Capture d’écran 2023 05 25 à 11.15.39
Néoréac : le 4 juin, à Paris, la jeunesse antiavortement réalisait un happening aux couleurs des Survivants... Des ados à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, non ? ©DR

« Survivant sta­tis­tique » : la nou­velle idéo­lo­gie anti-IVG

En détour­nant le réel syn­drome du “sur­vi­vant à une catas­trophe”, le grou­pus­cule les Survivants veut relan­cer un débat sur le droit à l’avortement. À cette fin, son men­tor, Émile Duport, recrute de jeunes acti­vistes qu’il tente de tra­ves­tir en mili­tants modernes et bran­chés. Ne recu­lant devant aucun dan­ger, Causette n’a pas hési­té à infl­trer la réunion de lan­ce­ment du hap­pe­ning fondateur.

« Les Survivants », c’est le nom, genre scien­ce­fic­tion, que se donne un grou­pus­cule anti­avor­te­ment qui com­mence à dou­ce­ment faire par­ler de lui dans l’Hexagone. À leur tête, Émile Duport, ancien direc­teur artis­tique de la Manif pour tous, est un publi­ci­taire proche de l’Action fran­çaise, mou­ve­ment poli­tique d’extrême droite,
ten­dance roya­liste. La coupe en brosse et le blou­son en cuir pour faire cool, ce tren­te­naire a pour ambi­tion de remettre l’interruption volon­taire de gros­sesse (IVG) au centre des débats lors de la pro­chaine élec­tion pré­si­den­tielle. Rien que ça ! Pour
y par­ve­nir, il met en pra­tique son savoir faire de com­mu­ni­cant. Primo, dépous­sié­rer
l’image des mili­tants antiavortement. 

Fini les pho­tos de fœtus ensan­glan­tés, les slo­gans assas­sins, ses mili­tants sont priés de lais­ser leur uni­forme mocassins-​serre-​tête BCBG au pla­card. Secundo, pour faire
pas­ser leurs idées, il crée un concept : le syn­drome du « sur­vi­vant sta­tis­tique », dont
nous serions tous poten­tiel­le­ment vic­times. En clair, selon les sta­tis­tiques arran­gées à sa sauce, un enfant sur cinq ne naît pas, en France, à la suite d’une IVG. Et ces
enfants-​là nous manquent, leur absence est source de souf­france, pour nous ses
« frères et sœurs ». Comment l’éviter ? En arrê­tant d’avorter. Cela paraît tout con,
pour ne pas dire com­plè­te­ment con, mais des âmes fra­giles pour­raient tom­ber dans
le pan­neau. Pour détri­co­ter les méthodes de ce genre nou­veau de mili­tan­tisme, Causette a infil­tré l’une de ses réunions. Dé-con-cer-tant.

Coup média­tique

Vendredi 3 juin, 20 heures. Au sud de Paris. Un mys­tère savam­ment entre­te­nu entoure la réunion des mili­tants « sur­vi­vants ». Ce soir, ils se ras­semblent pour dis­cu­ter du hap­pe­ning fon­da­teur du mou­ve­ment. Un coup média­tique qui doit avoir lieu le len­de­main, au cœur de la capi­tale, près de Beaubourg. Bien sûr, il faut que cela reste secret ! Alors, pour par­ti­ci­per à la réunion, les mili­tants, conviés par e‑mail, doivent mon­trer patte blanche. En fac­tion devant une pro­prié­té, des gros bras demandent le « code ». Il s’agit d’un signe, entre salut nazi et doigt d’honneur : tendre une main, quatre doigts en l’air, l’annulaire replié.

Un sou­la­ge­ment : on n’aura pas à décla­mer « qu’as-tu fait de mon frère ? », l’autre par­tie du code. Le ser­vice d’ordre nous ouvre. Dans un jar­din mal entre­te­nu, une soixan­taine de jeunes gens, sur­tout des hommes, attendent l’intervention d’Émile Duport en siro­tant des bières. Ils fré­tillent à l’idée que, lors de leur action, des « fémi­nistes en colère » puissent débar­quer. Quand Émile Duport sort enfin de l’édifice, il invite l’assemblée à le suivre à l’intérieur pour s’atteler à ce qui nous amène : la renais­sance des Survivants. 

« Les Survivants, c’est une tribu. »

Émile Duport

Né en 1998, le mou­ve­ment auquel il avait par­ti­ci­pé s’était éteint en 2001, « faute de mili­tants ». Les invi­tés prennent place dans des cana­pés chi­nés, au milieu du bric-​à-​brac d’un ate­lier artis­tique bario­lé. Parmi des colon­nades en plâtre se cache un christ en croix d’une hau­teur appré­ciable. « Je ne sais pas quelle est votre expé­rience de l’avortement, et je ne vou­drais pas vous bles­ser, car c’est un sujet qui, comme vous le savez, fait souf­frir beau­coup de monde , amorce Émile Duport, à l’aise et sym­pa­thique. Les Survivants, c’est une tri­bu. Pas une asso­cia­tion, pas un par­ti, on n’a aucune struc­ture, on est inat­ta­quable, et on n’existe que par le corps qu’on va for­mer », poursuit-​il.

Les yeux de ces jeu­nots brillent d’envie d’aventure. Duport dicte ses recom­man­da­tions : il faut aban­don­ner les consi­dé­ra­tions sur la vie de l’embryon, trop « abs­traites », et la souf­france d’une femme à la suite d’une
IVG, « argu­ment qui ne fonc­tionne pas ». Il faut créer une « dis­rup­tion ». Désormais, « c’est vous-​mêmes, avec une parole incar­née, qui allez par­ler de la réso­nance que l’avortement trouve dans vos vies. Et ça, c’est inat­ta­quable, s’enflamme-t-il. C’est un angle séman­tique, média­tique, qui décon­certe les
jour­na­listes »
. Il dégaine alors le syn­drome du « sur­vi­vant à une IVG », ins­pi­ré du psy­chiatre cana­dien Philip Ney. Selon lui, il touche les per­sonnes qui souf­fri­raient d’un avor­te­ment que leur mère aurait vécu et, en consé­quence, du manque du frère ou de la sœur « qui aurait dû naître ».

