La ville de Haguenau accueille la seule salle de consommation d’alcool à moindre risque en France. On y vient pour boire de manière encadrée, mais aussi et surtout pour rencontrer des gens, se sentir compris·e et entreprendre des démarches.
C’est en traversant une cour et le jardin d’une église près de la Grand-rue de Haguenau, dans le nord de l’Alsace, qu’on tombe sur l’ARRiANA (Accueil Réduction Risques Alcool Nord Alsace), un petit local qui s’apparente plus à une ancienne salle de classe qu’à un dispositif de santé publique.
On y trouve des tables, des chaises, un grand tableau, des étagères avec des jeux de société. Aux murs, des mots de bienvenue en alsacien, des photos… De grands gaillards passent la petite porte et « checkent » avec le poing Cathy, infirmière, et Christelle, agente d’accueil. Elles rappellent à chacun de porter le masque et prennent leur température. Elles ont disposé sur les tables des sodas, du café, des choses à grignoter. Les usagers apportent leur propre alcool, dont la quantité est enregistrée. C’est un concept unique en France (porté par l’hôpital de Haguenau et financé par l’Agence régionale de santé) : permettre aux personnes alcoolodépendantes de consommer de manière surveillée, avec une présence médicale.
D’un pack entier à trois bières par jour
« Nous notons ce qu’ils boivent et à quelle heure, indique Cathy. Une unité d’alcool = 10 g d’alcool. Les verres sont gradués pour rendre les portions claires. Cela leur permet de prendre conscience de ce qu’ils boivent. » Assis près de la porte, Christophe, la petite cinquantaine, trouve que le système marche bien sur lui : « Avant, je pouvais boire tout un pack de vingt-quatre bières en une journée. Maintenant, je viens avec trois bières, donc j’en bois trois. C’est tout. » « C’est ce qu’ils appellent “la réduction des risques” », explique Philippe, à la carrure imposante et au sourire triste. Au lieu de prôner l’abstinence, l’idée est de réduire la consommation, sans poser d’objectif qui ne sera peut-être jamais atteint. Mais pour lui, le zéro alcool est encore « [s]a raison de vivre », « une nécessité » : « J’ai pas envie de crever ! ». Atteint d’une cirrhose, il est reconnu en invalidité à 100 %. Abstinent depuis juin 2020, il a replongé la semaine dernière, quand sa compagne l’a mis à la porte… Il a fait l’expérience des cures, qui n’ont jamais fonctionné sur le long terme : « Vous êtes enfermés dans un endroit où rien n’est permis, avec un travail psychologique hyperintense. En général, je rebuvais au bout de six mois. » À l’ARRiANA, il est bien plus serein et fait les choses à sa manière : « Là, vous me voyez avec une bière, mais en fait… » Il tapote la bouteille à l’endroit de l’étiquette 1664 : on y lit les chiffres 0,0 %.
![À Haguenau, en Alsace, une salle de consommation d’alcool sur le modèle des salles de shoot 2 Francesco et Christelle](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/05/Francesco-et-Christelle-1024x683.jpg)
Au détour des rires et des jeux, consommer moins
Sur la dizaine d’usagers présents ce jour-là, plus de la moitié est au café ou au soda, comme Patrick, 57 ans. Il vient surtout parce qu’il se sent compris : « Ce lieu est ma roue de secours. À l’hôpital, ils vous jugent. Ici, je me sens mieux et je viens tous les jours. Au lieu de traîner au centre-ville. » Il rigole : « Je vois d’anciens potes de comptoir ! » À la table d’à côté, David renchérit, de sa voix douce : « Tout le monde est tolérant ici. On crée des liens et on s’entraide ! » dit-il avant de faire le tour des tables pour jeter les canettes. À l’autre bout de la salle, Cédric a posé son téléphone qui crachait de la Mano Negra pour entamer une partie de fléchettes avec Francesco et David. Une partie de Uno a commencé, avec Cathy et Christelle.
