De 7 000 à 10 000 mineur·es se prostitueraient en France 1. Depuis septembre, un centre consacré à cette problématique grandissante tente de reconnecter certaines de ces filles au quotidien normal de leur âge. Causette a passé quelques jours auprès de ces ados dans ce lieu pionnier, unique dans l’Hexagone.
Bougonne, Lydia 2 inspecte d’un œil perplexe ses mains pleines de pâte à tarte avant de les renifler en grimaçant de dégoût. Fière de son effet, elle ajoute de la farine avec un air narquois. Puis rigole face au regard amusé de Sarah 2, l’éducatrice qui l’aide à préparer la pizza prévue au menu de ce soir d’octobre. Nous sommes dans le premier centre en France consacré à l’accueil de mineures en situation de prostitution, ouvert en septembre par Solfa, association spécialisée dans l’accompagnement des femmes et des enfants depuis les années 1950. Une première pour cette adolescente de 16 ans aux yeux prolongés d’eye-liner qui, il y a quelques mois encore, enchaînait les actes sexuels tarifés sous la coupe d’un mac. « Je rêvais juste d’une autre vie », murmure celle qui n’a pas « hésité à saisir la main tendue par Solfa en venant ici ».
Longtemps passée sous silence, la prostitution des mineur·es a explosé au cours des dernières années. Une progression de 70 % entre 2016 et 2020, selon le service statistique ministériel de la Sécurité intérieure 3. « Toutes les catégories sociales sont concernées. Des filles de banlieues populaires comme des enfants de familles très aisées, qui utilisent les réseaux sociaux ou qui sont recruté·es via Internet, quand ce ne sont pas des amis, des petits amis ou des proches qui les exploitent, commente Karine Miquet, cheffe de service au centre. La prostitution dite “airbnb”, avec des appartements dédiés, a remplacé celle de rue, repérable grâce aux maraudes. » L’association Solfa, basée dans les Hauts-de-France, a donc imaginé son projet dans le cadre du plan national de lutte contre la prostitution des mineur·es. Lancé en novembre 2021 avec une enveloppe de 14 millions d’euros, ce plan prévoit la création d’un dispositif de prévention et/ou d’accompagnement dans chaque département. « Notre lieu est ouvert à titre expérimental jusqu’à la fin 2023 », précise la cheffe de service sans savoir s’il sera prolongé au-delà de cette date butoir.
À l’abri des proxénètes
Cinq filles sont actuellement accueillies 24 heures sur 24 dans ce foyer perdu au milieu de la campagne, pour six mois renouvelables. Cinq autres pourraient les rejoindre. Lydia et ses quatre colocataires squattent leurs chambres collectives dont les armoires font office de mur entre les lits, ou la pièce de vie avec ses multiples tables et canapés à côté d’une télé toujours allumée. Dans un bureau attenant, six travailleuses sociales et une assistante sociale spécialement formées 4 se relayent toute la journée pour animer diverses activités culturelles, sportives ou de loisir, leur proposer des formations, une scolarisation ou des stages, ou, enfin, pour planifier des moments avec leur famille ou avec leur référent·e ASE 5. Autant de ressources qui pourraient leur permettre, avec le temps, de rompre avec la prostitution.
« Nous devons leur construire un foyer où elles se sentent bien et où on répond à leurs premiers besoins, à savoir les soins du corps et le repos », revendique Karine Miquet. Raison pour laquelle, outre des groupes de parole et des entretiens individuels menés par une psychologue, l’équipe éducative aidée d’une infirmière s’assurent avant tout de leur santé, de leur suivi médical, et leur permet de dormir pour réparer un corps et un mental détruits par la prostitution et la consommation de drogues. « Être allongée dans mon lit, au calme, me permet de me ressourcer et d’oublier mon passé. Ils le comprennent ici », estime Lydia, tandis qu’elle se maquille avant de se rendre à son rendez-vous gynécologique avec Émilie 2, une autre éducatrice.
