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Le Dr Yves Kossovsky, psychiatre à l’origine de la création de PsyPro, lors d’une consultation. © Mehdi Chebil

À Villeurbanne, une cli­nique pour les soignant·es en souffrance

L’épidémie de coro­na­vi­rus a remis en lumière le manque de moyens que les soignant·es français·es dénoncent depuis des années. Cadences infer­nales, sen­ti­ment d’échec, perte de sens…, nombreux·euses souffrent de burn-​out ou de mal-​être au tra­vail. À Villeurbanne, PsyPro consacre une jour­née par semaine à ces malades pas comme les autres.

Chloé* arrive sou­vent en avance à ses rendez-​vous à la cli­nique. Ouverte en jan­vier 2019 à Villeurbanne (Rhône), PsyPro accueille des patient·es malades du tra­vail venu·es de tous les milieux pro­fes­sion­nels. Mais chaque mar­di, l’équipe enca­drante se consacre spé­ci­fi­que­ment aux soignant·es en souffrance.

Chloé patiente dans la petite biblio­thèque aux murs oran­gés de cette uni­té de soins de jour et se plonge dans un livre. Une acti­vi­té ano­dine, impos­sible il y a encore quelques mois pour cette aide-​soignante de 38 ans, che­veux châ­tains atta­chés en queue-​de-​cheval et long gilet beige. « Avant, je ne lisais jamais. Maintenant, je prends le temps de vivre », raconte-​t-​elle avec fierté. 

Des malades à part

Aide-​soignante dans un hôpi­tal public de la région lyon­naise, Chloé a com­men­cé à fré­quen­ter la cli­nique en mars 2019, après un burn-​out. Anéantie par un métier qu’elle adore et qu’elle n’a pas pu reprendre depuis. Comme Chloé, ils et elles sont 265 soignant·es à avoir été pris·es en charge depuis l’ouver­ture de l’établissement. Si une jour­née leur est réser­vée chaque semaine, c’est parce que ces patient·es ne sont pas des malades comme les autres. Soumis·es à des rythmes de tra­vail de plus en plus intenses, ils·elles sont en pre­mière ligne face aux risques d’épuisement pro­fes­sion­nel. Pourtant, le burn-​out reste tabou dans cette pro­fes­sion. « Quand on est soi­gnant, on est cen­sé ne pas cra­quer, on doit être fort. […] Ils sont là pour soi­gner, pour gué­rir, donc la ques­tion de l’impuissance et des limites de soi est quelque chose de très dif­fi­cile à abor­der », explique Stéphanie Lassalle, psy­cho­logue à PsyPro.

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Chloé*, dans la petite biblio­thè­quede la cli­nique. Aide-​soignante, elle a com­men­cé à fré­quen­ter la cli­nique après un burn-​out en mars 2019. © Mehdi Chebil

Pour les aider à s’accepter comme malades, le soin passe par des entre­tiens psy­cho­lo­giques indi­vi­duels, des groupes de parole, de la relaxa­tion sur les lits d’eau ins­tal­lés sous des lumières vio­lettes, de l’art-thérapie, du sport ou encore la pré­pa­ra­tion de repas en groupe dans la grande cui­sine col­lec­tive, au rez-​de-​chaussée. Les soignant·es repré­sentent 15 % des patient·es suivi·es par la clini­que. Parmi eux, une majo­ri­té de femmes de plus de 45 ans. L’objectif est « qu’ils com­prennent ce qui leur arrive et de leur redon­ner les rênes de leur vie », sou­ligne Stéphanie Lassalle.

Augmenter la productivité

Beaucoup des soignant·es souffrent de l’écart de plus en plus grand entre un métier choi­si par voca­tion et la façon dont on leur demande de l’exécuter. Selon le Dr Yves Kossovsky, le psy­chiatre à l’origine de la créa­tion de PsyPro, ce sont les lois de 2004 et 2009 qui ont accen­tué le mal-​être des soignant·es. La pre­mière a ins­tau­ré la rému­né­ra­tion des hôpi­taux en fonc­tion des actes médi­caux pra­ti­qués. La seconde a élar­gi les pou­voirs des direc­teurs d’établissement hos­pi­ta­lier au détri­ment des équipes soi­gnantes. « On a cher­ché à aug­men­ter la pro­duc­ti­vi­té dans le ter­tiaire et la san­té avec les mêmes méthodes que dans l’industrie. Les cadres des aides-​soignantes leur disent “ne cocoo­nez pas les patients, ne pas­sez pas de temps à faire la conver­sa­tion avec eux” », dénonce-t-il.

