À toutes et tous les profs qui font aujourd'hui leur pre­mière rentrée

Chronique Les choses de la vie, issue du Causette de sep­tembre 2021, actuel­le­ment en kiosques.

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© Charlotte Zobel/​Plainpicture

Aujourd’hui, c’est la ren­trée des classes. Lili est pro­fes­seur des col­lèges. Histoire-​géo. Elle a eu son diplôme en juin.

Elle est heu­reuse, mais elle a un trac fou. Ça fait des semaines qu’elle ne dort pas. Ou si mal. Et quand elle y par­vient, elle se retrouve tou­jours dans le même cau­che­mar, entiè­re­ment nue devant des dizaines de regards qui la scrutent inten­sé­ment.
Lili a tou­jours ado­ré l’école. Toute jeune, elle mémo­ri­sait gou­lû­ment des cartes de géo­gra­phie, des dates his­to­riques, ava­lait des poèmes, des tour­nures en anglais, des for­mules de chi­mie. En voyant sa maî­tresse devant le tableau, elle se pro­je­tait des années plus tard, trans­met­tant elle aus­si à de jeunes élèves plus ou moins attentif·ves, un savoir, une passion.

Tout l’été, elle a atten­du impa­tiem­ment de décou­vrir où elle serait nom­mée. La nou­velle est tom­bée il y a trois semaines : elle com­mence dans un col­lège de ZEP, à des kilo­mètres de son Sud natal, dans une ban­lieue de la capi­tale. Elle a trou­vé in extre­mis dans les petites annonces un stu­dio minus­cule pas loin du col­lège, fait ses valises rem­plies à cra­quer des confits de Mamie, des pâtés de Tatie, des confi­tures de Maman et a quit­té sa petite chambre face aux montagnes.

Ses parents, son frère l’ont accom­pa­gnée au train. « Tu vas voir, ça va bien se pas­ser ! On t’attend de pied ferme pour les vacances en octobre, tu auras plein de choses à nous racon­ter… » Elle sou­rit en hochant fiè­re­ment la tête, elle essaie de ne pas pen­ser à celle de Samuel Paty.

Dans le train, elle repense au der­nier repas de famille et à cet idiot de ton­ton Roger qui a balan­cé que « les profs, c’est tous des privilégiés ».

Ici, elle ne connaît per­sonne. La ville est immense, grise, des immeubles à perte de vue, mais son quar­tier lui plaît. Il bouillonne de vie, de bruits, de bus, de tram­ways, de RER, d’épiceries ouvertes jusqu’à pas d’heure, de bazars pakis­ta­nais, de kebabs à tous les coins de rue. Il y a même un mar­ché afri­cain. Dehors, jusque très tard, des enfants jouent, des ados, sûre­ment quelques futur·es élèves. Certain·es traînent, d’autres prennent les rues en sens inter­dit à cali­four­chon sur des scoo­ters en roue arrière, sans casque, fiers comme des che­va­liers cosaques.

Hier, elle a pas­sé du temps devant le miroir de la salle de bains à ima­gi­ner les dia­logues qu’elle aura avec ses élèves, phrase par phrase, pour anti­ci­per toutes les ques­tions pos­sibles et pou­voir y répondre, comme on lui a appris quand elle pré­pa­rait le Capes. Et puis ne pas oublier le plus impor­tant : la jus­tice. Ne pas féli­ci­ter ou tan­cer l’un·e plus que l’autre, sur­tout dans un quar­tier dit « sen­sible » où les gamin·es sont déjà tel­le­ment confronté·es à l’injustice.

Lili prend son car­table avec, dedans, sa clé USB, une aspi­rine, un cachet en cas de coliques, une pas­tille pour la gorge et une banane pour le goû­ter. Elle véri­fie pour la vingt-​cinquième fois n’avoir rien oublié. Claque la porte.

En arri­vant devant les grilles du col­lège, des cen­taines de regards la dévi­sagent. Elle est com­plè­te­ment nue.

Elle se réveille en sur­saut. Aujourd’hui, c’est la ren­trée des classes. 

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