Lorsque l’association Solfa approche Lydia mi-août, cela fait quelques semaines qu’elle a réussi à fuir ses proxénètes. « J’étais tombée sur des mecs qui voulaient se faire de l’argent facilement. Moi je n’ai jamais voulu faire ça, surtout pas à 14 ans, se défend-elle. Ils postaient des annonces de rendez-vous sur un site où on vend plein de trucs comme des voitures ou des vêtements, et moi je rencontrais les clients dans des apparts loués. En mode débrouille. » Une fois à l’abri, celle qui a coupé les ponts avec sa famille va de foyer en foyer sans y trouver sa place, jusqu’à ce que, cet été, une éducatrice lui parle de ce centre. « J’ai rencontré des gens de Solfa pour leur poser des questions sur ce qu’on y ferait pour moi, se remémore Lydia, assise dans sa chambre. Et j’ai tout de suite adhéré, car on me proposait d’avancer, de tenter quelque chose pour m’en sortir sans être H24 sur mon passé. »
Allongée sur le lit voisin, Mercedes, 14 ans, la mine fatiguée, approuve. Après deux ans à pratiquer la prostitution, elle l’affirme : « Je veux juste recommencer ma vie à zéro. Pendant mon hospitalisation de cet été, Inès 2, l’assistante sociale [du centre, ndlr], m’a rendu visite pour me parler de ce lieu et me proposer de l’intégrer parce que j’avais un parcours prostitutionnel et plus aucune autre place en foyer. » Face à son envie farouche de troquer la prostitution pour l’école, sa référente ASE se charge alors de régler les détails de son arrivée avec l’association. Mercedes, qui ne quitte jamais son large pull rose, n’en dira pas plus sur son expérience. La douleur est encore trop vive. En décrochage scolaire lors de sa sixième, elle a mis tous ses espoirs dans la balance pour reprendre sa scolarité et une vie d’élève.
Dépaysement au calme
Lydia, elle, ne rêve que de chevaux. « Ils m’ont toujours aidée à tenir bon, donc j’aimerais devenir soigneuse équestre. Surtout que je ne veux pas retourner à l’école trop vite à cause du harcèlement que j’y ai subi. » Un horizon salvateur pour elles, que l’équipe du centre garde en ligne de mire lorsqu’elle construit leur prise en charge. À leur arrivée avec le peu d’affaires qu’elles possèdent, début septembre, les adolescentes ont été un peu déroutées par ces champs à perte de vue. La seule solution pour les couper de leur quotidien et les mettre en sécurité. « Je ne comprenais pas ce que je faisais là, c’était tellement perturbant d’être éloignée de tout après avoir toujours habité en ville », se rappelleLydia, qui ose à peine parler durant les premiers moments de son séjour. Les chevaux finissent par l’apaiser, même si l’angoisse que son ancien réseau localise son nouveau lieu de vie l’empêche encore d’aller se balader seule dans les environs.
Leur colocataire de chambrée, Léna 2, ne fait « pas autant de chichis ». L’important, pour elle, c’est « d’avoir un toit sur la tête et qu’on s’occupe de [s]on retour à l’école ». À 17 ans, l’aînée du foyer a du répondant. Dans sa vie d’avant, elle n’a pas hésité à remplacer la vente de shit par la prostitution qui lui rapportait beaucoup plus pour payer ses consos. Une prise de conscience, l’année dernière, la pousse à arrêter après trois ans de prostitution à son compte. « Tout cet argent sale ne sert à rien, à part te brûler les doigts. J’avais 7 000 euros de côté que j’ai dépensés en quelques semaines quand j’ai arrêté. » Après des violences familiales et quatre foyers éclusés, celle qui rêve d’intégrer l’armée a dû quitter son Sud natal mi-septembre et a voulu s’éloigner le plus loin possible, à cause de menaces d’anciennes connaissances. Alors, ici ou ailleurs…
Travail de patience
Dans les autres foyers qu’elles ont fréquentés, leur vécu prostitutionnel faisait d’elles une cible de mépris. « Dès qu’on apprenait pourquoi j’étais là, on m’insultait de “pute” – les filles et les éducateurs, raconte Mercedes tout en écrivant son prénom sur une feuille avec des paillettes. C’est compliqué de faire confiance à des adultes quand ils m’ont si souvent trahie. Mais ici tu peux tout dire, on t’écoute sans te juger. » De quoi créer un lien de confiance entre elles et l’équipe, indispensable pour que toutes donnent des nouvelles lors de leurs sorties nocturnes, plus ou moins régulières selon les pensionnaires. En cet après-midi d’octobre, c’est le cas d’Amélie 2, 16 ans, qui débarque tranquillement au foyer, après dix jours de fugue, en boitillant à cause d’une entorse. Elle a toujours eu dans l’idée « de revenir, affirme-t-elle en mangeant sa tartine. Des fois, je répondais à leurs SMS pour les tenir au courant et pas trop les inquiéter ». Une avancée, selon les travailleuses sociales, pour ces mineures auparavant complètement sorties des radars des institutions.
