Najat VB
© ASTRID DI CROLLALANZA/SEUIL

Najat Vallaud-​Belkacem : “Les écrans sont des squat­teurs de nos vies”

Alors que France Inter consacrait sa journée d’hier aux écrans, Najat Vallaud-Belkacem revient, pour Causette, sur sa proposition de rationner Internet pour permettre d’adopter une consommation raisonnée.

Vous lisez cet article sur un écran. Cela fait peut-être déjà plusieurs heures que vous scrollez sur vos réseaux sociaux sans vous en rendre compte. Ce sera lorsque vos enfants n’arriveront pas à décrocher leur nez de leur écran que vous vous rendrez compte, peut-être, des dégâts que peut causer leur surconsommation. Ne vous blâmez pas, vous n’êtes pas le·la seul·e. Les écrans sont partout. Ils rythment notre journée et, parfois pire, dictent notre vie, charriant avec eux le cyberharcèlement, la haine en ligne, la désinformation, l’accès des mineur·es à la pornographie… Mais rassurez-vous : un monde sans écran est possible, du moins avec une consommation raisonnée. C’est en tout cas l’idée portée par Najat Vallaud-Belkacem. 

Le 18 mars dernier, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale sous François Hollande, aujourd’hui directrice générale de l’ONG One France et présidente de France Terre d’asile, publiait une tribune dans Le Figaro dans laquelle elle plaidait pour un Internet rationné. Une piste de réflexion opportune : France Inter consacrait justement son jeudi 28 mars aux écrans afin de faire le point sur notre utilisation et bien souvent notre (sur)consommation. Pour Causette, Najat Vallaud-Belkacem revient sur sa proposition.

Causette : Dans votre tribune publiée le 18 mars dernier dans Le Figaro, vous plaidez pour un Internet rationné. Expliquez-nous ce concept ?
Najat Vallaud-Belkacem :
Tout cela part d’une réflexion personnelle, que je doute être la seule à mener en réalité. Je pense que nous sommes nombreux à être très lucides sur notre rapport aux écrans. Je me suis interrogée sur notre aliénation face à eux. Notre consommation a basculé depuis quelques années et on ne prend pas encore tout à fait la mesure de son ampleur. Les écrans ne sont plus simplement des invités dans nos vies. Ils se sont installés au point qu’ils les squattent. Et on se demande encore si nos vies nous appartiennent.
On passe quand même parfois huit heures, dix heures, voire plus par jour sur des écrans. Et ce n’est pas seulement pour le travail ou sur les réseaux sociaux. On a aujourd’hui un nombre considérable de services publics dématérialisés. Pour prendre un billet de train ou remplir d’innombrables formalités administratives par exemple. Absolument tout passe par le numérique. Ce qui augmente de fait le temps d’exposition aux écrans. Donc, quand vous mettez bout à bout le temps qu’on y passe pour le télétravail ou les études, les tâches administratives et le scrolling récréatif, on se rend rapidement compte qu’on ne maîtrise pas du tout notre consommation. Ma réflexion, c’était vraiment se poser cette question : est-ce qu’on ne peut pas essayer de remaîtriser un peu la situation ? De reprendre la main ? Parce que c’est à la fois une question de temps mais aussi de charge mentale. Ces outils numériques happent notre concentration et notre capacité d’attention, mais diminuent aussi notre bande passante pour le reste de notre vie.

Dans cette tribune, vous donniez l’exemple de limiter la consommation d’Internet des Français·es à 3 gigaoctets (Go) par semaine. Ce qui vous a valu pas mal de critiques sur les réseaux sociaux, certain·es internautes militant pour qu’Internet reste au contraire un espace de liberté. Que leur répondez-vous ?
N.V-B. :
J’ai été assez surprise, je ne cherchais pas à donner de leçon. La tribune était simplement un propos de citoyenne appelant collectivement à réfléchir. Certains ont considéré que j’annonçais une mesure gouvernementale à venir, alors que j’étais dans un raisonnement intellectuel. J’ai aussi vu passer des arguments sur l’utilisation professionnelle qu’on peut avoir aujourd’hui du numérique. C’est exactement le débat que je voulais : qu’on se demande ce qu’on prioriserait si on devait être amené à diminuer notre consommation.
Ça ne veut pas forcément dire qu’il y a une solution évidente qui s’impose à tout le monde, je vois très bien en quoi celle du rationnement peut déranger un certain nombre d’idéaux sociétaux. Quand je dis rationnement, je ne dis pas que je souhaite un État autoritaire qui vient imposer une limitation à tous sans rien demander à personne. Je dis que nous devons avoir une conversation collective pour savoir ce que nous voulons, ce qui nous paraît équilibré, à travers une convention citoyenne par exemple. Je rêverais d’une convention citoyenne, un peu sur le modèle de la fin de vie ou du climat. Pour moi, l’impact négatif des écrans est un des grands maux du siècle. Quand on voit par exemple l’ampleur des deepfakes et leurs conséquences sur la sexualisation et la délégitimation des femmes, on ne peut pas se dire que c’est dans ce monde virtuel qu’on veut continuer à évoluer.

Dans cette tribune, vous décrivez très bien notre rapport ambivalent à notre temps passé sur Internet : “Il est envahissant et en même temps nous le chérissons. Nous le subissons, mais refusons qu’on le résolve”. Cette ambivalence explique-t-elle le manque de politiques publiques sur le sujet ?
N.V-B. :
C’est possible. Internet est tellement ancré dans nos vies, il s’est à certains égards rendu tellement indispensable, plus encore après l’épisode du Covid, qu’on préfère mettre le sujet sous le tapis ou le traiter exclusivement sous l’angle du mal-être produit chez nos enfants. Mais le sujet nous concerne tout autant, nous, les adultes.

