Capture d’écran 2022 05 27 à 12.31.35
©Eugénie Lavenant pour Causette

Crises poli­tiques : les bien­faits de la colère

Longtemps décriée, la colère s’incarne aujourd’hui en de nou­velles figures : des Gilets jaunes aux fémi­nistes en pas­sant par les soignant·es ou les jeunes pour le cli­mat, ses excès sont-​ils mieux accep­tés ? Deux vibrants essais rendent ce mois-​ci hom­mage à ce noble courroux.

Comme une envie de tout cra­mer. Si l’époque devait se résu­mer en un émo­ji, ce serait sans doute l’icône ins­pi­rée du Cri de Munch. Ou peut-​être une bombe. Dresser la liste des rai­sons de nos colères contem­po­raines donne le ver­tige. Hôpital à bout de souffle, mon­tée des extrêmes, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, fémi­ni­cides, Covid… En octobre 2021, 30 % d’entre nous n’hésitaient pas à se défi­nir, d’abord et avant tout, « en colère » ou car­ré­ment « révol­tés » selon l’enquête élec­to­rale 2022 de la Fondation Jean-Jaurès. 

S’il existe depuis long­temps des « anger rooms » qui offrent la pos­si­bi­li­té, moyen­nant quelques deniers, de se défou­ler en détrui­sant une pièce meu­blée et pré­vue à cet effet, cette année, aux États-​Unis, des mères épui­sées par le Covid et par la charge men­tale ont orga­ni­sé des réunions per­met­tant de voci­fé­rer en groupe, appe­lées « Mom screams ». « La colère n’est plus réser­vée à des fac­tions ou à un grou­pus­cule qui s’énerve et que l’on poin­te­rait du doigt. Tout le monde est concer­né, c’est deve­nu inévi­table », affirme Taous Merakchi, autrice de l’ouvrage Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, publié en même temps que Le Visage de nos colères, de la phi­lo­sophe Sophie Galabru. Deux essais qui reva­lo­risent cet élan trop sou­vent décrié.

« La colère n’est plus réser­vée à des fac­tions. Tout le monde est concer­né, c’est deve­nu inévitable. »

Taous Merakchi, autrice de l’ouvrage Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes.

Colère par­tout, bien­veillance nulle part ? De quoi parle- t‑on exac­te­ment ? La colère n’est pas la haine, la volon­té de nuire ou de nier l’autre : il s’agit d’abord d’une réac­tion phy­sio­lo­gique brusque, comme une ten­sion mus­cu­laire. Elle se tra­duit, selon les indi­vi­dus, par une rou­geur ou par une pâleur du visage : « Quand elle vous sai­sit, votre corps se trans­forme. La redis­tri­bu­tion du sang se modi­fie et migre vers le haut du corps. Ne dit-​on pas que “la colère monte” ? », écrit Sophie Galabru.

Traditionnellement, les bilieux·euses et autres éner­gu­mènes au sang chaud ont mau­vaise presse : en effet, si l’on en croit les idées reçues, la colère serait le fait de quelques indi­vi­dus en sur­chauffe ou exci­tés du bulbe qui met­traient en péril la concorde sociale. Car perdre son calme, gla­pir ou s’époumoner, c’est s’exposer à contre­ve­nir aux règles de la bien­séance. La déva­lo­ri­sa­tion de cette émo­tion jugée exces­sive et inutile ne date pas d’hier et remonte à l’Antiquité, contex­tua­lise Sophie Galabru. Chez Socrate, déjà, il était de bon goût de cacher cette émo­tion que l’on ne sau­rait voir : « La colère, dont le siège se situe dans le cœur, est vile ou vul­gaire si elle n’est pas orien­tée par la rai­son. » Chez Sénèque, il s’agit là aus­si d’une « démence sourde à la rai­son ». Avec l’avènement de la chré­tien­té en Occident, elle devient un péché capi­tal dans un monde qui pré­fère la tem­pé­rance aux rodo­mon­tades d’individus indis­ci­pli­nés. Débordement des­truc­teur et irra­tion­nel, patho­lo­gie incon­trô­lable… Sa déme­sure effrayante révé­le­rait même en nous une nature ani­male, inhumaine.

