Mise à jour 8 mars 2022 /// Debout les femmes ! sort en dvd à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes. Vous pouvez vous le procurer ici par exemple.
Ce sont elles que filment le réalisateur Gilles Peret et le député François Ruffin dans Debout les femmes !, en salles mercredi 13 octobre. Les « premières de corvée » ont accepté de raconter la réalité de ces boulots précaires à Causette.
Elles s’appellent Hayat, Jeannette, Martine ou Isabelle. Elles vivent à Dieppe, Abbeville ou Amiens. Elles sont celles qui se lèvent tôt, les « premières de corvée », les travailleuses « en première ligne ». Elles sont celles qui prennent soin des autres, mais dont la société ne se soucie guère. Elles sont surtout les héroïnes du documentaire Debout les femmes !. Des héroïnes anonymes et trop souvent invisibles qui crèvent l’écran, au point que Causette a eu envie de les mettre en couv pour leur donner toute la lumière qu’elles méritent et d’aller à leur rencontre pour faire entendre leurs voix. Portraits.
Hayat Matboua
43 ans, accompagnante d’élèves en situation de handicap
L’affectation pour l’année scolaire 2021–2022 est arrivée dans la boîte mail d’Hayat Matboua, mardi 31 août. L’accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH) a su quarante-huit heures avant la rentrée dans quel établissement scolaire et dans quelle classe elle allait travailler. Coup de chance, elle doit se rendre en CP-CE1 au même endroit que l’an dernier, à Amiens Nord. Mais elle aurait pu être envoyée dans une autre école, y compris loin de chez elle, alors qu’elle n’a pas de voiture. « Les responsables des plannings pensent sans doute que je vais y aller en tapis volant », ironise-t-elle.
Si elle a décidé de prendre la situation avec humour pour ne pas trop se laisser ronger par la colère, elle ne mâche pas ses mots pour qualifier le sort réservé aux AESH. « C’est irrespectueux. Comment on s’organise dans notre quotidien, quand on a des enfants à faire garder par exemple ? » demande-t-elle. Depuis la mise en place, en 2019, des pôles inclusifs d’accompagnement localisés (Pial), censés regrouper les professionnel·les de l’inclusion d’un même secteur, les AESH se heurtent à un enfer administratif et à des changements d’affectation incessants. Cette instabilité va pourtant à l’encontre du lien que l’AESH est censée créer avec l’enfant en situation de handicap qu’elle accompagne tout au long de la semaine. « Quand nous sommes absentes, l’enfant ne peut pas venir à l’école, rappelle Hayat. Et si ça change sans cesse, comment peut-il avoir des repères ? »
En sept ans de carrière – elle est arrivée là par hasard et sans formation après quelques années comme téléconseillère et une longue pause pour élever ses trois enfants –, Hayat a acquis seule de solides connaissances en matière d’éducation et de handicap. « Mon tout premier poste était auprès d’un petit garçon autiste de 6 ans, se rappelle-t-elle. Je n’y connaissais strictement rien, alors je me suis formée en lisant des livres à la bibliothèque, en cherchant sur Google et en l’observant. » Elle se souvient encore des jouets qu’elle rapportait de chez elle pour essayer de le distraire sans perturber la bonne marche de la classe. Désormais, elle refuse de pallier seule le manque de moyens et de reconnaissance de l’Éducation nationale. « Je voudrais simplement des droits : un vrai statut, un vrai salaire. Pour le moment, nous sommes les invisibles de l’école », dénonce-t-elle. Pour les vingt-quatre heures hebdomadaires durant lesquelles elle accompagne un enfant en situation de handicap, Hayat perçoit 720 euros net. « C’est honteux », conclut-elle, certaine qu’elle quittera bientôt ce métier épuisant.
Lire aussi l "Debout les femmes" : François Ruffin exige de la thune pour les travailleuses du lien !
Jeanette Sambo
61 ans, femme de ménage
Jeannette vient d’entamer sa quatorzième année à l’Assemblée nationale. Elle s’y rend chaque matin dès 7 heures pour nettoyer douze bureaux et autant de chambres mises à disposition des élu·es. Le mois dernier, elle a perçu 1 300 euros net. Un salaire à peine plus élevé que le Smic, mais « supérieur à la moyenne du secteur », selon Florian Bachelier, le premier questeur de l’Assemblée. « Il n’y a pas si longtemps, je touchais 900 euros. On fait quoi avec ce salaire en région parisienne ? soupire-t-elle en refermant la pochette rouge dans laquelle elle transporte ses documents. Et le bulletin fait souvent le yoyo, il faut tout recalculer à chaque fois, parce qu’on me compte parfois des absences alors que j’étais là. » À six années de l’âge de la retraite, elle ressent l’usure des tâches répétitives et de la cadence de plus en plus soutenue avec laquelle elle doit les effectuer.
