Mes voisins, les Latour, s’aiment depuis des années. Exemplairement. Sous les yeux, envieux, de toutes et tous. Tant et si bien que je les appelle les Lamour.
Ce soir, je rentre à la maison, la goutte au nez, le caractère à fleur de nerfs. Je croise sur le palier Solange Latour, souriante et aussi fraîche que si elle sortait d’un frigo, perchée sur ses jolies bottines en daim. Son Didier, le ventre ceint d’un tablier de ‑cuistot, lui ouvre la porte et l’enlace. Les Lamour se séparent peu. Ils ont créé leur start-up familiale, une réussite en marche, à l’image de leur couple idéal.
Une fois chez moi, je les imagine tendrement enlacés sur le canapé pendant que je me débats avec mes godillots en constatant que le champ de bataille du matin est en l’état et que Chéri fait un sudoku dans les toilettes alors que j’ai une envie de faire pipi qui me vrille la vessie. Je hurle que, si ça dure, je vais aller pisser chez les Lamour et il aboie que, si je ne suis pas contente, je peux même aller y vivre ! Je me sers un verre de rouge et j’attends en m’anesthésiant que Chéri ait fini de faire caca. Quand il sort, je suis au bord de l’explosion urinaire.
Il désamorce : « Après le pipi, on va chez Gino ? » Et nous voilà au coin de la rue devant notre resto préféré, blindé pour cause de Saint-Valentin.
Ça sent la bougie et de gros cœurs rouges dégoulinent le long des murs jusque sur les tables. Je râle tout fort en disant que cette fête est un sale coup du patriarcat pour acheter la paix des ménages. Le patron, jovial, nous indique une table sans cœur dans un coin et dit : « Asseyez-vous là, c’est la table du MLF. » Ça ne me fait pas du tout rire, mais je sépare l’homme du pizzaiolo, parce que j’adore sa « quatre saisons ».
Après avoir dégusté ma pizza en regardant mon compagnon engloutir la sienne à grands bruits de bouche, je lance la conversation. Il m’écoute. Muet, mais gentil. Ça m’énerve. Moi, je veux qu’il parle. Peut-être qu’il aimerait que je me taise. Je lui dis qu’on a du mal à communiquer, que les Lamour, eux, ils n’ont pas laissé le silence s’installer, qu’ils ont des projets ensemble. Il me dit qu’ils sont exactement la caricature du couple que je n’aimerais pas être. Je rétorque que, nous aussi, on est une caricature. De vieux couple. Bref, quand le tiramisu arrive, j’ai les yeux qui brûlent et il a les lèvres verrouillées.
Heureusement, le petit limoncello du patron nous adoucit, nous réconcilie et nous repartons réchauffés dans les rues glacées, les corps pressés de se retrouver sous la couette autour d’un projet commun.
Mais au pied de l’immeuble, des gyrophares éclairent un attroupement autour d’une forme au sol. Les bottines de Solange me sautent aux yeux. Elles dépassent de la couverture de survie. Tétanisée, j’écoute un voisin nous raconter que c’est Didier qui l’a balancée par la fenêtre, que Solange avait déjà déposé plusieurs mains courantes. Mais qu’aucune ne s’était tendue. Et nous, nous n’avions rien entendu.
Ce soir, blottis sur notre canapé au beau milieu du désordre de notre vie, nous avons pleuré en c(h)œur sur l’amour… Solange Lamour.