Pragmatique pré­ven­tion sexuelle dans les foyers de tra­vailleurs étangers

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une ving­taine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addictives. 

99 kpote © Kim Doan Quoc
© Kim Doan Quoc

Une fois qu’une lutte a décro­ché sa « Journée mon­diale », elle finit par déser­ter la rue pour des céré­mo­nies pro­to­co­laires, où des gens influents s’échangent des pin’s, le pétillant à la main. Le 1er décembre, jour­née dévo­lue à la lutte contre le sida, n’a pas échap­pé à la règle et le ter­rain se sent orphe­lin des mili­tants, rem­pla­cés par des jeunes en ser­vice civique pas tou­jours rom­pus aux débats de stand. Pour fuir les grand-​messes, j’étais, le 1er décembre 2018, en Seine-​Saint-​Denis, dans le hall d’un foyer de tra­vailleurs étran­gers aux pein­tures défraî­chies. En atten­dant mes deux par­te­naires de pré­ven­tion, deux femmes d’origine congo­laise, la secré­taire m’a expli­qué que depuis qu’ils accueillaient des migrants en urgence, l’ambiance était plus délé­tère, les dif­fé­rentes eth­nies expor­tant leurs conflits dans leurs maigres bagages. 

Avec leurs sacs débor­dant de capotes et de dépliants Trod (test rapide d’orientation diag­nos­tique du sida), les deux béné­voles ont fait une arri­vée remar­quée. Nous avons ins­tal­lé une table et trois chaises au milieu du hall afin de cap­ter les usa­gers à leur retour du tra­vail. « La pré­ven­tion vient à eux qui sont si loin de tout », a souf­flé Rosine*, la plus expé­ri­men­tée. Les deux femmes ont évo­qué l’essor de la pros­ti­tu­tion au foyer, de jeunes Africaines de l’Ouest y ciblant une clien­tèle esseu­lée pas vrai­ment rom­pue aux matchs de cul sur Tinder. Contrairement aux idées reçues, la plu­part des migrants sont expo­sés aux infec­tions sexuel­le­ment trans­mis­sibles dans le pays d’accueil et n’arrivent pas déjà conta­mi­nés. La pré­ca­ri­té, la dis­cri­mi­na­tion, la soli­tude n’invitent pas à se sou­cier de sa san­té sexuelle. Pour accro­cher les usa­gers, Rosine les invite à « par­ler san­té » sans citer le VIH, trop anxio­gène. Victoria*, l’autre mili­tante, tend une capote à un quin­qua en lui expli­quant que son âme est à l’intérieur : « Si tu retournes au pays et que tu conta­mines ta femme, elle ne te le par­don­ne­ra pas ! » L’adultère étant enté­ri­né, il conve­nait donc d’éjaculer dans une âme bien lubri­fiée pour expier au pur­ga­toire conju­gal. Leur côté évan­gé­liste en mis­sion était gênant, mais comme je jouais à l’extérieur, je l’ai bou­clée. « La lutte conti­nue, la lutte conti­nue », psal­mo­diait la prê­tresse Rosine, tout en ran­geant le maté­riel à disposition. 

Tous les dam­nés de la terre ont défi­lé dans le hall. Avec une base de fran­çais pimen­tée de lin­ga­la, d’un soup­çon d’arabe et de yaourt anglais, les deux char­gées de pré­ven­tion pou­vaient chas­ser le chlam (com­pre­nez : le chla­my­dia) jusque dans le trou du cul du monde. Un Algérien un peu las de sa jour­née nous a fait par­ta­ger sa tris­tesse d’avoir per­du son CDI. Il a refu­sé les capotes, sa baisse de reve­nus entraî­nant un dés­in­té­rêt des femmes à son égard. Victoria lui a rétor­qué, non sans malice, que l’argent éco­no­mi­sé lui per­met­tra d’envoyer des cadeaux à sa femme au pays. Très hété­ro­cen­trées, elles rap­pe­laient que pour « aller avec les femmes, il fal­lait mettre le condom pour se pro­té­ger du sida et des hépa­tites ». Comme je leur signa­lais que c’était aus­si valable pour les homo­sexuels, l’une d’elles m’a invi­té à la cen­sure devant les musul­mans. J’ai sen­ti, à son into­na­tion, qu’il ne fal­lait pas décon­ner avec Allah et que l’heure n’était pas au débat. Un très jeune Afghan s’exprimant en pach­toune a fait le plein de pré­ser­va­tifs sans avoir rien deman­dé. « Si tu veux une femme, il faut ça ! » lui a mar­te­lé Victoria en lui rem­plis­sant les poches. 

Le temps pas­sant, elles se sont faites plus auto­ri­taires, sur­tout avec un groupe de vieux Maghrébins en route pour la mos­quée.
« Ne rame­nez pas la mala­die au pays !
- Non, jamais ! J’ai quit­té le pays sans mala­die, j’y revien­drai sans.
- Aaah, c’est bien ! Hamdoulilah !
[Grâce à Dieu, ndlr] », ont-​elles répon­du en chœur, prêtes à toutes les conver­sions pour four­guer du condom. 

Elles m’ont expli­qué que, par pudeur ou par déni, les jeunes pros­ti­tuées étaient sur­nom­mées les « assis­tantes sociales », ouvrant donc pour leurs usa­gers le droit au RSS, le reve­nu de soli­da­ri­té sexuelle. Ces filles de pas­sage réclament sou­vent des pré­ser­va­tifs internes. « On en donne aus­si aux hommes afri­cains qui ont de gros trucs », m’ont-elles assu­ré. Comme je leur répon­dais en évo­quant le sté­réo­type de la poutre de Bamako dans le por­no, elles ont pouf­fé en me cer­ti­fiant, clin d’œil à l’appui, qu’il y avait un peu de véri­té dans les cli­chés. Ça m’a rap­pe­lé ce moment très Top Chef où un ado avait balan­cé à un autre que sa mère pou­vait « faire chauf­fer du maïs dans sa chatte » à force de prendre du gros calibre. Choquées par tant de vul­ga­ri­té, elles m’ont deman­dé s’il m’arrivait de me « laver les oreilles avant d’aller prier » ! J’ai signi­fié que je pré­fé­rais me faire du pop-​corn devant la télé. 

Victoria a inti­mé à l’un de ses frères congo­lais de ne pas « engros­ser une femme ici » sous peine d’action en jus­tice. « Que diraient ta femme et tes enfants au pays, si tu payais 120 euros de pen­sion à une autre ? » Je n’ai jamais su d’où elle sor­tait cette somme, mais ça sen­tait le vécu.

La pré­ven­tion de ter­rain à la sauce Victoria et Rosine ne s’embarrasse pas des dogmes édu­ca­tifs. Elles vont là où plus grand monde ne s’aventure, et même si la pré­ven­tion par la peur et les injonc­tions à la fidé­li­té offrent des résul­tats à très court terme, leur enga­ge­ment n’en est pas moins cou­ra­geux. Alors, mal­gré nos diver­gences, bokende bola­mu [bonne route] cama­rades ! Et gaffe aux poutres ! 

* Les pré­noms ont été modifiés.

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