La Quinta Ghost
© M. Gortemiller

Mortelle Saint-​Valentin

Mes voi­sins, les Latour, s’aiment depuis des années. Exemplairement. Sous les yeux, envieux, de toutes et tous. Tant et si bien que je les appelle les Lamour. 

Ce soir, je rentre à la mai­son, la goutte au nez, le carac­tère à fleur de nerfs. Je croise sur le palier Solange Latour, sou­riante et aus­si fraîche que si elle sor­tait d’un fri­go, per­chée sur ses jolies bot­tines en daim. Son Didier, le ventre ceint d’un tablier de ‑cuis­tot, lui ouvre la porte et l’enlace. Les Lamour se séparent peu. Ils ont créé leur start-​up fami­liale, une réus­site en marche, à l’image de leur couple idéal. 

Une fois chez moi, je les ima­gine ten­dre­ment enla­cés sur le cana­pé pen­dant que je me débats avec mes godillots en consta­tant que le champ de bataille du matin est en l’état et que Chéri fait un sudo­ku dans les toi­lettes alors que j’ai une envie de faire pipi qui me vrille la ves­sie. Je hurle que, si ça dure, je vais aller pis­ser chez les Lamour et il aboie que, si je ne suis pas contente, je peux même aller y vivre ! Je me sers un verre de rouge et j’attends en m’anesthésiant que Chéri ait fini de faire caca. Quand il sort, je suis au bord de l’explosion urinaire. 

Il désa­morce : « Après le pipi, on va chez Gino ? » Et nous voi­là au coin de la rue devant notre res­to pré­fé­ré, blin­dé pour cause de Saint-Valentin. 

Ça sent la bou­gie et de gros cœurs rouges dégou­linent le long des murs jusque sur les tables. Je râle tout fort en disant que cette fête est un sale coup du patriar­cat pour ache­ter la paix des ménages. Le patron, jovial, nous indique une table sans cœur dans un coin et dit : « Asseyez-​vous là, c’est la table du MLF. » Ça ne me fait pas du tout rire, mais je sépare l’homme du piz­zaio­lo, parce que j’adore sa « quatre saisons ».

Après avoir dégus­té ma piz­za en regar­dant mon com­pa­gnon englou­tir la sienne à grands bruits de bouche, je lance la conver­sa­tion. Il m’écoute. Muet, mais gen­til. Ça m’énerve. Moi, je veux qu’il parle. Peut-​être qu’il aime­rait que je me taise. Je lui dis qu’on a du mal à com­mu­ni­quer, que les Lamour, eux, ils n’ont pas lais­sé le silence s’installer, qu’ils ont des pro­jets ensemble. Il me dit qu’ils sont exac­te­ment la cari­ca­ture du couple que je n’aimerais pas être. Je rétorque que, nous aus­si, on est une cari­ca­ture. De vieux couple. Bref, quand le tira­mi­su arrive, j’ai les yeux qui brûlent et il a les lèvres verrouillées. 

Heureusement, le petit limon­cel­lo du patron nous adou­cit, nous récon­ci­lie et nous repar­tons réchauf­fés dans les rues gla­cées, les corps pres­sés de se retrou­ver sous la couette autour d’un pro­jet commun. 

Mais au pied de l’immeuble, des gyro­phares éclairent un attrou­pe­ment autour d’une forme au sol. Les bot­tines de Solange me sautent aux yeux. Elles dépassent de la cou­ver­ture de sur­vie. Tétanisée, j’écoute un voi­sin nous racon­ter que c’est Didier qui l’a balan­cée par la fenêtre, que Solange avait déjà dépo­sé plu­sieurs mains cou­rantes. Mais qu’aucune ne s’était ten­due. Et nous, nous n’avions rien entendu. 

Ce soir, blot­tis sur notre cana­pé au beau milieu du désordre de notre vie, nous avons pleu­ré en c(h)œur sur l’amour… Solange Lamour.

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