Fatiguées des gueules de bois, elles ont décidé d’arrêter l’alcool. Dans Jour zéro (L’Iconoclaste) et Sans alcool (Flammarion), Stéphanie Braquehais et Claire Touzard racontent leur cheminement vers la sobriété. Une décision à contre-courant des normes sociales, par laquelle elles se sont découvertes plus fortes. En plein mois du Dry January, Causette les a réunies pour une interview croisée.
![Stéphanie Braquehais et Claire Touzard, radicalement sobres 2 Stéphanie Braquehais ©Kabir Dhanji A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/Stéphanie-Braquehais-©Kabir-Dhanji_A-683x1024.jpg)
Causette : Comment sortir de l’aveuglement social qui normalise l’alcool ?
Stéphanie Braquehais : C’est important de s’interroger sur les mots. Personnellement, j’ai du mal avec le terme « alcoolisme ». Il stigmatise les personnes qui ont arrêté de boire et il permet à celles qui continuent d’éviter de se poser des questions. C’est une catégorisation bien pratique pour que la zone grise au milieu – celles du « gros buveur », du « bon vivant »… – ne soit pas interrogée. Elle empêche de voir que nos relations sociales sont profondément codifiées par l’alcool. Dans les publicités, les repas familiaux, les retrouvailles entre amis, entre collègues… On nous propose de l’alcool toute la journée.
Claire Touzard : Objectivement, il existe une appli de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui évalue votre consommation. Mais plein de gens ignorent qu’ils sont dans le rouge. Ils ne se disent pas alcooliques, car ils se voient comme « jouisseurs du moment ». Ce qui est important, c’est de sonder à quel point ça assouvit une souffrance en nous. Ce qu’il faudrait, c’est proposer une autre image de la sobriété. La pop culture a fait de l’alcoolisme féminin quelque chose de cool. Sur les affiches, toutes les héroïnes qui incarnent une féminité moderne – je pense au film Bridesmaid ou à Amy Schumer – ont une bouteille à la main…
S. B. : Dans The Good Wife, le personnage principal se vide un ballon de vin tous les soirs, mais tout va bien ! L’image de la sobriété heureuse, calme et choisie n’existe pas. Quand on décide d’arrêter – c’est-à-dire non pas après avoir perdu mari, femme, enfant et chien à cause de l’alcool, mais de soi-même –, on nous prend pour des tarées. Ou pour des nonnes. Arrêter l’alcool, ce n’est pas un combat contre la boisson. C’est un combat contre la société.
C. T. : L’alcool est une norme. Donc en fait, c’est la sobriété qui est subversive ! Quand je dénonce l’alcool, tout le monde me rétorque : « Oh, ça va ». Le même « Oh, ça va » qu’on répond à la « casseuse d’ambiance » féministe. Peut-être qu’il faut aussi remettre en cause la culture des arts de la table français. J’adore tout ça, mais c’est une excuse mondiale pour boire.
![Stéphanie Braquehais et Claire Touzard, radicalement sobres 3 TOUZARD Claire 2 2 A 2](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/01/TOUZARD_Claire_2_2-A-2-767x1024.jpg)
Que vous apporte la sobriété ?
S. B. : Cela m’a permis de me réapproprier mon esprit. J’arrive à identifier quand je suis agitée et à me calmer seule. Alors qu’avant, c’était le verre à 18 heures qui réglait le problème. Et qui l’empirait le lendemain.
C. T. : J’ai longtemps cru que l’alcool m’aidait à réguler mon anxiété. J’ai compris que c’était mettre de l’acide sur une plaie. Arrêter de boire, c’est aussi voir le quotidien tel qu’il est. Ne plus chercher de filtre ou d’illusion. C’est trouver du plaisir dans une forme de réalisme. Apprendre à apprécier l’ennui.
S. B. : Tu réalises aussi que c’est en arrêtant l’alcool que tu es plus forte et que tu regagnes l’estime de soi. Parce que tu marches seule. Tu affrontes la réalité telle qu’elle est. Elle ne fait plus peur. On arrive beaucoup plus à s’amuser sobre, aussi ! Avant, quand quelqu’un me parlait à une soirée, je le coupais dès qu’il y avait une super chanson qui passait pour aller danser. Maintenant, j’écoute. Je suis beaucoup plus bienveillante envers moi-même et envers les autres.
C. T. : Moi aussi. Je me sens humble. Et même plus drôle et corrosive ! Franchement, on fait des meilleures blagues sobres, parce qu’on a plus d’esprit. C’est mieux que rebondir lourdement ou se répéter comme une vieille…
Beaucoup de gens ont interrogé leur rapport à l’alcool pendant le confinement ou le font en janvier, avec Dry January. Qu’aimeriez-vous leur dire ?
S. B. : Arrêter pendant un mois m’avait aidée à entrevoir qui je pouvais être sans la béquille de l’alcool. Et je me suis beaucoup aimée à ce moment-là. C’est ce qui m’a permis ensuite d’arrêter. Il a fallu que je m’en rende compte seule. Comprendre qu’arrêter l’alcool n’est pas une privation mais un cadeau qu’on se fait, c’est une découverte intime.
C. T. : Si on commence le chemin, c’est qu’on sait que l’on boit trop. Mais il faut aussi savoir que prendre conscience de l’impact de l’alcool dans nos vies n’est pas facile. La société te dit « C’est pas grave, bois un p’tit coup ! ». Elle ne te dit pas « Tu as failli perdre ce job à cause d’une gueule de bois ».