C’est cette exacte impres­sion de ne jamais pou­voir faire son tra­vail cor­rec­te­ment qui a pous­sé Chloé, employée dans un ser­vice de méde­cine géria­trique, au burn-​out. « J’exerce depuis quinze ans. Quand j’ai com­men­cé, on pou­vait prendre le temps avec les patients, mais il y a eu un bas­cu­le­ment ces der­nières années. […] Ma jour­née com­men­çait à 7 heures avec la toi­lette. Selon moi, il faut quarante-​cinq minutes pour faire une bonne toi­lette, humaine, à une per­sonne âgée, mais on avait quinze minutes pour le faire », décrit cette mère de trois enfants.

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Atelier de relaxa­tion sur des lits d’eau ins­tal­lés sous des lumières apai­santes. © Mehdi Chebil

Quand elle raconte com­ment, un jour de mars 2019, elle s’est écrou­lée, ses joues s’empourprent et les larmes lui montent aux yeux. « C’était l’heure de par­tir, mon mari m’attendait, mais il fal­lait encore don­ner à man­ger aux patients. J’ai don­né trois repas très vite, puis je suis allée dans le ves­tiaire et là, j’ai cra­qué, je me suis effondrée. »

Mise en arrêt de tra­vail par son méde­cin, Chloé vit très mal les pre­miers jours loin de l’hôpital : « Je me disais que j’étais nulle, que je n’avais pas tenu la cadence. C’était un échec de ne plus pou­voir soi­gner les gens. » À PsyPro, elle rejoint un groupe de parole. Mais son état se dégrade et Chloé doit être hos­pi­ta­li­sée un mois à la cli­nique psy­chia­trique de Châtillon-​en-​Michaille, dans l’Ain (lire enca­dré). À son retour à PsyPro, Chloé retrouve les groupes de parole et, sur­tout, les entre­tiens indi­vi­duels avec la psy­cho­logue et l’infirmière de la cli­nique. « C’est ça, ce qui m’a fait le plus de bien », assure-t-elle.

Aujourd’hui, Chloé n’est « plus la même » : « J’ai com­pris que je pou­vais être altruiste tout en me res­pec­tant. » Mais l’aide-soignante reste en colère contre l’hôpital public. « Dans ce sys­tème, on se nie, nos valeurs ne comptent plus », souffle-​t-​elle.

Sauver sa peau

Sophie par­tage cette colère. Assise sur un fau­teuil, les mains entre les cuisses, cette méde­cin hospitalo-​universitaire aux Hospices civils de Lyon était cheffe de ser­vice il y a encore quelques mois. Elle raconte, presque à voix basse, son quo­ti­dien deve­nu inte­nable : « Je fai­sais quatre métiers en même temps : méde­cin, ensei­gnante, cher­cheuse et cheffe de ser­vice. J’avais pris ce poste sans être sou­la­gée du reste, parce qu’il y a des sous-​effectifs chro­niques à l’hôpital. » Un matin, il lui est impos­sible d’aller tra­vailler. Ses jambes ne la portent plus. « J’ai été arrê­tée trois mois et j’ai démis­sion­né de la chef­fe­rie de ser­vice […] Il fal­lait que je sauve ma peau. » Dans les groupes de parole pro­po­sés à la cli­nique, elle dit s’être sen­tie com­prise : « Entre méde­cins, on ne se sent pas seuls, on arrive à mettre des mots sur ce qui nous arrive. » Un sou­tien indis­pen­sable qu’elle n’a jamais trou­vé à l’hôpital. Pourtant, Sophie n’a jamais pas­sé sous silence les rai­sons qui l’avaient for­cée à quit­ter tem­po­rai­re­ment son tra­vail. « J’ai dit pour­quoi je m’étais arrê­tée, parce que je pense que les chiffres des soi­gnants en burn-​out sont volon­tai­re­ment étouf­fés. Les vic­times sont encore vues par leurs pairs et les ins­ti­tu­tions comme des gens pas capables, faibles. »

