Depuis quelques jours, le mouvement “Blockout” appelle à bloquer massivement les influenceur·euses et célébrités qui ne prennent pas position pour la cause palestinienne. Décryptage avec la doctorante en sciences de la communication, Anaëlle Gonzalez.
Guillotine numérique ou révolte digitale ? Voici quelques jours maintenant que la presse française s’est emparée du mouvement Blockout2024. Né sur TikTok début mai, le hashtag désigne le fait d’appeler à boycotter et à bloquer massivement, sur les réseaux sociaux, des influenceur·euses et personnalités publiques, car elles et ils ne prennent pas, ou pas suffisamment, position publiquement pour la cause palestinienne et la situation humanitaire catastrophique à Gaza notamment. Concrètement, on leur reproche leur manque d’engagement et leur déconnexion.
Tout est parti d’une petite référence balancée sur le tapis rouge du Met Gala, le 6 mai dernier à New York, aux États-Unis. Date qui coïncide avec le lancement de l’offensive de l’armée israélienne sur Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, après l’échec d’un accord de trêve entre le Hamas et le gouvernement de Netanyahou. L’offensive sur cette ville, jusqu’ici relativement épargnée par les bombardements, qui avait servi d’ultime refuge pour les Palestinien·nes du nord de l’enclave, a soulevé l’indignation sur les réseaux sociaux. Une indignation décuplée lorsque l’influenceuse américaine, Haley Kalil, dans un costume fleuri en clin d’œil à Marie-Antoinette, publie une vidéo sur TikTok avant son arrivée sur le red carpet du Met Gala. On la voit costumée reprendre les paroles d’un son viral sur le réseau social : “Let them eat cake” (Qu’ils mangent de la brioche), en référence à la célèbre phrase que la légende attribue à la reine de France – qui l’aurait prononcé face à la foule affamée qui marchait sur Versailles.
"Pas d'engagement, pas d'argent"
La vidéo d’Haley Kalil, supprimée depuis, provoque immédiatement la polémique. Certain·es de ses abonné·es établissent un parallèle entre le mépris de cette phrase et le contexte de Rafah. Les réseaux sociaux s’embrasent, TikTok en tête. D’autant plus que le Met Gala, où se retrouvent des personnes triées sur le volet ou pouvant se permettre de dépenser 15 000 dollars pour y assister, est souvent qualifié d’élitiste, soulignant les inégalités de richesse. Haley Kalil supprime sa vidéo, mais trop tard, sa tête est mise à prix numériquement.
Sur les réseaux sociaux, plusieurs comptes américains dressent ainsi des listes de personnalités qu’il faudrait boycotter et bloquer pour leur inaction. Sur le compte X, BlockoutNOW, l’acteur de Friends, David Schwimmer, est ainsi jugé “complice” de la situation à Gaza. Tout comme le phénomène planétaire Taylor Swift, l’acteur Timothee Chalamet ou le footballeur Cristiano Ronaldo. À chaque post, le compte anonyme indique les différents réseaux sociaux des célébrités à bloquer et mentionne cette phrase : “Nous n’avons pas besoin d’eux, ils ont besoin de nous. Pas d’engagement, pas d’argent.”
"Le silence n'est pas d'or”
Après les États-Unis, la France n’a pas tardé à rejoindre le mouvement. Le 13 mai, le compte Instagram, Blockout2024France publie sa première vidéo dans laquelle la militante et influenceuse Zazem – qui gère la communication du compte – revient sur le concept : “C’est un mouvement de boycott des célébrités qui ne se sont pas exprimées au sujet de la Palestine et qui tirent leur popularité et leurs revenus des réseaux sociaux et de l’attention que leurs fans leur donnent […] Un mouvement de pression qui vise à démontrer que le silence n’est pas d’or.” Pour elle, la visibilité et la popularité des personnalités publiques doivent s’accompagner “d’une responsabilité”. Zazem le dit dans sa vidéo explicative : il ne s’agit pas seulement de se désabonner d’une personnalité. Il faut les bloquer. “En les bloquant, on empêche les algorithmes de proposer leur contenu et leur publicité.” Bloquer un·e influenceur·euse réduirait son audience et donc ses revenus.
Le compte Instagram, qui compte aujourd’hui près de 33 000 abonné·es, propose une liste de 120 personnalités françaises à bloquer – la liste s’allonge de jour en jour. On y retrouve l’influenceuse Elise Goldfarb, des journalistes comme Hugo Clément ou Léa Salamé, des acteur·rices comme Géraldine Nakache, Pierre Niney ou Tomer Sisley, les chanteurs Jul et Soprano, des personnalités politiques comme Raphaël Glucksmann et une myriade de candidat·es de téléréalité à l’instar de Carla Moreau, Julien Tanti ou Jessica Thivenin.
Influenceur·euses, nouveaux médias ?