Depuis peu, elle porte une ceinture pour protéger son dos. Arrivée du Congo, elle s’est d’abord installée à Alès, dans le Gard, avant de venir à Paris – en laissant enfant et mari sur place – parce qu’une amie lui avait dit qu’à la capitale, « il y avait du boulot ». « J’étais prête à tout faire, confie-t-elle. J’aurais pu laver des cadavres car il n’y a pas de mauvais métier. » Une rencontre impromptue dans le métro avec un certain « monsieur Antoine » lui permettra de rejoindre l’équipe de nettoyage du Palais Bourbon, qui compte aujourd’hui 175 personnes, dont 127 femmes. « Il y a de moins en moins de jeunes qui acceptent ce métier, explique Jeannette. Ce sont toutes des vieilles femmes comme moi. »
En mars, après plusieurs mois de discussions, les député·es ont fini par décider de l’attribution d’un treizième mois de salaire pour ces agent·es, qui ne sont pas salarié·es de la chambre basse, mais d’une entreprise sous-traitante. « J’ai sollicité monsieur Ruffin, car je me doutais qu’il aurait envie de nous défendre, et ça nous a permis de faire passer le message », raconte Jeannette, qui a déjà touché un acompte de ce treizième mois et espère obtenir l’intégralité de la somme à la fin de l’année. Si quelques-unes de ses collègues sont des amies, elle regrette le manque de solidarité et de cohésion. « Il faudrait qu’on soit toutes ensemble, lance-t-elle avec enthousiasme. Ce sont les femmes qui tiennent le flambeau. Si elles se révoltent et disent “On ne fait plus rien”, comment ça va se passer ? » On ne sait pas, mais on a hâte de voir ça…
Annie Queneuille et Sylvie Defossé
63 ans et 55 ans, auxiliaires de vie sociale
Elles s’entendent tellement bien qu’elles se sont vues pendant les vacances. Les retrouvailles dans une crêperie du Morbihan étaient joyeuses et studieuses. « On a parlé de quoi ? De boulot ! s’exclame Sylvie Defossé. On ne peut pas s’en empêcher. »
Annie Queneuille a beau avoir pris sa retraite en mai 2020, elle continue de s’intéresser au sort « des filles » de l’association La Maison du Vimeu vert, devenue aujourd’hui L’Entraide familiale et située dans le département de la Somme. Sylvie, plus jeune de quelques années, n’en a pas encore fini avec le métier d’auxiliaire de vie sociale (AVS), qu’elle aime, mais qui la malmène.
À elles deux, Annie et Sylvie comptabilisent six accidents du travail. L’épaule de l’une, le genou de l’autre se sont successivement brisés. Les blessures d’amour propre ne les ont pas non plus épargnées. « Beaucoup de gens pensent qu’on a un métier facile, qu’on va juste boire le café chez Pépé et Mémé, s’agace Sylvie. D’autres pensent qu’on fait ça parce qu’on n’a pas été capables de trouver autre chose. » Plus jeune, elle était serveuse. Elle a tout arrêté pour élever ses trois enfants. Quand la dernière a rejoint la fac, Sylvie a eu besoin de plus d’argent. En une journée, elle décroche un emploi. « Je n’avais pas de formation, mais j’aimais le contact et les gens, qualités essentielles pour ce métier », rappelle la quinquagénaire brune aux yeux soulignés de noir.
Annie aussi aime s’occuper des personnes âgées. En 1989, après une première expérience de couturière dans une usine de textile de la région et après avoir eu trois enfants, elle intègre l’association du Vimeu vert. Elle y restera trente ans. Trente années au cours desquelles elle a vu les conditions de travail se dégrader. Manque de temps, horaires atomisés, salaire inférieur à 1 000 euros qui leur donne le sentiment de « travailler à perte »… « Je me sentais tellement pressurisée à devoir courir d’un endroit à un autre que j’ai eu l’impression d’être maltraitée et maltraitante, raconte-t-elle. Je me souviens de ce monsieur âgé que j’aidais à manger en regardant ma montre avec angoisse car j’étais en retard. Il a failli faire une fausse route. J’en étais malade. »
Les deux femmes ont noué de profonds liens d’amitié en devenant camarades de lutte. Il y a six ans, le département de la Somme, dont dépend l’association, a modifié le statut des AVS, les faisant passer d’un système de prestation avec un horaire fixe à un système de mandat auprès des particuliers. Un changement synonyme de perte de salaire et de précarité accrue pour ces professionnelles.
Elles sollicitent alors François Ruffin et décident de se lancer dans un combat médiatique et politique. Si leur statut et celui de leurs collègues n’ont pas été transformés, Annie et Sylvie se réjouissent d’avoir mis en lumière leur quotidien difficile. Elles se félicitent surtout d’avoir osé exprimer leur mécontentement.
Delphine Folliot
47 ans, aide à domicile
La sonnerie stridente envahit la pièce. Delphine fronce les sourcils en consultant son « smart ». Le planning de la journée vient de s’afficher. Bientôt, deux autres messages apparaissent. L’aide à domicile qui vit sur les hauteurs de Dieppe (Seine-Maritime) n’aime pas trop ce boîtier noir qui ressemble à un téléphone portable. Pourtant, c’est son outil de travail principal depuis quatorze ans. C’est avec lui qu’elle pointe lorsqu’elle arrive chez une personne parce que ses horaires sont surveillés de près, c’est là-dessus qu’elle reçoit les consignes (« Faire une toilette intime à madame D. », « Attention changement de digicode chez monsieur F. »).