Votre réflexion est quasi philosophique : vous citez la notion élaborée il y a quelques années par le professeur de littérature et médias Yves Citton, “l’écologie de l’attention”, comme alternative à la suroccupation de notre esprit provoquée par les écrans. Rationner Internet permettrait-il, selon vous, de prendre le temps de vivre autrement ? D’enrichir et d’améliorer les relations humaines par exemple ?
N.V-B. :
Tout à fait. Les écrans nous retirent de la bande passante pour investir les autres dimensions de notre vie. Notre bande passante n’est pas infinie et en scrollant, on perd toute capacité à se concentrer sur autre chose. J’ai l’impression que nous sommes aujourd’hui dans le zapping permanent. N’avez-vous pas chaque jour l’impression de commencer dix tâches à la fois en oubliant au passage ce que vous étiez en train de faire à la moindre notification ?

Alors que France Inter consacrait sa journée du 28 mars aux écrans et à leurs dangers, vous écriviez, sur X, recevoir de nombreux témoignages à la suite de votre tribune. Que ressort-il de ces messages ?
N.V-B. :
Je ne m’attendais pas à en recevoir autant. J’ai reçu beaucoup de remerciements pour avoir abordé ce sujet. Beaucoup de témoignages personnels aussi. D’expériences en tant qu’adultes mais aussi de parents. Ils racontent pour beaucoup un terrible sentiment d’impuissance. La surconsommation d’écrans peut vraiment devenir une souffrance. Et à coup sûr le sujet numéro 1 de tensions et de négociations permanentes dans les familles qui n’en peuvent plus.

Jusqu’à présent, on posait souvent le sujet des écrans par le biais de leurs conséquences néfastes sur les enfants, notamment en termes de développement cognitif mais aussi de cyberharcèlement. C’est oublier que la surexposition aux écrans a aussi des conséquences sur les adultes.
N.V-B. :
Absolument. Comment faire la leçon à nos enfants lorsqu’ils ne nous voient pas nous-mêmes exemplaires dans notre rapport à l’écran ? On ne peut pas être crédibles. Et c’est vrai qu’il y a un plus grand consensus sur la question des enfants que sur celle des adultes. Alors que je crois sincèrement que ce sujet dépasse la question des enfants. Évidemment qu’il est particulièrement problématique pour eux, parce que le numérique vient parfois même les empêcher de faire l’expérience d’autres pratiques comme la lecture (voire quand il s’agit de très jeunes enfants, du langage). Mais même pour les adultes : nombreuses sont les personnes autour de nous à avoir diminué leur temps de lecture et les autres pratiques culturelles ou sociales à cause du temps passé sur les écrans.

Aux États-Unis, la Floride vient justement d’adopter une loi visant à restreindre l’accès des mineur·es de moins de 16 ans aux réseaux sociaux. Les enfants de moins de 14 ans ne pourront plus ouvrir un compte sur un réseau social et les adolescent·es âgé·es de 14 à 15 ans devront obtenir un accord parental pour le faire. Qu’en pensez-vous ? Est-ce une première étape vers un rationnement ?
N.V-B. :
Ça ne me choque pas qu’une mesure comme celle-ci soit adoptée. Je pense qu’il faut tenter en tout cas. Il faut se donner les moyens de faire des expérimentations, de voir ce que cela donne, en évaluer posément les effets. Il ne faut pas être paralysé devant le sujet en se disant “les écrans sont le sens du progrès”. Ce n’est pas vrai. Je suis quelqu’un de progressiste et quand je vois qu’un outil est en train de remettre au contraire en cause des progrès qu’on a obtenus dans la “vraie vie” (l’égalité femmes-hommes, la démocratisation du savoir et des connaissances, la protection de la dignité humaine, etc.) je pense que ça vaut la peine qu’on y réfléchisse deux secondes.

Faudrait-il selon vous faire de l’éducation aux écrans auprès des enfants sur le modèle de l’éducation aux médias ?
N.V-B. :
Absolument. C’est dans un cadre structuré comme l’école qu’on peut apprendre aux élèves à maîtriser la machine plutôt que de se laisser maîtriser par elle. Les accompagner pour leur faire comprendre ce qu’est un algorithme et que les informations qu’on trouve sur les web proviennent de lignes de codes et de programmes souvent biaisés, donc sont questionnables. Moi, je suis en faveur de cet apprentissage à condition que les enseignants soient formés. Ce qui est toujours un peu la roue manquante du carrosse.

Certain·es vous ont reproché une certaine incohérence : lorsque vous étiez ministre de l’Éducation nationale, en 2015, vous avez équipé les collèges en ordis et en tablettes et aujourd’hui, vous voulez en limiter les usages. Que répondez-vous ?
N.V-B. :
Cet argument ne tient pas selon moi. Il n’y a absolument aucune incohérence ni contradiction. Déjà, 2015, c’était il y a dix ans et en dix ans, notre rapport aux écrans s’est largement aggravé. TikTok n’existait pas par exemple. Ensuite, en 2015, à travers le “plan numérique au collège”, il était question d’apprendre aux enfants comment fonctionne le numérique. La suite logique aujourd’hui, compte tenu des évolutions du numérique, serait d’apprendre aux enfants à s’en défaire de temps en temps. Donc, l’idée, c’est bien tout ça à la fois : apprendre à s’en servir pour ne pas se laisser asservir, mais aussi à s’en détacher pour ne pas finir totalement aliéné.

Najat VB livre

Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme, de Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet. Seuil, 144 pages, 12,90 euros.

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