Courir tue

110 cathy yerle karolina wojtas
© Karolina Wojtas

Depuis des années, pour évi­ter de rumi­ner petits et gros sou­cis, j’ai un excellent anti­dé­pres­seur : la course à pied. C’est comme ça que j’ai ren­con­tré Ludivine. Au stade. Au début, elle ne pou­vait pas dis­cou­rir et cou­rir en même temps sous peine d’étouffement, mais au fur et à mesure de notre ami­tié galo­pante, je lui ai appris à évi­ter l’asphyxie et les points de côté. Maintenant, elle parle. Elle est bio­lo­giste et elle bouillonne de culture. Sur l’environnement, la nature, les microbes, les mala­dies. Je l’appelle ma lan­ceuse d’alerte. 

L’été der­nier, elle a tout de suite repé­ré le grain de beau­té sur mon avant-​bras. Elle m’a expli­qué le méla­nome, la couche d’ozone trouée par l’industrialisation à outrance, le soleil deve­nu dan­ge­reux, les crèmes solaires au para­ben. Résultat des courses, en pleine cani­cule, on a trot­ti­né, le visage, les bras et les jambes enduits de crème bio plâ­treuse, telles deux dan­seuses de buto en casquette. 

De retour à la mai­son, j’observais conscien­cieu­se­ment mon grain de beau­té s’étaler et me dévo­rer le bras.

Durant l’automne, elle m’a tout appris sur les usines de pro­duits chi­miques qui explosent, leurs nuages qu’aucune fron­tière ne stoppe. Elle m’a par­lé de l’amiante, décrit le can­cer de la plèvre. Elle m’a racon­té les pes­ti­cides, les cen­trales nucléaires qui fuient de tous les côtés, la pol­lu­tion élec­tro­ma­gné­tique, les lob­bies phar­ma­ceu­tiques, des vins, du tabac, qui nous poussent au vice, à la consom­ma­tion, à l’addiction. Je voyais les cumu­lus empoi­son­nés s’amonceler au-​dessus de nos têtes.

Quand l’hiver est arri­vé, Ludivine a déployé sa science sur les virus. Elle les connaît tous. Les grippes aviaires, por­cines, le Sras, Ebola, Covid-​19… sans par­ler de la recru­des­cence de la tuber­cu­lose. Tout l’hiver, on a cou­ru avec un masque en bec de canard. Et mal­gré ça, je l’entendais quand même me hur­ler que c’est l’élevage indus­triel et le pro­duc­ti­visme déme­su­ré qui favo­risent l’émergence des virus. Et les punaises, t’as enten­du par­ler des punaises ? C’est endé­mique, même pan­dé­mique et ça résiste à tout trai­te­ment. Tu sais pourquoi ? 

C’est en accé­lé­rant pour essayer de ne plus l’entendre que j’ai eu mon pre­mier gros point de côté qui res­sem­blait drô­le­ment à un infarc­tus. J’arrivais même plus à par­ler. J’ai sen­ti que je m’étouffais. Du coup, je suis ren­trée à la mai­son. Pour me repo­ser, res­pi­rer. Et me grat­ter. J’ai appe­lé le doc­teur, il m’a juste trou­vée inquiète et fati­guée. Il a dit que c’était mieux que j’arrête la course pen­dant un moment.

Depuis que je suis pri­vée de foo­ting, Ludivine et son intel­li­gence me manquent, mais dès que je pense à elle, je suf­foque, m’autopalpe, regarde la cou­leur de mon caca, sens l’odeur de mon pipi, ou le contraire, je m’inspecte le blanc de l’œil et je res­sens des dou­leurs inter­cos­tales, sur­tout à gauche. 

Alors pour me déstres­ser, en avril, je nage. J’enchaîne tran­quille­ment les lon­gueurs, enfer­mée dans mon bon­net et mes lunettes her­mé­tiques, pois­son soli­taire dans mon aqua­rium, très loin de Ludivine, qui n’aime pas les pis­cines. Peut-​être parce que c’est poison ?

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