La chro­nique du Dr Kpote : poing et spé­cu­lum levés

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une ving­taine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addic­tives. Ce mois-​ci, il raconte le fémi­nisme à leur corps défen­dant de jeunes filles vénères.

121 kpote ©Pavlo Borshchenko
© Pavlo Borshchenko

"Ce jour-​là, j’intervenais dans une classe de seconde dans un quar­tier popu­laire de la petite cou­ronne. Elle est arri­vée en retard, du haut de ses 15 ans, les che­veux pla­qués aus­si noirs que son regard, le masque sur le men­ton, un chewing-​gum fai­sant val­ser ses maxil­laires. Sûre de son fait, elle m’a épar­gné les excuses bidon d’usage et nous a gra­ti­fiés d’un large sou­rire, expres­sion hau­te­ment sédi­tieuse en période de dépres­sion virale. La prof l’a reca­drée sur le bon port du masque, qu’elle a remon­té pour quelques secondes, son nez refu­sant de s’y coller.

Comme j’évoquais les inéga­li­tés dans la sexua­li­té, elle s’est lan­cée sans même s’échauffer, affir­mant que c’était les femmes qui étaient les plus dis­cri­mi­nées. Une réa­li­té qu’elle avait inté­grée et que son frère n’oubliait pas de lui rap­pe­ler, depuis ce jour où on l’avait décla­rée de « sexe fémi­nin » sur le livret de famille. 

L’assignation du genre à la nais­sance en fonc­tion des organes géni­taux, on était jus­te­ment en train d’en cau­ser. « Si le bébé a un pénis, la sage-​femme annonce… » Toute la classe a répon­du d’une seule voix « un gar­çon ». Par contre, comme sou­vent, elle a buté sur l’appellation de l’appareil géni­tal fémi­nin. « Un vagin – Une chatte – Un trou… » Les approxi­ma­tions ont fusé de toute part. « Contrairement aux gar­çons, on voit rien », a dit une fille. Souvent, dans les repré­sen­ta­tions des jeunes, la fente s’efface devant l’appendice plus expan­sif du mâle. Devant moi, une fille aux longs che­veux fri­sés, la quin­zaine, a cla­shé : « On a une vulve, les meufs ! Le vagin est à l’intérieur ! » Le mot « vulve », seul·es deux d’entre elles et eux en avaient enten­du par­ler. J’imagine déjà les profs de SVT en train de bouf­fer leur pro­gramme de qua­trième et leur cli­to­ris 3D ! 

Comme on évo­quait ensuite les pro­jec­tions nor­ma­tives des parents dès l’assignation du nour­ris­son, la rebelle du masque a tiqué sur la danse clas­sique pour son futur gar­çon. Elle crai­gnait qu’entre deux entre­chats les autres lui attri­buent une chatte. Elle ne vou­lait pas qu’il subisse la pres­sion dans la rue en se bala­dant en col­lant et tutu. Aussi, elle a pré­fé­ré se pro­je­ter en train de le dépo­ser en short et cram­pons au stade. Comme je la trou­vais aus­si fémi­niste que le père de Billy Elliot, elle s’est embal­lée : « Les fémi­nistes, elles abusent ! Elles veulent plus que l’égalité ! » Sa voi­sine a sou­li­gné que cer­taines étaient « grave gênantes » avec leurs seins peints.

Paradoxalement, cette cri­tique des reven­di­ca­tions mam­maires a fait bon­dir « Madame Elliot ». Elle a rap­pe­lé à sa voi­sine les étés pas­sés à la base de loi­sirs avec le ser­vice jeu­nesse, où les mecs se met­taient torse nu, tran­quillou ! « Toi, tu met­tais un petit haut et un short et ils te trai­taient de putes. Ces meufs, elles, assument la provocation. »

J’ai fait réfé­rence aux fameux tétons de la dis­corde, cen­su­rés uni­que­ment au fémi­nin sur les réseaux. Dans un éclat de rire, le masque tou­jours sous le men­ton, elle a iro­ni­sé sur le côté sexy d’un petit mame­lon de gar­çon dur­ci par le froid. Son voi­sin a rou­gi, désta­bi­li­sé, car l’érotisme avait chan­gé de camp. Elle avait un avis affû­té sur tout, même sur le décro­chage sco­laire, mas­sif chez les mecs : « Ils font rien de leur vie et, après, ça les dérange que leurs femmes gagnent plus qu’eux. » J’ai cité Édouard Louis dans Qui a tué mon père : « Abandonner l’école était une ques­tion de mas­cu­li­ni­té pour toi, c’était la règle du monde où tu vivais. […] Il n’y avait que les filles et les autres, ceux qui étaient sus­pec­tés d’avoir une sexua­li­té déviante, pas nor­male, qui accep­taient de se sou­mettre aux règles de l’école. »

