David
David, un usager de la salle de l'ARRiANA © Déborah Liss

À Haguenau, en Alsace, une salle de consom­ma­tion d’alcool sur le modèle des salles de shoot

La ville de Haguenau accueille la seule salle de consom­ma­tion d’alcool à moindre risque en France. On y vient pour boire de manière enca­drée, mais aus­si et sur­tout pour ren­con­trer des gens, se sen­tir compris·e et entre­prendre des démarches.

C’est en tra­ver­sant une cour et le jar­din d’une église près de la Grand-​rue de Haguenau, dans le nord de l’Alsace, qu’on tombe sur l’ARRiANA (Accueil Réduction Risques Alcool Nord Alsace), un petit local qui s’apparente plus à une ancienne salle de classe qu’à un dis­po­si­tif de san­té publique.

On y trouve des tables, des chaises, un grand tableau, des éta­gères avec des jeux de socié­té. Aux murs, des mots de bien­ve­nue en alsa­cien, des pho­tos… De grands gaillards passent la petite porte et « checkent » avec le poing Cathy, infir­mière, et Christelle, agente d’accueil. Elles rap­pellent à cha­cun de por­ter le masque et prennent leur tem­pé­ra­ture. Elles ont dis­po­sé sur les tables des sodas, du café, des choses à gri­gno­ter. Les usa­gers apportent leur propre alcool, dont la quan­ti­té est enre­gis­trée. C’est un concept unique en France (por­té par l’hôpital de Haguenau et finan­cé par l’Agence régio­nale de san­té) : per­mettre aux per­sonnes alcoo­lo­dé­pen­dantes de consom­mer de manière sur­veillée, avec une pré­sence médicale.

D’un pack entier à trois bières par jour

« Nous notons ce qu’ils boivent et à quelle heure, indique Cathy. Une uni­té d’alcool = 10 g d’alcool. Les verres sont gra­dués pour rendre les por­tions claires. Cela leur per­met de prendre conscience de ce qu’ils boivent. » Assis près de la porte, Christophe, la petite cin­quan­taine, trouve que le sys­tème marche bien sur lui : « Avant, je pou­vais boire tout un pack de vingt-​quatre bières en une jour­née. Maintenant, je viens avec trois bières, donc j’en bois trois. C’est tout. » « C’est ce qu’ils appellent “la réduc­tion des risques” », explique Philippe, à la car­rure impo­sante et au sou­rire triste. Au lieu de prô­ner l’abstinence, l’idée est de réduire la consom­ma­tion, sans poser d’objectif qui ne sera peut-​être jamais atteint. Mais pour lui, le zéro alcool est encore « [s]a rai­son de vivre », « une néces­si­té » : « J’ai pas envie de cre­ver ! ». Atteint d’une cir­rhose, il est recon­nu en inva­li­di­té à 100 %. Abstinent depuis juin 2020, il a replon­gé la semaine der­nière, quand sa com­pagne l’a mis à la porte… Il a fait l’expérience des cures, qui n’ont jamais fonc­tion­né sur le long terme : « Vous êtes enfer­més dans un endroit où rien n’est per­mis, avec un tra­vail psy­cho­lo­gique hyper­in­tense. En géné­ral, je rebu­vais au bout de six mois. » À l’ARRiANA, il est bien plus serein et fait les choses à sa manière : « Là, vous me voyez avec une bière, mais en fait… » Il tapote la bou­teille à l’endroit de l’étiquette 1664 : on y lit les chiffres 0,0 %.

Francesco et Christelle
Francesco, usa­ger de l’ARRiANA, et Christelle, addic­to­logue © Déborah Liss
Au détour des rires et des jeux, consom­mer moins

Sur la dizaine d’usagers pré­sents ce jour-​là, plus de la moi­tié est au café ou au soda, comme Patrick, 57 ans. Il vient sur­tout parce qu’il se sent com­pris : « Ce lieu est ma roue de secours. À l’hôpital, ils vous jugent. Ici, je me sens mieux et je viens tous les jours. Au lieu de traî­ner au centre-​ville. » Il rigole : « Je vois d’anciens potes de comp­toir ! » À la table d’à côté, David ren­ché­rit, de sa voix douce : « Tout le monde est tolé­rant ici. On crée des liens et on s’entraide ! » dit-​il avant de faire le tour des tables pour jeter les canettes. À l’autre bout de la salle, Cédric a posé son télé­phone qui cra­chait de la Mano Negra pour enta­mer une par­tie de flé­chettes avec Francesco et David. Une par­tie de Uno a com­men­cé, avec Cathy et Christelle.

