romaine, par­ti­cipe depuis le début au pro­jet. « Que ce soit sur l’histoire de la com­tesse de Die ou les récits d’autres femmes du ter­ri­toire, nous tra­vaillons sur notre héri­tage com­mun, on essaie de rem­plir les trous », sou­ligne la Dioise. L’équipe espère que les Diois·es d’origine vont leur appor­ter les his­toires des femmes de leurs familles, notam­ment grâce à une ins­tal­la­tion dans la ville, l’« armoire à mémoire ». « Le défi, c’est de mobi­li­ser les habi­tants pour récol­ter des récits. Le matri­moine rural, ce ne sont pas que des chan­teuses, des autrices, des musi­ciennes, etc., rap­pelle la com­mer­çante. On sort du champ cultu­rel en abor­dant ces ter­ri­toires : il s’agit de résis­tantes, de femmes issues du domaine agri­cole, des femmes du quotidien… »

Cette année, du 17 au 19 sep­tembre, en paral­lèle des Journées du patri­moine, les membres du col­lec­tif orga­ni­se­ront la deuxième édi­tion des Journées du matri­moine à Die. Place de la Comtesse, elles pro­po­se­ront plu­sieurs états des lieux de la pré­sence des femmes dans l’espace public local, ain­si que dans les livres et archives sur le ter­ri­toire. Plusieurs pro­jec­tions de films fémi­nistes sont éga­le­ment pré­vues, ain­si qu’une balade bota­nique et fémi­niste. Les habitant·es ori­gi­naires du Diois seront éga­le­ment invité·es à par­ta­ger les récits des femmes de leur famille.

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