L'ampleur du mouvement s’explique par de nouveaux canaux d’information, selon Anaëlle Gonzalez, doctorante en sciences de la communication à la School for Mass Communication Research de Belgique. “Les influenceurs et les réseaux sociaux en général sont maintenant une des sources principales de consommation de l’information, surtout pour les jeunes, explique-t-elle. Ils ont une attente vis-à-vis de ces influenceurs, notamment une responsabilité morale. Ils attendent qu’ils utilisent leurs réseaux pour plaider en faveur de la justice sociale par exemple.”
Et au vu de la popularité du hashtag sur X, le mouvement Blockout2024 semble avoir trouvé un écho. “Trop bien cette action ! Ça me donne ENFIN l’impression d’agir un ptit peu et d’avoir un minuscule pouvoir d’influence. Je jubile à l’idée de savoir qu’ils paniquent à voir leur portefeuille se vider, la seule chose qui touchent (sic) les gens : l’argent. Et là on est tellement massifs à travers le monde que LÀ on va avoir un impact ! ” réagit par exemple une internaute sous la vidéo explicative de Zazem.
Le mouvement Blockout permettrait donc de pouvoir symboliquement prendre part à une action collective. “Signaler qu’on a bloqué quelqu’un et pas seulement qu’on s’est désabonné, c’est fort, souligne Anaëlle Gonzalez. Bloquer, c’est une expression plus forte de sa position morale que de ne rien faire ou juste ne pas suivre la personne sur les réseaux sociaux.” Cet activisme en ligne serait d’ailleurs, selon la doctorante, propre à la génération Z (née entre 1997 et 2010). “Elle a le plus faible taux de participation politique, rappelle-t-elle. Leur mobilisation est différente, elle se base davantage sur l’expression de soi et de l’identité de ses valeurs.”
Cibler le silence
Autre point : là, où auparavant on ciblait une personne pour ses propos problématiques, sexistes, racistes ou transphobes dans une perspective de cancel culture, là où on dénonçait le racisme systémique avec le mouvement Black Lives Matter ou les violences sexistes et sexuelles avec #MeToo, on cible désormais le silence. “C’est un mouvement massif contre le silence, observe Anaëlle Gonzalez. Le silence et le manque de prise de position sont aussi considérés comme des prises de position. J’ai l’impression que c’est à mi-chemin entre la cancel culture et l’acte de consommation politique, lorsque les personnes boycottent des produits par exemple fabriqués par des esclaves ouïghours. Là, on a une sorte de boycott de produits médiatiques qui sont les influenceurs et les célébrités.”
On connaissait en effet jusqu’à présent le mouvement international Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS). Lancé en 2005 par des militant·es propalestinien·nes, il vise à pousser les consommateur·rices à ne pas acheter de produits manufacturés en Israël ou dans les colonies, à mener des actions de lobbying auprès des gouvernements, institutions et entreprises pour qu’elles cessent d’investir en Israël et enfin à appeler à sanctionner économiquement l’État hébreux.
Conséquences ?
En cela, le boycott d’individus par leur silence est donc une première. Mais cela pose une question : peut-il vraiment avoir des conséquences sur l’audience et les revenus des personnes ciblées et donc sur la situation humanitaire à Gaza ? D’après le site Hype Auditor, consulté par Causette, qui permet de mesurer l’audience, Kim Kardashian a perdu presque 876 000 abonné·es en trente jours sur Instagram. Quant à Selena Gomez, elle aussi épinglée par le hashtag, elle a perdu plus d’un million de follower·euses sur la plateforme. Mais difficile de pouvoir corroborer un lien de cause à effet.
En France, le compte TikTok de Lena Situation a par exemple gagné 60 000 abonné·es alors qu’elle a été épinglée par le mouvement. A l’inverse, Macklemore, qui s’est positionné sur la situation en publiant une chanson en solidarité avec la Palestine début mai, a gagné, lui, des dizaines de milliers d’abonné·es. Mais là encore, difficile d’établir un lien sans une recherche scientifique plus poussée. Anaëlle Gonzalez rappelle d'ailleurs que les conséquences du blocage diffèrent selon le poids des personnes ciblées. “Certains influenceurs sont complètement dépendants financièrement de leur audience et des partenariats avec des marques. Pour eux, ça peut effectivement être un risque financier, dit-elle. Après, quand il s’agit de célébrités très établies financièrement, il y a très peu de risques à ce niveau-là.”
Responsabilité morale
Pour le compte Instagram Blockout2024France, en revanche, “la mobilisation collective et populaire produit les effets escomptés”. Hier, jeudi 16 mai, le compte a ainsi annoncé le déblocage de l’humoriste Redouane Bougheraba. “Nous apprécions la réaction de l’humoriste qui a aujourd’hui réaffirmé auprès de notre équipe son engagement pour la Palestine”. Une rédemption “à une condition” toutefois. “Nous attendons qu’il réaffirme cet engagement encore plus clairement auprès de son audience”, écrit le compte qui demande “une publication permanente plutôt qu’une story”. Il attend également que l’humoriste “saisisse l’occasion des multiples interviews grand public qu’il donne pour rappeler l’actualité du génocide”.