Le trau­ma­tisme du Covid-19

Installée dans le réfec­toire de la cli­nique qui donne sur le petit jar­din inté­rieur, Blandine Dugas, 61 ans, ani­ma­trice en relais d’assistant·es maternel·elles, a dû ces­ser son tra­vail en août 2018. « J’étais débor­dée par le côté admi­nis­tra­tif. Le cœur de mon métier, je le fai­sais de moins en moins. ». Elle raconte que le sui­vi psy­cho­lo­gique enta­mé à PsyPro en mars 2019 l’a ame­née à prendre en compte « des choses plus anciennes, de l’ordre de l’enfance, qui ont été réac­ti­vées par le burn-​out ». Pendant son sui­vi à PsyPro, Blandine a réflé­chi au-​delà de son syn­drome d’épuisement pro­fes­sion­nel. « Je suis allée recon­nec­ter des choses en moi que je n’avais pas vou­lu ou pas pu voir. Je me suis décou­vert des res­sources, mais aus­si des fonc­tion­ne­ments que je ne veux plus. Par exemple, si des choses sont contre mes valeurs, il fau­dra main­te­nant que j’ose le dire », confie-t-elle.

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Blandine Dugas par­ti­cipe à l’atelier de cui­sine thé­ra­peu­tique. © Medhi Chebil

Depuis la fin de notre repor­tage, réa­li­sé avant la crise sani­taire, nous avons recon­tac­té le Dr Kossovsky pour lui deman­der quel regard il por­tait sur les risques encou­rus par les soignant·es lors de la pan­dé­mie de Covid-​19. Si le psy­chiatre n’a pas encore assis­té à une arri­vée mas­sive de soignant·es en souf­france – trop pris·es pour l’instant par l’urgence de la situa­tion –, il se dit inquiet pour les mois à venir. « Il y a des gens qui ont assis­té à des scènes très dures. Qui ont vu des per­sonnes mou­rir seules, des pompes funèbres qui arrosent d’eau de Javel les cer­cueils. Ces scènes risquent d’avoir un impact trau­ma­tique, estime-​t-​il. Ça vien­dra dans les pro­chains mois, ou plus tard encore, parce que, par­fois, les gens prennent des mois à deman­der de l’aide, comme si c’était une honte pour un soi­gnant d’être traumatisé. »

Yves Kossovsky pointe éga­le­ment un risque de « démo­ti­va­tion » chez celles et ceux qui ont conscience d’avoir été exposé·es au virus sans maté­riel suf­fi­sant : « Ils cou­raient déjà des risques psy­cho­so­ciaux. Là, ils ont cou­ru un risque phy­sique. » Avec son équipe, il réflé­chit à la créa­tion de groupes de parole pour les soignant·es confronté·es au Covid-​19. Un espace où les « héros » et « héroïnes » de la pan­dé­mie pour­raient enfin confier leurs traumatismes.

* Le pré­nom a été changé.


Quand la souf­france est trop grande

À une cen­taine de kilo­mètres de Lyon, la cli­nique psy­chia­trique de Châtillon-​en-​Michaille (Ain) dis­pose d’une uni­té de soins pour les professionnel·les de san­té en grande souf­france, qu’elle soit d’origine pro­fes­sion­nelle ou per­son­nelle. Vingt soignante·s peuvent y être hospitalisé·es. Pour Claire Sellier, psy­chiatre res­pon­sable de cette uni­té de soins, l’enjeu est d’amener ces patient·es à renon­cer à leur posi­tion de soignant·e pour accep­ter leur posi­tion de malade. Dans la cli­nique, un étage leur est réser­vé. Ils·elles y prennent leur repas ensemble et par­tagent des groupes de parole. Un moyen d’éviter que les autres per­sonnes hos­pi­ta­li­sées les ramènent à leur posi­tion professionnelle.

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