S. B. : Dans le livre, j’ai repris une citation aperçue sur un blog : « Si vous vous demandez si vous avez un problème avec l’alcool, c’est que vous avez un problème avec l’alcool. » On peut se rassurer avec des copines autour d’un verre en se disant que non, on ne boit pas tant que ça. Ou bien opter pour la clairvoyance. C’est la différence entre le raccourci pour aller bien – l’alcool – et le chemin plus long, qui fait peur mais qui mène beaucoup plus loin – la sobriété.
Dans vos deux livres, vous racontez avoir considéré l’alcool comme un outil d’émancipation, avant de le voir comme une entrave à vos libertés. Comment avez-vous déchanté ?
C. T. : Pour moi, l’alcool était une façon de modeler ma féminité de manière différente. J’avais l’impression qu’en étant fêtarde, je ne faisais pas ce qu’il fallait faire en tant que femme, à savoir être docile. J’y voyais un geste politique. Puis j’ai vu des filles ultraféministes qui, elles, utilisaient leur cerveau. Et je me suis dit que j’aurais dû lire plus de livres plutôt que de picoler.
S. B. : Il y avait un côté militant chez moi aussi. Avec l’alcool, je revendiquais une liberté sexuelle. Quand on boit, l’estime de soi remonte. Ça me permettait d’envoyer bouler le deux poids-deux mesures qui veut que quand une nana se tape des mecs, c’est une « salope », là où quand un mec le fait, c’est un « Don Juan ». Mais cette liberté se retournait contre moi. Je me réveillais avec la gueule de bois et son paquet d’angoisses qui me disait « T’es moche, t’es nulle ». Il y a eu une question de pression professionnelle aussi. J’ai réalisé que ma consommation était devenue excessive au moment où j’ai commencé à être reporter en zone de conflits [Elle a été correspondante en Afrique de l’Est et centrale, ndlr].
C. T. : Beaucoup de femmes voient en l’alcool un sas de liberté pour sortir de leurs vies pressurisantes. On est toujours censées faire le double pour être considérées. Le petit verre du soir, ce sont un peu les épaules qui tombent après la journée à s’être fait insulter dans la rue, s’être fait siffler… La psychiatre Fatma Bouvet, que j’ai interviewée pour le livre, parle d’alcool « médicament » pour les femmes.
Qu’y a‑t-il de singulier à interroger son rapport à l’alcool quand on est une femme ?
S. B. : Il me semble que les femmes assument leurs vulnérabilités – comme on le fait dans ces deux livres – et osent plus en parler. Mais ce qu’il y a de proprement féminin, ce sont surtout les dangers liés à la sexualité. Quand un homme a un trou noir alcoolique, il s’en prend aux femmes. Quand les femmes ont un trou noir alcoolique, on s’en prend à elles… J’ai eu de la chance, mais il aurait très bien pu m’arriver des trucs pas cools.
C. T. : L’alcool accélère les rapports de domination. Je dirais aussi que l’alcool interroge le rapport des femmes à leurs corps. Dans nos livres, on raconte toutes les deux avoir eu des problèmes avec la nourriture dans notre jeunesse [anorexie et boulimie, notamment]. Beaucoup d’amies autour de moi qui ont eu ce genre de problème ont aussi pallié leur mal-être avec l’alcool.
S. B. : On est conditionnées pour ça. L’alcool est une béquille qui sert à survivre à cette pression qui pèse sur les femmes : être mince, être belle, plaire. L’alcool aide à étouffer la personne en nous qui dit « Non ».
C. T. : Et puis on est fortes pour se maltraiter nous-mêmes ! L’alcool fait partie de ce processus d’autodépréciation. Après, il arrive que je me retrouve dans l’histoire de mon compagnon, qui a arrêté de boire lui aussi. Parfois, non. Ce n’est pas toujours genré.
Vous expliquez aussi que l’alcool exacerbe le sexisme des hommes…
S. B. : L’alcool affaiblit l’activité du cortex préfrontal, qui commande le raisonnement. Les réactions impulsives prennent alors le dessus. Voilà pourquoi l’alcool facilite les violences. Il y a aussi une dimension sociale. Aller au bar avec des potes, laisser sa femme seule le soir, peut devenir une injonction. C’est ce que m’a expliqué un homme qui fréquentait les Alcooliques anonymes, que je cite dans le livre.
C. T. : En France, il existe une violence liée au mythe de la masculinité irrévérente. Celle du Gainsbourg qui picole, qui a le droit d’emmerder… Ça fait partie de « l’art de la séduction ». Cette imagerie machiste fait dire aux mecs blancs de droite : « C’est bon, on a le droit de picoler ». Et on ne le remet pas du tout en cause. Derrière tout cela, certains hommes boivent pour être « des hommes », et d’autres boivent parce qu’ils n’arrivent pas à être les hommes que la société voudrait qu’ils soient. Pour eux aussi, c’est une façon de baisser les bras. Il faudrait creuser tout ça.
Sans alcool, de Claire Touzard. éd. Flammarion. Sortie le 13 janvier 2021.
Jour zéro, de Stéphanie Braquehais. éd. L’Iconoclaste. Sortie le 7 janvier 2021.