Cette quadragénaire, mère de trois grands enfants et qui vit seule désormais, travaille 120 heures par mois. « J’en ai marre de cavaler à droite à gauche en permanence, d’un quartier à l’autre, raconte l’ancienne vendeuse en pâtisserie. C’est un métier très prenant avec une forte amplitude horaire – je peux faire 7 h‑20 h – et de gros trous dans la journée. Résultat, je n’ai pas de temps pour moi. » Son temps, elle le consacre surtout aux autres : « Ah ! il en faut de la compassion et de l’empathie pour accompagner les gens qui sont en perte d’autonomie. Il faut savoir trouver les mots face à celles et ceux qui se voient mourir. » Delphine a suivi une formation sur la fin de vie pendant quelques heures.
Des groupes de parole sont organisés par le Centre communal d’action sociale (CCAS) de Dieppe, son employeur, chaque mardi. Mais elle ne s’y rend pas : « Je prends sur moi », explique-t-elle. La plupart du temps, les proches ont conscience de la valeur de son travail et témoignent leur reconnaissance, à l’image de la famille d’une dame dont Delphine s’occupait qui n’a pas voulu débuter les obsèques sans elle. Mais les conditions matérielles, elles, ne changent pas. Delphine touche 1 300 euros net et ses frais d’essence sont à sa charge. Cet été, elle a eu droit à une maigre prime Covid. Montant : 313 euros. Elle aimerait une meilleure considération et un salaire plus élevé. Mais elle ne se fait guère d’illusions. « On est vraiment en bas de l’échelle, regrette-t-elle. La société préfère payer plus les gens qui sont dans les bureaux, derrière un ordinateur, plutôt que des aides à domicile qui prennent soin des personnes âgées ou malades. » Parfois, elle se dit qu’elle aimerait changer de métier, pour soulager ses épaules qui craquent et ses jambes lourdes, mais elle ne sait pas ce qu’elle fera. « Les semaines sont dures, mais dans le fond, j’aime mon métier, poursuit-elle. J’en suis fière. »
Martine Duchemin
61 ans, auxiliaire de vie sociale
« Demain, je commence à 7 h 15 avec une grand-mère de 98 ans à qui je dois mettre ses bas. Ensuite, j’emmène quelqu’un en courses. Comme on dit dans notre jargon, c’est un cas psy, donc une personne avec des difficultés, détaille Martine Duchemin, AVS installée à Abbeville (Somme) depuis cinq ans. Je retourne chez la dame pour le déjeuner pour lui donner à manger à la cuillère. Je grignoterai quelque chose sur le trajet, car je dois emmener une autre personne faire ses courses. Après, j’ai un creux et ensuite je dois coucher quelqu’un. Sur le papier, je suis censée finir à 19 h 30, mais je ne serai chez moi qu’à 20 heures. »
Avant de vivre dans la Somme, Martine exerçait le même métier dans la région de Tours (Indre-et-Loire). Elle a déménagé pour s’occuper de son père malade et n’en est plus repartie. Après une formation de quatre mois, elle a longtemps enchaîné les CDD à temps partiel. Elle a acquis une petite notoriété dans le centre d’Abbeville. « Ma voiture verte est célèbre, dit-elle en rigolant. Elle faisait un bruit d’enfer et elle m’a lâchée. À part 10 euros par-ci par-là, mon employeur ne prend pas ça en charge. J’aimerais avoir une carte essence pour absorber les frais, mais pour le moment, je n’en ai pas. » Aujourd’hui, elle se déplace à vélo ou avec la voiture qu’une copine militante insoumise lui a prêtée.
Martine a beau avoir dépassé la soixantaine, elle ne manque ni d’énergie ni de projets. D’ailleurs, elle n’a pas hâte d’être à la retraite. « J’ai tellement l’habitude de courir en permanence que ça va me faire bizarre. Bon, au moins, j’aurai le temps d’aller en manif et de militer. » Son engagement politique récent a vu le jour au moment de la crise des « gilets jaunes ». Elle se rendait « à la cabane des Gilets » sur le rond-point à la sortie d’Abbeville le soir et repartait travailler le lendemain matin. C’est d’ailleurs sur ce rond-point qu’elle a croisé la route de François Ruffin. Elle était contente de rencontrer quelqu’un « qui s’intéresse aux pauvres » et à qui parler des conditions de travail difficiles. « Moi, je monte des grèves toute seule avec ma pancarte », plaisante-t-elle.
Martine voudrait que toutes « les filles » gagnent au moins 1 200 ou 1 300 euros par mois. C’est loin d’être le cas de toutes et ce n’est toujours pas le cas pour elle. En moyenne, son salaire tourne autour de 1 000 euros par mois. Parfois moins. « Je me bats contre le temps partiel subi et contre l’indifférence qui entoure notre métier, que certains confondent trop souvent avec celui de bonne à tout faire », conclut-elle, agacée.