Cette convi­via­li­té, c’est « aus­si de la réduc­tion des risques, car ils consomment moins pen­dant les jeux », indique Nadia, édu­ca­trice. Dans cette ambiance déten­due, les enca­drantes rem­plissent, mine de rien, leur rôle de pré­ven­tion sur la consom­ma­tion : ce jour-​là, Christelle, for­mée en addic­to­lo­gie, explique à Laurent qu’il ne doit pas boire quand il prend son nou­veau trai­te­ment cen­sé réduire la dépen­dance à l’alcool. « Même une seule bière, ça te don­ne­ra des nau­sées ! » prévient-​elle. « Il s’agit aus­si par­fois de dire : “Là dans ton verre, il y a 40 g d’alcool pur” », explique Cathy. « Ou de leur dire de com­men­cer par le café s’ils arrivent déjà avec 2 ou 3 g d’alcool dans le sang », ren­ché­rit Nadia. Une manière de pré­ve­nir les éven­tuels débor­de­ments : « Si les esprits s’échauffent, nous cana­li­sons tout de suite et nous rap­pe­lons que si les choses dégé­nèrent, le lieu devra fer­mer. C’est la pres­sion sociale qui pré­vient la vio­lence : ils veulent don­ner une image posi­tive d’eux-mêmes et se rap­pellent à l’ordre entre eux. » Résultat, « cela peut paraître idyl­lique, mais il y a rare­ment des pro­blèmes. Il nous est juste arri­vé de devoir sépa­rer deux usa­gers qui se dis­pu­taient, de les mettre dans deux pièces dif­fé­rentes et d’en repar­ler après, à froid. »

“Papa, je suis fière de toi”

Les usa­gers sont chan­gés, et cela se voit dans leurs rela­tions aux autres : « Ma fille est reve­nue me voir », sou­rit Patrick, qui par­vient à pas­ser par­fois six mois sans alcool : « Elle m’a dit : “Papa, je suis fière de toi”. Je garde ça en tête pour gar­der l’alcool à dis­tance. » Des moments d’espoir pour ces hommes (aucune usa­gère n’est pré­sente ce jour-​là) qui ont eu des par­cours dif­fi­ciles. L’alcool leur a fait perdre leur emploi, puis leur loge­ment et par­fois leur famille. Philippe, lui, a plon­gé dans la dépres­sion et dans l’alcool après le sui­cide de son ex-​compagne. Ils sont nom­breux à vivre du RSA, de l’APL ou de l’Allocation Adulte Handicapé. À l’ARRiANA, l’équipe connaît leurs dif­fi­cul­tés. Patrick s’est retrou­vé dému­ni quand son RSA a été sus­pen­du, sans même qu’il ne sache pour­quoi. « Heureusement, les dames d’ici m’ont appor­té à man­ger. »

Un lieu pour faire des démarches et repar­tir du bon pied

Le rôle de ces « dames » va bien au-​delà de la veille sur la consom­ma­tion. Elles aident les usa­gers pour les démarches : impôts, Sécurité sociale, dos­sier de RSA, tout y passe ! Les trois femmes ont même aidé Christophe à trou­ver un loge­ment. « Après trente ans de rue !, raconte-​t-​il. On a pu cher­cher ensemble les annonces sur Internet, elles ont visi­té avec moi et on a pu faire tous les papiers. »

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Christophe, usa­ger de l’ARRiANA © Déborah Liss

« L’aide aux démarches est arri­vée natu­rel­le­ment, ana­lyse Nadia. Les patients nous racon­taient leurs pro­blèmes de Carte vitale, de pape­rasse à ren­voyer, etc. Cela ne nous dérange pas : on leur enlève ain­si une sacrée épine du pied ! Il aurait été déli­cat de leur dire : “Non, ça, ce n’est pas mon bou­lot”. » S’il y a des démarches plus lourdes à faire, Nadia leur pro­pose un rendez-​vous dans son bureau, à l’hôpital, au ser­vice addic­to­lo­gie : « Ils viennent plus faci­le­ment, car ils me connaissent. Là, ils ren­contrent des soi­gnants… Et se remettent par­fois dans un par­cours de soins. Ce n’est pas inin­té­res­sant ! »

Remotivés, cer­tains se sentent désor­mais prêts à recher­cher du tra­vail. Philippe va mon­ter sa boîte de diver­tis­se­ment, DJ Phil Music Event. D’autres ont été livreurs ou chauf­feurs rou­tiers par le pas­sé et cherchent désor­mais dans d’autres domaines : il y a deux ans, alors que Patrick fré­quen­tait déjà l’ARRiANA, il a tra­vaillé dans la méca­nique lors d’un chan­tier d’insertion : « On bos­sait sur des vélos élec­triques, on fai­sait de la sou­dure… ça m’a bien plu ! Dans ma vie là, il ne me manque plus que le tra­vail. Mais le seul frein, c’est tou­jours l’alcool. Même abs­ti­nent, je serai tou­jours un alcoo­lique. Je suis un alcoo­lique abs­ti­nent. »

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