Les soutiens du mouvement Blockout mettent en avant la responsabilité morale des influenceur·euses et plus largement des personnalités publiques ayant un poids médiatique. Plus qu’une responsabilité d’ailleurs, ces dernier·ères ont, pour elles et eux, un devoir de se positionner sur la catastrophe humanitaire à Gaza. “Il y a sûrement des obligations éthiques, surtout dans une situation telle que le génocide en cours à Gaza mais sans créer du contenu, ça peut être aussi relayer du contenu d’experts légitimes à se prononcer sur le sujet ”, observe Anaëlle Gonzalez. “Beaucoup d'influenceurs restent aussi silencieux, parce que quand ils s'expriment, ça tourne au harcèlement, ajoute la doctorante. Ils reçoivent des violences quand ils s'expriment politiquement, donc c'est un peu difficile pour eux de trouver un juste milieu entre s'exprimer mais aussi subir un backlash quand on s'exprime à ce niveau-là” Zazem, à l’initiative du compte Blockout2024France, se défend d’avoir lancé “une chasse aux sorcières”. Il s’agit “d’une révolte digitale”, explique-t-elle dans sa vidéo.
Activisme en ligne
Pour Anaëlle Gonzalez, il faut cependant faire attention à différencier l’activisme dans la vie réelle de l’activisme en ligne. “Certaines personnes vont manifester, donner de l’argent mais n’en parleront pas sur les réseaux sociaux car elles peuvent penser que ce n’est pas un endroit adéquat pour le faire”, explique Anaëlle Gonzalez qui pointe un phénomène récent et nouveau : l’obligation d’une cohérence entre ce que l’on poste sur les réseaux sociaux et les valeurs morales et politiques que l’on défend. “Les gens ont de plus en plus la croyance que ce qu’on poste sur les plateformes doit être une représentation de notre identité, souligne-t-elle. Et que si on ne poste rien sur les réseaux sociaux, c’est que notre engagement n’existe pas.”
La doctorante note aussi la difficulté de prendre position lorsqu’on n’a pas le bagage intellectuel pour le faire. “Le conflit israélo-palestinien, c’est un des conflits les plus complexes et les plus difficiles à comprendre, souligne-t-elle. Je peux entendre que des personnes ne veulent pas s’exprimer, car elles ne se sentent pas assez informées pour le faire.” L’autre danger, relève-t-elle, c’est la désinformation. “Les influenceurs sont aussi critiqués, car ils simplifient et suppriment parfois la nuance sur des sujets politiques qui ne peuvent être compris que par leur nuance justement. Cela peut avoir des effets plutôt négatifs que positifs finalement.”
Propos antisémites
C’est le cas de l’influenceuse Kenza Benchrif, plus connue sur les réseaux sous le nom de Poupette Kenza. Interpellée par sa communauté sur le conflit israélo-palestinien et le boycott d’Israel, elle a récemment tenu un discours antisémite sur son compte Instagram, où elle est suivie par plus d’un million de personne. “Je vous le dis, au moins c’est clair et net, je suis une pro-palestinienne, je ne travaille pour aucune personne sioniste ou juive, a‑t-elle déclaré, mercredi 15 mai, face caméra en story. […] Je n’ai aucun partenaire, aucun agent qui est juif ou quoi que ce soit.” Des propos antisémites qui ont fait l’objet de nombreux signalements d’internautes. “L’influenceuse Poupette Kenza qui décide de prendre la parole concernant le conflit israélo-palestinien, car elle craint d’être ‘boycottée’, tient des propos honteux à la limite de l’antisémitisme. En quoi c’est mal d’avoir des amis ou des collègues juifs ?”, commente une internaute sur X.
Son compte Instagram a été suspendu quelques heures et la ministre chargée de la lutte contre les discriminations et de l’égalité entre les femmes et les hommes, Aurore Bergé, a indiqué que la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) avait saisi la justice à sa demande. “Face à l’antisémitisme, tolérance zéro”, a rappelé la délégation sur X. Jeudi, l’influenceuse a pu de nouveau accéder à son compte Instagram pour poster une nouvelle story. “Je ne suis pas antisémite. Je me suis mal exprimée et je m’en excuse. Juif ne veut pas dire sionisme, voilà pourquoi il est délicat de prendre la parole devant des millions de personnes”, a‑t-elle déclaré. Ce vendredi 17 mai, son compte Instagram était de nouveau suspendu. Reste à voir les conséquences que cette suspension pourrait avoir sur ses revenus.
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