Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote intervient depuis une vingtaine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « animateur de prévention ». Il rencontre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexualité et les conduites addictives. Ce mois-ci, il raconte le féminisme à leur corps défendant de jeunes filles vénères.
"Ce jour-là, j’intervenais dans une classe de seconde dans un quartier populaire de la petite couronne. Elle est arrivée en retard, du haut de ses 15 ans, les cheveux plaqués aussi noirs que son regard, le masque sur le menton, un chewing-gum faisant valser ses maxillaires. Sûre de son fait, elle m’a épargné les excuses bidon d’usage et nous a gratifiés d’un large sourire, expression hautement séditieuse en période de dépression virale. La prof l’a recadrée sur le bon port du masque, qu’elle a remonté pour quelques secondes, son nez refusant de s’y coller.
Comme j’évoquais les inégalités dans la sexualité, elle s’est lancée sans même s’échauffer, affirmant que c’était les femmes qui étaient les plus discriminées. Une réalité qu’elle avait intégrée et que son frère n’oubliait pas de lui rappeler, depuis ce jour où on l’avait déclarée de « sexe féminin » sur le livret de famille.
L’assignation du genre à la naissance en fonction des organes génitaux, on était justement en train d’en causer. « Si le bébé a un pénis, la sage-femme annonce… » Toute la classe a répondu d’une seule voix « un garçon ». Par contre, comme souvent, elle a buté sur l’appellation de l’appareil génital féminin. « Un vagin – Une chatte – Un trou… » Les approximations ont fusé de toute part. « Contrairement aux garçons, on voit rien », a dit une fille. Souvent, dans les représentations des jeunes, la fente s’efface devant l’appendice plus expansif du mâle. Devant moi, une fille aux longs cheveux frisés, la quinzaine, a clashé : « On a une vulve, les meufs ! Le vagin est à l’intérieur ! » Le mot « vulve », seul·es deux d’entre elles et eux en avaient entendu parler. J’imagine déjà les profs de SVT en train de bouffer leur programme de quatrième et leur clitoris 3D !
Comme on évoquait ensuite les projections normatives des parents dès l’assignation du nourrisson, la rebelle du masque a tiqué sur la danse classique pour son futur garçon. Elle craignait qu’entre deux entrechats les autres lui attribuent une chatte. Elle ne voulait pas qu’il subisse la pression dans la rue en se baladant en collant et tutu. Aussi, elle a préféré se projeter en train de le déposer en short et crampons au stade. Comme je la trouvais aussi féministe que le père de Billy Elliot, elle s’est emballée : « Les féministes, elles abusent ! Elles veulent plus que l’égalité ! » Sa voisine a souligné que certaines étaient « grave gênantes » avec leurs seins peints.
Paradoxalement, cette critique des revendications mammaires a fait bondir « Madame Elliot ». Elle a rappelé à sa voisine les étés passés à la base de loisirs avec le service jeunesse, où les mecs se mettaient torse nu, tranquillou ! « Toi, tu mettais un petit haut et un short et ils te traitaient de putes. Ces meufs, elles, assument la provocation. »
J’ai fait référence aux fameux tétons de la discorde, censurés uniquement au féminin sur les réseaux. Dans un éclat de rire, le masque toujours sous le menton, elle a ironisé sur le côté sexy d’un petit mamelon de garçon durci par le froid. Son voisin a rougi, déstabilisé, car l’érotisme avait changé de camp. Elle avait un avis affûté sur tout, même sur le décrochage scolaire, massif chez les mecs : « Ils font rien de leur vie et, après, ça les dérange que leurs femmes gagnent plus qu’eux. » J’ai cité Édouard Louis dans Qui a tué mon père : « Abandonner l’école était une question de masculinité pour toi, c’était la règle du monde où tu vivais. […] Il n’y avait que les filles et les autres, ceux qui étaient suspectés d’avoir une sexualité déviante, pas normale, qui acceptaient de se soumettre aux règles de l’école. »
Des mecs sortis du circuit, ils et elles en connaissaient tous et toutes. Si ces anarcho-hétéros prenaient plaisir à faire péter le cadre, c’est bien parce qu’on les y incitait depuis leur plus tendre enfance. Ils se prenaient au jeu, mais beaucoup finissaient par le regretter. Ils étaient également les victimes de tout un système éducatif à revoir.
On a parlé aussi de l’effacement des femmes dans l’espace public, surtout la nuit. « Si les supermarchés étaient ouverts la nuit, crois-moi que les mecs nous laisseraient sortir », a signalé l’une des filles. Entre chiennes et louves, pour avoir la paix, les femmes devraient toujours se balader avec leurs Caddy ! Au rayon réputation, elles ne seraient pas suspectées d’avoir perdu leur virginité. C’est curieux d’ailleurs comme les destins genrés s’opposent sur cette question-là : le puceau doit s’en débarrasser le plus vite possible, alors que la pucelle, elle, doit tout mettre en œuvre pour le rester.
Comme l’une d’elles demandait si un tampon pouvait « dévierger », la scientifique d’un jour lui a répondu que certaines femmes « n’avaient pas d’hymen et qu’elles en mouraient ». Elle a ajouté : « Dans certaines communautés, on rentre un mouchoir dans le vagin de la fille. S’il n’y pas de sang, elles sont lynchées. Il y a des pays qui pratiquent l’excision, d’autres où on aplatit les seins. On apprend aux filles à faire plaisir à monsieur. On ne leur apprend rien sur leur sexualité, on ne leur dit pas qu’elles ont un clitoris ! Moi, ça m’énerve ! »
Quelle satisfaction de la voir aussi remontée ! Trop de jeunes se résignent face à des inégalités qu’ils et elles jugent immuables. La colère peut être salutaire, devenir moteur de changement. Je leur ai dit qu’elles n’étaient plus seules, qu’une génération de jeunes femmes militantes, éclairées par les nombreux ouvrages sur la sexualité, par la multitude de comptes Instagram, était en train d’émerger. La fille aux cheveux plaqués a quand même eu un petit coup de déprime et a soliloqué : « Tu ne donnes pas ton Snap, on t’insulte. Tu vas dans une base de loisirs t’éclater, on t’insulte. Tu te mets en culotte au lieu d’être en short à Aquaboulevard, on t’insulte. Tu sors la nuit, on t’insulte ! Tu veux te marier et t’es pas vierge, personne ne veut de toi ! Et on appelle ça le pays de la liberté et de l’égalité ! »
J’ai senti que face à tant d’adversité, il fallait poser des actes pour ne pas sombrer.
« Pourquoi vous ne feriez pas un collage dans votre quartier, genre “lâchez-nous l’utérus !” ? ai-je proposé.
– Les mecs vont brûler nos feuilles !
– Pas grave, vous recollerez le lendemain et ça fera son chemin. »
J’ai évoqué la mémoire collective qui se construit dans les luttes pour résister à la censure. Au mot « mémoire », toujours dans ses pensées médico–sociales, la fille aux cheveux bouclés a expliqué aux autres que des femmes pouvaient souffrir de vaginisme, rétractant inconsciemment leurs muscles autour du vagin par peur de la pénétration. Même en étant consentants et en éprouvant du désir, leurs corps gardaient ainsi la mémoire des interdits. Comme je lui demandais si elle avait révisé avant la séance, elle a répondu qu’elle souhaitait devenir sexologue. Otis et Maeve de Sex Education pouvaient prendre leur retraite anticipée des toilettes du lycée. Nous tenions là deux futurs piliers de la quatrième vague féministe : une militante démasquée et une spécialiste en sexologie."