Chronique Les choses de la vie, issue du Causette de septembre 2021, actuellement en kiosques.
![À toutes et tous les profs qui font aujourd'hui leur première rentrée 1 p1521m2081630 A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/08/p1521m2081630_A.jpg)
Aujourd’hui, c’est la rentrée des classes. Lili est professeur des collèges. Histoire-géo. Elle a eu son diplôme en juin.
Elle est heureuse, mais elle a un trac fou. Ça fait des semaines qu’elle ne dort pas. Ou si mal. Et quand elle y parvient, elle se retrouve toujours dans le même cauchemar, entièrement nue devant des dizaines de regards qui la scrutent intensément.
Lili a toujours adoré l’école. Toute jeune, elle mémorisait goulûment des cartes de géographie, des dates historiques, avalait des poèmes, des tournures en anglais, des formules de chimie. En voyant sa maîtresse devant le tableau, elle se projetait des années plus tard, transmettant elle aussi à de jeunes élèves plus ou moins attentif·ves, un savoir, une passion.
Tout l’été, elle a attendu impatiemment de découvrir où elle serait nommée. La nouvelle est tombée il y a trois semaines : elle commence dans un collège de ZEP, à des kilomètres de son Sud natal, dans une banlieue de la capitale. Elle a trouvé in extremis dans les petites annonces un studio minuscule pas loin du collège, fait ses valises remplies à craquer des confits de Mamie, des pâtés de Tatie, des confitures de Maman et a quitté sa petite chambre face aux montagnes.
Ses parents, son frère l’ont accompagnée au train. « Tu vas voir, ça va bien se passer ! On t’attend de pied ferme pour les vacances en octobre, tu auras plein de choses à nous raconter… » Elle sourit en hochant fièrement la tête, elle essaie de ne pas penser à celle de Samuel Paty.
Dans le train, elle repense au dernier repas de famille et à cet idiot de tonton Roger qui a balancé que « les profs, c’est tous des privilégiés ».
Ici, elle ne connaît personne. La ville est immense, grise, des immeubles à perte de vue, mais son quartier lui plaît. Il bouillonne de vie, de bruits, de bus, de tramways, de RER, d’épiceries ouvertes jusqu’à pas d’heure, de bazars pakistanais, de kebabs à tous les coins de rue. Il y a même un marché africain. Dehors, jusque très tard, des enfants jouent, des ados, sûrement quelques futur·es élèves. Certain·es traînent, d’autres prennent les rues en sens interdit à califourchon sur des scooters en roue arrière, sans casque, fiers comme des chevaliers cosaques.
Hier, elle a passé du temps devant le miroir de la salle de bains à imaginer les dialogues qu’elle aura avec ses élèves, phrase par phrase, pour anticiper toutes les questions possibles et pouvoir y répondre, comme on lui a appris quand elle préparait le Capes. Et puis ne pas oublier le plus important : la justice. Ne pas féliciter ou tancer l’un·e plus que l’autre, surtout dans un quartier dit « sensible » où les gamin·es sont déjà tellement confronté·es à l’injustice.
Lili prend son cartable avec, dedans, sa clé USB, une aspirine, un cachet en cas de coliques, une pastille pour la gorge et une banane pour le goûter. Elle vérifie pour la vingt-cinquième fois n’avoir rien oublié. Claque la porte.
En arrivant devant les grilles du collège, des centaines de regards la dévisagent. Elle est complètement nue.
Elle se réveille en sursaut. Aujourd’hui, c’est la rentrée des classes.