Les fugues, comme parfois la prostitution, font encore de temps en temps partie de la vie de ces adolescentes. « Ne soyons pas naïfs : les couper de leur environnement ne se fait pas en un mois, du fait d’un phénomène d’emprise extrêmement puissant », explique Karine Miquet. Si Amélie s’est quelque-fois éclipsée la nuit depuis son arrivée début septembre, comme Lydia, Mercedes et Léna, c’est par « ras-le-bol d’être ici et pour retrouver [s]es potes, [s]a vie d’avant », assure la jeune fille qui a géré avec son copain son « business » pendant plusieurs années pour se faire de l’argent. « C’est mon premier foyer ! Avant, j’habitais avec ma mère, mais elle a fait de la merde. Et comme je ne voulais pas rester avec mon père et que je suis une pute, on m’a envoyée ici. »
Cette confrontation au passé, Laura, 15 ans et sourire orné d’un appareil dentaire, l’a réitérée souvent ces jours-ci, revenant au petit matin après ses sorties nocturnes. Celle qui a débuté dans la prostitution à 13 ans, à la demande d’un “ami”, a rapidement décidé de poursuivre à son compte, basculant des réseaux sociaux à la rue. « Avec l’argent que je me fais, je m’achète plein de trucs chers, comme mon sac Chanel. Et cette vie me convient parfaitement, affirme-t-elle, provocante. L’équipe me voit des soirs me préparer pour sortir, mais je me fous qu’ils me disent de ne pas y aller. » Inès, l’assistante sociale, convient d’une marge de manœuvre étroite : « On ne peut pas les contraindre ni les enfermer, au risque de reproduire la violence. Juste leur dire de faire attention, de garder le contact, qu’elles ont leur place ici… et faire une déclaration au commissariat pour être dans les clous. » L’équipe rappellera tout de même à l’ordre Amélie, qui a fugué trop longtemps, et reposera avec elle les bases de son engagement.
“Leur recréer une adolescence”
« Certes, elles ont connu une errance familiale renforcée par la prostitution, mais on doit les considérer comme des ados, plaide Émilie, l’éducatrice. Tout ici vise donc à leur recréer une ado- lescence mais avec un but d’autonomisation, en leur posant des règles de vie. » Et si, aujourd’hui, Lydia et Léna acceptent de faire le ménage avec la personne qui entretient la maison, alors que les autres se défilent, toutes l’admettent : « Se lever à l’heure, “cleaner”, cuisiner, ça nous apprend à gérer le quoti- dien et à reprendre un rythme normal. Même si c’est saoulant. »
À l’heure du goûter, la bonne humeur a quitté le visage de Lydia quand elle s’installe seule à table. Le regard triste, elle se confie sur ses « relations compliquées avec les autres filles. On a vécu un peu la même chose, mais ça ne nous rapproche pas ». Vivre en communauté, partager une chambre sans intimité… se révèle difficile à gérer, et les tensions restent latentes. D’où l’organisation de réunions hebdomadaires au cours desquelles ces cinq jeunes parlent à bâtons rompus.
Malgré les coups de blues, Lydia « tien[t] grâce au projet avec les chevaux », assure-t-elle. Tout comme Mercedes et Léna avec l’école. Au quotidien, les éducatrices doivent composer avec leurs traumatismes. Lydia, par exemple, refuse de se rendre à son prochain cours équestre. « Je ne suis pas prête à y aller si personne ne reste avec moi toute la séance. Je préfère avancer petit à petit. » Consciente de sa peur de l’abandon, Sarah, l’éducatrice, n’insiste pas. Elle se rend à l’entretien qu’elle doit avoir avec Mercedes, lequel ne durera que quinze minutes, faute de capacité de concentration suffisante de l’ado. Et de conclure : « Elle refuse notre proposition de rattrapage scolaire, tenant absolument à sa rescolarisation. On finalise son inscription dans un collège, mais ça va être compliqué pour elle de suivre des cours alors qu’elle ne tient que vingt minutes en rendez-vous. » Les choses avancent aussi pour Léna, dont l’inscription dans un nouveau lycée professionnel vient d’être finalisée grâce aux efforts des éducatrices.
Après plus d’un mois d’activité, Solfa adapte sans cesse sa méthodologie, noue d’autres partenariats avec des associations… selon l’évolution de Lydia, Mercedes, Léna, Amélie et Laura. La cheffe de service l’admet : « On sort parfois des clous d’un accompagnement classique. On pose des jalons, on leur donne des ressources pour sortir de la prostitution dans trois ou six mois, deux ans, peut-être jamais. » Mais cela vaut mieux que de les abandonner.
1. Selon les estimations du rapport Champrenault, remis en juillet 2021 au secrétariat d’État à l’Enfance.
2. Les prénoms ont été modifiés.
3. Recensement établi à partir du logiciel de rédaction de procédures de la police et de la gendarmerie.
4. En plus d’une personne chargée de l’entretien de la maison et de deux surveillants de nuit.
5. Aide sociale à l’enfance qui a la charge, dans les départements, de la protection de l’enfance.