Une défiance qui fleure bon le mépris de classe pour un pro­lé­ta­riat for­cé­ment gueu­lard, dont les voci­fé­ra­tions vien­draient impor­tu­ner une élite prô­nant le contrôle des affects. Toutes les colères ne sont en effet pas logées à la même enseigne : cer­tains émois sont moins audibles que d’autres. Par exemple, quand les femmes donnent de la voix, la miso­gy­nie n’est jamais loin. « Une femme qui se met en colère est cata­lo­guée comme folle ou hys­té­rique… alors qu’un homme est per­çu comme puis­sant. Les femmes se sentent cou­pables de s’énerver », déplore Léa, 30 ans, mili­tante fémi­niste ins­tal­lée en Italie. Tout comme le racisme fait son lit sur le silence des dominé·es : « Être une femme magh­ré­bine m’a inter­dit d’être en colère, sous peine de don­ner rai­son aux cli­chés selon les­quels les Algériens auraient la bagarre dans le sang », regrette pour sa part Taous Merakchi.

« Puissance totale et fédératrice »

Alors quoi de neuf sous le soleil du cour­roux ? D’abord, des formes d’insurrection réin­ven­tées comme le mou­ve­ment des Gilets jaunes, jetés sur les ronds-​points par la hausse des prix du car­bu­rant et récla­mant, sans lea­der à leur tête, la démo­cra­tie directe. Si l’on se met la rate au court-​bouillon depuis la nuit des temps, si des
sou­lè­ve­ments popu­laires et des vents de pro­tes­ta­tion jaillissent de manière cyclique,
de 1789 à Mai 68, ces élans seraient aujourd’hui moins stig­ma­ti­sés, si l’on en croit
la phi­lo­sophe Sophie Galabru. Celle-​ci constate en effet une reva­lo­ri­sa­tion de la colère, qu’elle consi­dère non pas comme une mani­fes­ta­tion d’agressivité ou d’irritabilité, mais plu­tôt comme une « puis­sance totale et fédé­ra­trice ». Face à l’indifférence, cette force vitale serait au contraire, selon elle, une preuve de notre huma­ni­té : une saine fureur qui peut avoir pour fina­li­té de réta­blir la justice.

Un ouvrage de la jour­na­liste amé­ri­caine Soraya Chemaly, Le Pouvoir de la colère des femmes (éd. Albin Michel, 2019), a ain­si fait l’objet de riches dis­cus­sions au sein du col­lec­tif ita­lien Le Zorras Femministe, auquel appar­tient Léa. « La colère nous rend fortes, unies et révo­lu­tion­naires. Elle per­met de déran­ger le sys­tème patriar­cal qui nous opprime », se féli­cite la mili­tante, qui y voit à la fois un méca­nisme de défense et un car­bu­rant, une cata­lyse de chan­ge­ment. Parmi ces enragé·es, on se sou­vient du cri du cœur de la comé­dienne Adèle Haenel fai­sant défec­tion en pleine céré­mo­nie des César, sui­vi du texte incen­diaire de Virginie Despentes dans Libération, « Désormais, on se lève et on se barre ». 

« La colère s’ajoute au sen­ti­ment d’impuissance et à la soli­tude : agir devient néces­saire, sinon, c’est trop dur de gérer les émo­tions. Agir à plu­sieurs, c’est moti­vant, on a l’impression qu’on peut chan­ger les choses. »

Lou, 19 ans

Abonné aux dia­tribes, Jean-​Luc Mélenchon, tem­pé­tueux tri­bun de La France insou­mise, n’hésite pas à décla­rer quant à lui : « Je suis le bruit et la fureur. » De son côté, Taous Merakchi dit « assu­mer enfin [sa] colère » grâce à l’écriture de son livre : « C’est par­fois violent ou imma­ture et ce n’est pas ça que je vou­lais être quand j’étais petite, mais en fait, c’est qui je suis. »

« Un outil politique »

