Des griffes et des lettres

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© Fiona Crott pour Causette

Chez moi, comme dans beau­coup de familles recom­po­sées, il y a les week-​ends avec enfants et les week-​ends sans. Beaux et pas beaux confon­dus. Aujourd’hui, c’est un dimanche avec. Et en bonus, les grands-​parents. Du coup, il faut trou­ver le moyen de réunir tout le monde après le repas, sous peine de voir des épaves de tous âges s’échouer devant les divers écrans qui piègent la mai­son et coupent toute com­mu­ni­ca­tion avec les semblables. 

Pour cela, j’ai une ruse : le jeu de socié­té. Je pré­fère évi­ter le Monopoly parce qu’on ne parle pas d’argent en famille, c’est bien connu. Le Risk menace de nous plon­ger dans une guerre digne de Game of Thrones. Je pro­pose donc un Cluedo, mais ma mère, adepte de la secte des mots comptent double et des lettres comptent triple, ne jure que par le Scrabble. Mon père et mon fils veulent jouer aux dames. Nous ­fai­sons donc deux tables. 

Je m’installe à celle du Scrabble avec ma mère, mon com­pa­gnon, ma belle-​fille et ma fille. Celles-​ci se dis­putent âpre­ment le car­net pour le comp­tage des points et la place près de leur père. Ma mère, le dic­tion­naire sous le coude, déplie le car­ton qua­drillé, puis enfouit avec délice sa main dans le petit sac où s’agglutinent voyelles et consonnes et en tire un A qui lui donne le bon­heur de com­men­cer la par­tie et de dépo­ser, devant l’assemblée inter­lo­quée, le mot WHARF, tout en affir­mant que « oui, ça existe ! Mais je ne me sou­viens pas de ce que ça veut dire ». Ma fille, tou­jours prompte à la blague, se met à aboyer, pen­dant que sa grand-​mère, un peu aga­cée, épluche le dico du Scrabble pour y déni­cher la preuve de sa bonne foi. 

Ma belle-​fille pose le mot MARÂTRE. Ma fille arrête d’aboyer pour me deman­der de sa voix stri­dente : « C’est quoi, marâtre ? » Tous les regards se tournent vers moi. D’un coup d’œil impé­rieux, je passe la pomme empoi­son­née à mon com­pa­gnon, qui s’en débar­rasse aus­si sec d’un : « Demande à ta sœur. » « Demi-​sœur », lui rétorque ma belle-​fille. Et elle ajoute en me fixant : « Comme dans Cendrillon. »

Le pavé est dans la mare, avec les vilaines belles-​mères, les méchantes sœurs et les hor­ribles sor­cières. Touchée en plein cœur, je m’apprête à fuir la confron­ta­tion pour aller voir ailleurs si j’y suis, quand mon com­pa­gnon, sérieux, regarde sa Blanche-​Neige de fille droit dans les yeux et lui dit tout l’amour qu’il a pour elle, mais aus­si pour moi et pour nous toutes à cette table, et qu’il lui sou­haite dans la vie beau­coup de soli­da­ri­té fémi­nine, de soro­ri­té, parce que la socié­té se char­ge­ra trop sou­vent, comme dans les contes de fées, de nous dres­ser les unes contre les autres afin que les rois puissent conti­nuer à régner. Sur ce, il dépose un MIAOU qui fait ins­tan­ta­né­ment miau­ler ma fille, puis sa sœur, en chœur. Mes mâchoires se détendent, ma mère replonge la tête dans son dic­tion­naire et tel·les les rescapé·es d’une tem­pête, nous conti­nuons sur notre radeau qua­drillé, à lan­cer les mots comme des bouées, vers nos vieilles bles­sures et nos colères libérées. 

Note de ma mère : Wharf, appon­te­ment per­pen­di­cu­laire à la rive qui per­met aux navires d’accoster. Et aux grands-​mères de gagner au Scrabble.

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