Cette convivialité, c’est « aussi de la réduction des risques, car ils consomment moins pendant les jeux », indique Nadia, éducatrice. Dans cette ambiance détendue, les encadrantes remplissent, mine de rien, leur rôle de prévention sur la consommation : ce jour-là, Christelle, formée en addictologie, explique à Laurent qu’il ne doit pas boire quand il prend son nouveau traitement censé réduire la dépendance à l’alcool. « Même une seule bière, ça te donnera des nausées ! » prévient-elle. « Il s’agit aussi parfois de dire : “Là dans ton verre, il y a 40 g d’alcool pur” », explique Cathy. « Ou de leur dire de commencer par le café s’ils arrivent déjà avec 2 ou 3 g d’alcool dans le sang », renchérit Nadia. Une manière de prévenir les éventuels débordements : « Si les esprits s’échauffent, nous canalisons tout de suite et nous rappelons que si les choses dégénèrent, le lieu devra fermer. C’est la pression sociale qui prévient la violence : ils veulent donner une image positive d’eux-mêmes et se rappellent à l’ordre entre eux. » Résultat, « cela peut paraître idyllique, mais il y a rarement des problèmes. Il nous est juste arrivé de devoir séparer deux usagers qui se disputaient, de les mettre dans deux pièces différentes et d’en reparler après, à froid. »
“Papa, je suis fière de toi”
Les usagers sont changés, et cela se voit dans leurs relations aux autres : « Ma fille est revenue me voir », sourit Patrick, qui parvient à passer parfois six mois sans alcool : « Elle m’a dit : “Papa, je suis fière de toi”. Je garde ça en tête pour garder l’alcool à distance. » Des moments d’espoir pour ces hommes (aucune usagère n’est présente ce jour-là) qui ont eu des parcours difficiles. L’alcool leur a fait perdre leur emploi, puis leur logement et parfois leur famille. Philippe, lui, a plongé dans la dépression et dans l’alcool après le suicide de son ex-compagne. Ils sont nombreux à vivre du RSA, de l’APL ou de l’Allocation Adulte Handicapé. À l’ARRiANA, l’équipe connaît leurs difficultés. Patrick s’est retrouvé démuni quand son RSA a été suspendu, sans même qu’il ne sache pourquoi. « Heureusement, les dames d’ici m’ont apporté à manger. »
Un lieu pour faire des démarches et repartir du bon pied
Le rôle de ces « dames » va bien au-delà de la veille sur la consommation. Elles aident les usagers pour les démarches : impôts, Sécurité sociale, dossier de RSA, tout y passe ! Les trois femmes ont même aidé Christophe à trouver un logement. « Après trente ans de rue !, raconte-t-il. On a pu chercher ensemble les annonces sur Internet, elles ont visité avec moi et on a pu faire tous les papiers. »
![À Haguenau, en Alsace, une salle de consommation d’alcool sur le modèle des salles de shoot 3 Christophe2](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/05/Christophe2-1024x683.jpg)
« L’aide aux démarches est arrivée naturellement, analyse Nadia. Les patients nous racontaient leurs problèmes de Carte vitale, de paperasse à renvoyer, etc. Cela ne nous dérange pas : on leur enlève ainsi une sacrée épine du pied ! Il aurait été délicat de leur dire : “Non, ça, ce n’est pas mon boulot”. » S’il y a des démarches plus lourdes à faire, Nadia leur propose un rendez-vous dans son bureau, à l’hôpital, au service addictologie : « Ils viennent plus facilement, car ils me connaissent. Là, ils rencontrent des soignants… Et se remettent parfois dans un parcours de soins. Ce n’est pas inintéressant ! »
Remotivés, certains se sentent désormais prêts à rechercher du travail. Philippe va monter sa boîte de divertissement, DJ Phil Music Event. D’autres ont été livreurs ou chauffeurs routiers par le passé et cherchent désormais dans d’autres domaines : il y a deux ans, alors que Patrick fréquentait déjà l’ARRiANA, il a travaillé dans la mécanique lors d’un chantier d’insertion : « On bossait sur des vélos électriques, on faisait de la soudure… ça m’a bien plu ! Dans ma vie là, il ne me manque plus que le travail. Mais le seul frein, c’est toujours l’alcool. Même abstinent, je serai toujours un alcoolique. Je suis un alcoolique abstinent. »