Sans sur­prise, ces élans lyriques séduisent une popu­la­tion jeune : d’après l’Institut Montaigne, 22 % des 18–24 ans se disent « révol­tés, favo­rables à un chan­ge­ment radi­cal de la socié­té, de nature révo­lu­tion­naire, et prêts à jus­ti­fier la vio­lence poli­tique pour y par­ve­nir ». Les mobi­li­sa­tions pour le cli­mat, à l’initiative de la Suédoise Greta Thunberg, en par­ti­cu­lier, fédèrent des nuées de jeunes gens prêt·es à en découdre pour l’avenir de la pla­nète. À tel point que l’un des slo­gans du groupe d’action inter­na­tio­nal éco­lo­giste radi­cal Extinction Rebellion est même, en anglais, « Love and rage ». Militante chez Youth for Climate, branche fran­çaise du mou­ve­ment Fridays for Future, Lou, 19 ans, par­ti­cipe régu­liè­re­ment à des actions anti­pubs dans dif­fé­rentes villes de France et raconte avoir choi­si l’insurrection plu­tôt que l’apathie dès le lycée : « La colère s’ajoute au sen­ti­ment d’impuissance et à la soli­tude : agir devient néces­saire, sinon, c’est trop dur de gérer les émo­tions. Agir à plu­sieurs, c’est moti­vant, on a l’impression qu’on peut chan­ger les choses. »

« C’est peut-​être le seul groupe où la colère est reven­di­quée expli­ci­te­ment comme un moyen de lutte. Elles appellent à être en colère et à ne pas avoir honte : c’est un outil poli­tique. »

La phi­lo­sophe Sophie Galabru

L’expression du mécon­ten­te­ment n’est pour­tant pas sans risque : les actions de déso­béis­sance civile, voire de sabo­tage, exposent les participant·es à des sanc­tions pénales ain­si qu’à des « gardes à vue de plus en plus nom­breuses », recon­naît la jeune écolo.

Les mou­ve­ments fémi­nistes ayant émer­gé depuis le mou­ve­ment #MeToo, en 2017, consti­tuent sans doute l’apogée de cette pul­sion contes­ta­taire. « Quand j’étais plus jeune, il y avait déjà des fémi­nistes comme Les Chiennes de garde et on se disait qu’elles exa­gé­raient, se sou­vient Taous Merakchi. Aujourd’hui, on a com­pris qu’elles avaient rai­son et on a remis cette colère au goût du jour. On l’a popu­la­ri­sée. » La phi­lo­sophe Sophie Galabru confirme : « C’est peut-​être le seul groupe où la colère est reven­di­quée expli­ci­te­ment comme un moyen de lutte. Elles appellent à être en colère et à ne pas avoir honte : c’est un outil poli­tique. »

Mel, 39 ans, par­ti­cipe à des col­lages fémi­ni­cides au sein du col­lec­tif Héro·ïnes95 sans fron­tières, dans le Val‑d’Oise : « Le moment où l’on colle est un moment où l’on peut libé­rer nos émo­tions, on a un trop-​plein de colère, un sen­ti­ment d’injustice. C’est un moment cathar­tique où l’on dénonce des crimes. On a besoin de cet espace pour s’exprimer. » Du post-​partum aux demandes des sages- femmes pré­ca­ri­sées, la grogne a per­mis de légi­ti­mer des sujets tabous, invi­sibles ou consi­dé­rés comme rele­vant de la sphère pri­vée. Non pas des éruc­ta­tions de mégères mais des reven­di­ca­tions politiques. 

« Le jour où je me suis levée le plus en colère, j’ai por­té plainte pour des viols subis dans l’enfance, vingt ans après les faits. »

Laura, 31 ans

Pour Laura, 31 ans, le cour­roux a pris la forme d’un pas­sage à l’acte : « Le jour où je me suis levée le plus en colère, j’ai por­té plainte pour des viols subis dans l’enfance, vingt ans après les faits. Et pour ne pas oublier que la colère m’avait don­né la force d’agir, je me suis fait tatouer une flamme sur le poi­gnet. » Dans ces mou­ve­ments unis autour de la lutte contre les vio­lences faites aux femmes et aux mino­ri­tés, les moda­li­tés d’action et le recours éven­tuel à la vio­lence pour la retour­ner contre l’oppresseur conti­nue de faire débat.

Dès lors, que faire de toute cette colère ? La rava­ler ? Se défou­ler ? Doit-​elle néces­sai­re­ment être cana­li­sée ? Là encore, grande est la ten­ta­tion de domes­ti­quer la révolte pour mieux la saper. Entre menace de sanc­tions sociales (l’entreprise ne tolère guère l’insurrection sala­riale), et ins­tru­men­ta­li­sa­tion par des franges réac­tion­naires rances ou xéno­phobes (elles aus­si très mécon­tentes, à les entendre), la colère éman­ci­pa­trice doit être uti­li­sée à bon escient, rap­pelle Sophie Galabru : il s’agit avant tout d’un moyen et non pas d’une fin en soi. Hardi petit·es !

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.