Des mecs sor­tis du cir­cuit, ils et elles en connais­saient tous et toutes. Si ces anarcho-​hétéros pre­naient plai­sir à faire péter le cadre, c’est bien parce qu’on les y inci­tait depuis leur plus tendre enfance. Ils se pre­naient au jeu, mais beau­coup finis­saient par le regret­ter. Ils étaient éga­le­ment les vic­times de tout un sys­tème édu­ca­tif à revoir. 

On a par­lé aus­si de l’effacement des femmes dans l’espace public, sur­tout la nuit. « Si les super­mar­chés étaient ouverts la nuit, crois-​moi que les mecs nous lais­se­raient sor­tir », a signa­lé l’une des filles. Entre chiennes et louves, pour avoir la paix, les femmes devraient tou­jours se bala­der avec leurs Caddy ! Au rayon répu­ta­tion, elles ne seraient pas sus­pec­tées d’avoir per­du leur vir­gi­ni­té. C’est curieux d’ailleurs comme les des­tins gen­rés s’opposent sur cette question-​là : le puceau doit s’en débar­ras­ser le plus vite pos­sible, alors que la pucelle, elle, doit tout mettre en œuvre pour le rester.

Comme l’une d’elles deman­dait si un tam­pon pou­vait « dévier­ger », la scien­ti­fique d’un jour lui a répon­du que cer­taines femmes « n’avaient pas d’hymen et qu’elles en mou­raient ». Elle a ajou­té : « Dans cer­taines com­mu­nau­tés, on rentre un mou­choir dans le vagin de la fille. S’il n’y pas de sang, elles sont lyn­chées. Il y a des pays qui pra­tiquent l’excision, d’autres où on apla­tit les seins. On apprend aux filles à faire plai­sir à mon­sieur. On ne leur apprend rien sur leur sexua­li­té, on ne leur dit pas qu’elles ont un cli­to­ris ! Moi, ça m’énerve ! »

Quelle satis­fac­tion de la voir aus­si remon­tée ! Trop de jeunes se résignent face à des inéga­li­tés qu’ils et elles jugent immuables. La colère peut être salu­taire, deve­nir moteur de chan­ge­ment. Je leur ai dit qu’elles n’étaient plus seules, qu’une géné­ra­tion de jeunes femmes mili­tantes, éclai­rées par les nom­breux ouvrages sur la sexua­li­té, par la mul­ti­tude de comptes Instagram, était en train d’émerger. La fille aux che­veux pla­qués a quand même eu un petit coup de déprime et a soli­lo­qué : « Tu ne donnes pas ton Snap, on t’insulte. Tu vas dans une base de loi­sirs t’éclater, on t’insulte. Tu te mets en culotte au lieu d’être en short à Aquaboulevard, on t’insulte. Tu sors la nuit, on t’insulte ! Tu veux te marier et t’es pas vierge, per­sonne ne veut de toi ! Et on appelle ça le pays de la liber­té et de l’égalité ! »

J’ai sen­ti que face à tant d’adversité, il fal­lait poser des actes pour ne pas sombrer.

« Pourquoi vous ne feriez pas un col­lage dans votre quar­tier, genre “lâchez-​nous l’utérus !” ? ai-​je proposé.

– Les mecs vont brû­ler nos feuilles ! 

– Pas grave, vous recol­le­rez le len­de­main et ça fera son che­min. » 

J’ai évo­qué la mémoire col­lec­tive qui se construit dans les luttes pour résis­ter à la cen­sure. Au mot « mémoire », tou­jours dans ses pen­sées médico–sociales, la fille aux che­veux bou­clés a expli­qué aux autres que des femmes pou­vaient souf­frir de vagi­nisme, rétrac­tant incons­ciem­ment leurs muscles autour du vagin par peur de la péné­tra­tion. Même en étant consen­tants et en éprou­vant du désir, leurs corps gar­daient ain­si la mémoire des inter­dits. Comme je lui deman­dais si elle avait révi­sé avant la séance, elle a répon­du qu’elle sou­hai­tait deve­nir sexo­logue. Otis et Maeve de Sex Education pou­vaient prendre leur retraite anti­ci­pée des toi­lettes du lycée. Nous tenions là deux futurs piliers de la qua­trième vague fémi­niste : une mili­tante démas­quée et une spé­cia­liste en sexologie." 

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