Concept de « sur­vi­vant statistique »

Petit pro­blème : notre hôte recon­naît que, dans sa famille, point d’IVG. Ce qui rend de fait sa souf­france un peu moins cré­dible. Mais le com­mu­ni­cant qu’il est a déjà réponse à tout, rai­son pour laquelle il a inven­té le concept de « sur­vi­vant sta­tis­tique ». Il donne à l’auditoire les argu­ments à uti­li­ser. Il s’agit de res­sen­tir l’absence des « per­sonnes man­quant à l’appel » depuis 1975 et la léga­li­sa­tion de l’avortement en France. Avec 220000 IVG par an et 800000 nais­sances, Émile et ses amis sen­sibles avaient « une chance sur cinq de ne pas naître ». Vient ensuite le moment des conseils pour l’action d’« agit-​prop » du len­de­main : l’auditoire doit apprendre les « élé­ments de lan­gage » des Survivants pour répondre aux ques­tions des jour­na­listes. « Ne plom­bez pas un bou­lot de trois mois de pré­pa­ra­tion, les gars, reprend Duport alors que trois feuilles de vade-​mecum sont dis­tri­buées à cha­cun. Commencez pas à jouer les Socrate, les jour­na­listes sont très forts et en plus ils peuvent vous cou­per au mon­tage. Vous lisez votre pape­lard et vous balan­cez une phrase. »

Dans la foule, une jeune femme va par­ti­cu­liè­re­ment rete­nir la leçon. On la ver­ra
imper­tur­bable, face à un repor­ter du Petit Journal lui deman­dant son âge, répé­ter en
boucle : « La socié­té fran­çaise n’a pas su pro­té­ger mes jours, j’avais une chance sur
cinq de ne pas vivre. »
Un grand moment de gêne télé­vi­suelle, ponc­tué du fameux
« doigt d’honneur », le geste sésame deman­dé à l’entrée de la réunion.

En ordre de bataille

Quant à l’action pro­pre­ment dite, elle est mar­ke­tée pour impac­ter visuel­le­ment les
pas­sants : Émile Duport sai­sit deux rou­leaux de scotch, un vert où est ins­crit « conforme » et un rouge « non conforme ». Les par­ti­ci­pants devront s’enrouler avec
en deux groupes : les quatre cin­quièmes d’entre eux s’empaquetteront dans le
« conforme », le reste dans le « non conforme ». Duport est extrê­me­ment lucide sur
l’image que ses ouailles ne doivent pas ren­voyer, quitte à retra­vailler leur appa­rence : prière de rame­ner, si on en a sous la main, des amis « thugs(1) en ban­lieue » et de s’habiller « en cool », parce que « les Survivants n’ont pas voca­tion à ne ras­sem­bler que la droite catho­lique ». La salle se marre. « Un des trucs qui frot­tait un petit peu aux Survivants, c’est que dès que t’avais une médaille, il fal­lait la cacher, dès que t’avais une che-​che [che­va­lière, ndlr], il fal­lait la retour­ner. Il faut res­ter soi-​même, mais être malin. […] Seul le mes­sage prime, et rien ne doit venir le péri­cli­ter [sic]. » Acquiescements. Ces petites contri­tions valent bien l’adrénaline que pro­met Duport dans la bataille.

« Faire jeune et moderne »

On en vient aux ques­tions. Une jeune femme s’inquiète de « l’opposition déjà har­gneuse » qui pour­rait per­tur­ber le hap­pe­ning à Beaubourg. « Ce seront des femmes, donc ce sera plu­tôt de la vio­lence ver­bale », veut ras­su­rer Duport. Un autre ne com­prend pas « pour­quoi on ne parle pas de l’enfant » quand on est Survivant. « L’enfant n’est pas là pour par­ler alors que toi, ils te voient », réex­plique Duport, infa­ti­gable. « Ben oui, mais c’est quand même l’essentiel ! – Si c’est l’essentiel, va mili­ter avec Dor(2), rétorque Duport. Il faut faire jeune et moderne, t’as com­pris ? Parce que l’objectif final, c’est – sans rire – que « l’IVG devienne le sujet incon­tour­nable de la pré­si­den­tielle 2017 ».

Épuisés de voir tant d’énergie déployée à l’encontre du choix des femmes, nous nous en allons après avoir écou­té pen­dant encore vingt minutes un ami d’Émile expli­quer com­ment gar­der son sang-​froid en garde à vue. Gros suc­cès chez ces jeunes en quête
de sen­sa­tions. Le len­de­main matin, des mili­tants fémi­nistes feront face aux Survivants lors du hap­pe­ning. Histoire de mon­trer que « la jeu­nesse fran­çaise, ce n’est pas que ça ». Agacé, le ser­vice d’ordre se met­tra à scan­der « Action fran­çaise ! Action fran­çaise ! » Las. Même quand on veut paraître cool et dans le vent, dif­fi­cile de se débar­ras­ser de ses vieux démons.

  1. Voyous.
  2. Xavier Dor, pré­sident de l’association SOS Tout-​petits, a consti­tué, dans les années 1980, les com­man­dos
    anti­avor­te­ment dans les centres IVG et fait trim­bal­ler à ses groupes de prieurs des pan­cartes de fœtus ensanglantés.
Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.