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© Besse

« On a peur de ce que les gens feraient sur leur temps libre s’ils en avaient plus »

Pour la phi­lo­sophe Céline Marty1, la socié­té valo­rise beau­coup trop le tra­vail. Depuis Kant, la contrainte qu’il induit est consi­dé­rée comme for­ma­trice de notre volon­té et de notre liber­té. Et si ses ver­tus éman­ci­pa­trices étaient un leurre ?

Causette : Que vous ins­pire la place qu’occupe aujourd’hui le tra­vail dans nos vies ? 
Céline Marty : Cette place est bien trop cen­trale ! On lui consacre plus de temps, d’énergie et d’attention qu’à n’importe quelle autre acti­vi­té, notam­ment de loi­sir. Sans comp­ter sa dimen­sion exis­ten­tielle : le tra­vail nous défi­nit en tant qu’individu et nous intègre socia­le­ment. À la tra­di­tion­nelle ques­tion « Tu fais quoi dans la vie ? », le métier est la pre­mière réponse… Quant à celles et ceux qui ne tra­vaillent pas au sens mar­chand du terme, ils sont consi­dé­rés comme des « inac­tifs » ! 
La ques­tion du choix du métier arrive d’ailleurs très tôt lorsqu’on demande aux enfants ce qu’ils « ont envie de faire plus tard ». Ensuite, les jeunes adultes devront s’orienter sans traî­ner. C’est un enjeu d’autant plus fort que les recon­ver­sions coûtent cher et sont dif­fi­ciles. On leur conseille de choi­sir une for­ma­tion qui a « des débou­chés », garante de l’employabilité, ce qui favo­rise les for­ma­tions d’ingénieurs ou de com­mer­ciaux, tan­dis que la culture et les sciences humaines sont jugées inutiles, parce qu’elles n’ont pas d’appli­cations ­éco­no­miques et ren­tables immé­dia­te­ment. Cette cen­tra­li­té est notam­ment due à notre sys­tème de pro­tec­tion sociale : nous avons besoin d’un emploi décla­ré et rému­né­ré pour pou­voir béné­fi­cier de ­l’assurance-maladie, des allocations-​chômage et d’une pen­sion de retraite. 

Le sys­tème édu­ca­tif joue-​t-​il un rôle dans la valo­ri­sa­tion du tra­vail ?
C. M. : Tout à fait. C’est d’ailleurs en débat depuis les débuts de l’école publique. En 1871, après la défaite de la France face à l’Allemagne, l’idée cir­cule que les Français auraient per­du parce qu’ils n’avaient pas d’aussi bons ingé­nieurs que les Allemands. À par­tir de ce moment-​là, on inves­tit sur les élites éco­no­miques, scien­ti­fiques et poli­tiques, dans la pers­pec­tive de for­mer de bons sol­dats et de bons tra­vailleurs. Cette concep­tion uti­li­ta­riste de l’éducation est défen­due depuis la IIIe République par des par­tis sou­cieux de déve­lop­per la com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique de la main‑d’œuvre. Elle s’oppose à l’idéal de for­ma­tion d’un citoyen éclai­ré de Condorcet2 ou de Guizot3

Le tra­vail est aus­si une valeur morale…
C. M. : C’est vrai même si, pen­dant long­temps, le tra­vail n’a pas été une acti­vi­té valo­ri­sée en soi. Les nobles de la cour de Louis XIV, par exemple, ne cher­chaient pas à tra­vailler et ils n’avaient pas honte de cette situa­tion. La place que concède par ailleurs le catho­li­cisme à cette acti­vi­té est ambi­guë : elle nous rend dis­po­nibles à Dieu, en occu­pant nos mains pen­dant que notre esprit s’élève, et en même temps, c’est le péché ori­gi­nel qui nous a condam­nés à tra­vailler. Ça change avec le pro­tes­tan­tisme, qui se met à faire du tra­vail une valeur morale – ce dont on hérite aujourd’hui. 
Au XVIIIe siècle, Kant ano­blit le concept qui était aupa­ra­vant réser­vé aux acti­vi­tés bas­se­ment maté­rielles d’une caté­go­rie infé­rieure de la popu­la­tion en l’élargissant aux acti­vi­tés intel­lec­tuelles, comme Hegel après lui. Pour ce phi­lo­sophe, le tra­vail per­met de déve­lop­per les capa­ci­tés spé­ci­fi­que­ment humaines et de réfré­ner nos pul­sions ani­males. Sans lui, les humains seraient des ani­maux fai­néants ou indis­ci­pli­nés, inca­pables de réa­li­ser leur poten­tiel. Cette idée que la contrainte du tra­vail est for­ma­trice de notre volon­té et de notre liber­té perdure. 

