![Des griffes et des lettres 1 DSC1961](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/DSC1961-684x1024.jpg)
Chez moi, comme dans beaucoup de familles recomposées, il y a les week-ends avec enfants et les week-ends sans. Beaux et pas beaux confondus. Aujourd’hui, c’est un dimanche avec. Et en bonus, les grands-parents. Du coup, il faut trouver le moyen de réunir tout le monde après le repas, sous peine de voir des épaves de tous âges s’échouer devant les divers écrans qui piègent la maison et coupent toute communication avec les semblables.
Pour cela, j’ai une ruse : le jeu de société. Je préfère éviter le Monopoly parce qu’on ne parle pas d’argent en famille, c’est bien connu. Le Risk menace de nous plonger dans une guerre digne de Game of Thrones. Je propose donc un Cluedo, mais ma mère, adepte de la secte des mots comptent double et des lettres comptent triple, ne jure que par le Scrabble. Mon père et mon fils veulent jouer aux dames. Nous faisons donc deux tables.
Je m’installe à celle du Scrabble avec ma mère, mon compagnon, ma belle-fille et ma fille. Celles-ci se disputent âprement le carnet pour le comptage des points et la place près de leur père. Ma mère, le dictionnaire sous le coude, déplie le carton quadrillé, puis enfouit avec délice sa main dans le petit sac où s’agglutinent voyelles et consonnes et en tire un A qui lui donne le bonheur de commencer la partie et de déposer, devant l’assemblée interloquée, le mot WHARF, tout en affirmant que « oui, ça existe ! Mais je ne me souviens pas de ce que ça veut dire ». Ma fille, toujours prompte à la blague, se met à aboyer, pendant que sa grand-mère, un peu agacée, épluche le dico du Scrabble pour y dénicher la preuve de sa bonne foi.
Ma belle-fille pose le mot MARÂTRE. Ma fille arrête d’aboyer pour me demander de sa voix stridente : « C’est quoi, marâtre ? » Tous les regards se tournent vers moi. D’un coup d’œil impérieux, je passe la pomme empoisonnée à mon compagnon, qui s’en débarrasse aussi sec d’un : « Demande à ta sœur. » « Demi-sœur », lui rétorque ma belle-fille. Et elle ajoute en me fixant : « Comme dans Cendrillon. »
Le pavé est dans la mare, avec les vilaines belles-mères, les méchantes sœurs et les horribles sorcières. Touchée en plein cœur, je m’apprête à fuir la confrontation pour aller voir ailleurs si j’y suis, quand mon compagnon, sérieux, regarde sa Blanche-Neige de fille droit dans les yeux et lui dit tout l’amour qu’il a pour elle, mais aussi pour moi et pour nous toutes à cette table, et qu’il lui souhaite dans la vie beaucoup de solidarité féminine, de sororité, parce que la société se chargera trop souvent, comme dans les contes de fées, de nous dresser les unes contre les autres afin que les rois puissent continuer à régner. Sur ce, il dépose un MIAOU qui fait instantanément miauler ma fille, puis sa sœur, en chœur. Mes mâchoires se détendent, ma mère replonge la tête dans son dictionnaire et tel·les les rescapé·es d’une tempête, nous continuons sur notre radeau quadrillé, à lancer les mots comme des bouées, vers nos vieilles blessures et nos colères libérées.
Note de ma mère : Wharf, appontement perpendiculaire à la rive qui permet aux navires d’accoster. Et aux grands-mères de gagner au Scrabble.