Vous écri­vez que le tra­vail est « intrin­sè­que­ment coer­ci­tif ». Tout tra­vail est donc alié­nant ?
C. M. : Il y aura tou­jours des contraintes liées à cette acti­vi­té et des rela­tions de pou­voir qui se jouent. Ce qui n’empêche pas d’améliorer ses condi­tions à la marge ! C’est mieux si votre mana­ger ne vous met pas une pres­sion en fonc­tion d’impératifs de pro­duc­ti­vi­té, pour autant, on ne fera jamais du tra­vail une acti­vi­té com­plè­te­ment libé­rée et éman­ci­pa­trice. Quoiqu’on en dise, même à gauche… 
Marx, qui est le pre­mier à cri­ti­quer les rap­ports de force au sein du sys­tème de pro­duc­tion, le fai­sait déjà au nom d’un tra­vail non alié­né. La cri­tique la plus à gauche pré­sup­pose tou­jours qu’il y a un tra­vail épa­nouis­sant vers lequel on pour­rait tendre. Si bien que face à la réa­li­té, cer­tains pro­posent aujourd’hui de réen­chan­ter le tra­vail en amé­lio­rant les condi­tions pra­tiques de son exer­cice et en lui redon­nant du sens pour épa­nouir les tra­vailleurs. Mais c’est encore une manière de nour­rir cette « folie qui nous épuise », selon les mots de Paul Lafargue4 ! Cet hori­zon d’émancipation est une chi­mère qu’on pré­sente aux gens pour mieux leur faire accep­ter des réa­li­tés dif­fi­ciles. Rares sont ceux qui osent cri­ti­quer radi­ca­le­ment cet outil qui per­met de faire en sorte que tout le monde se lève le matin sans faire de vagues. On a peur de ce que les gens feraient sur leur temps libre s’ils en avaient plus !

Pourquoi ?
C. M. : Si les gens tra­vaillent moins, on pré­sup­pose qu’ils pas­se­ront leur jour­née à consom­mer à tort et à tra­vers. En réa­li­té, plus on tra­vaille, plus on consomme, car on a besoin d’acheter des mar­chan­dises qu’on n’a pas le temps de pro­duire nous-​mêmes. On se fait moins à man­ger, par exemple. On délègue aus­si davan­tage la garde des enfants. La réduc­tion du temps de tra­vail s’inscrit dans un pro­jet de démar­chan­di­sa­tion des acti­vi­tés. 
Ne plus se sen­tir dépen­dant d’un emploi du temps qu’on n’a pas choi­si, c’est aus­si une manière de reprendre le pou­voir sur notre vie. Mais il y a aus­si urgence à moins faire, pour réduire notre empreinte car­bone. On se concentre sur la consom­ma­tion en disant qu’il faut man­ger moins de viande, mais cet aspect éco­lo­gique est invi­sible. On ne dit pas assez com­bien le tra­vail est destructeur.

  1. Professeure agré­gée de phi­lo­so­phie et autrice de Travailler moins pour vivre mieux. Guide pour une phi­lo­so­phie anti­pro­duc­ti­viste (éd. Dunod, 2021).[]
  2. Inventeur de la notion d’instruction publique.[]
  3. Ministre de l’Instruction publique qui a fait voter la loi de 1833 ins­tau­rant un ensei­gne­ment pri­maire public et gra­tuit.[]
  4. Paul Lafargue est consi­dé­ré comme l’un des ini­tia­teurs du mar­xisme en France. Il a signé un essai sur le Droit à la paresse (1880).[]
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