La plainte en diffamation est devenue l’arme fatale des hommes accusés publiquement de violences, comme l’ont récemment subi les jeunes femmes derrière le mouvement #IWasCorsica. Autopsie de ce délit utilisé contre les femmes pour mieux noyer le poisson.

Lina Marini (18 ans) y a échappé, mais Océane Zamboni (17 ans), Scarlett Giorgi (19 ans) et Anaïs Mattei (22 ans) ont été convoquées à la gendarmerie de Borgo (Corse), le 15 juin dernier. Leur audition a été provoquée par le dépôt de plusieurs dizaines de plaintes en diffamation, en réaction à la libération de la parole de centaines de femmes victimes de violences sexuelles, en Corse, sous le hashtag #IWasCorsica sur Twitter depuis le 4 juin. En quelques jours, les noms d’une centaine d’hommes, désignés comme auteurs d’agressions sexuelles ou de viols, se sont mis à circuler dans des groupes de discussions privées sur WhatsApp. Certains ont alors décidé de déposer plainte en diffamation.
Le 4 juin, la Corse était secouée par un séisme féministe dont les répliques ne sont toujours pas achevées. Sur Twitter et Instagram, des dizaines de femmes – et quelques hommes – révélaient avoir été violé·es ou agressé·es sexuellement en utilisant un hashtag né aux États-Unis à la fin du mois de mai : #IWas. Signifiant « j’avais », l’expression était suivie de l’âge de la personne au moment du viol ou de l’agression. En trois jours, l’expression s’est muée en #IWasCorsica et les témoignages se sont empilés, par dizaines, jusqu’à plus de deux cents.
Anaïs, Scarlett et Océane ont publié leur #IWas. Puis, le 6 juin, avec plus de cinquante autres personnes souhaitant s’organiser pour que cette mobilisation virtuelle soit suivie d’effets, elles ont aussi rejoint une conversation privée sur Twitter. Dans ce groupe se sont partagées les identités des hommes accusés, jusque-là non divulguées. Quelques jours plus tard, une liste de noms circulait dans des groupes de discussions privées sur WhatsApp. Lors de leur audition, qui visait à identifier les responsables de la diffusion de cette liste, les trois jeunes femmes ont expliqué au gendarme être étrangères tant à l’établissement de la « liste WhatsApp » – « fausse, puisqu’elle contient des noms jamais cités dans le groupe Twitter », précise Anaïs – qu’à sa divulgation.
Si cette convocation chez les gendarmes les a éloignées de l’activisme sur Twitter, les jeunes femmes ont organisé une première « manifestation #IWasCorsica », le 21 juin à Bastia, et ont créé un collectif féministe, Zitelle in Zerga (« Jeunes filles en colère » en corse) début juillet. Deux appels à témoins ont été publiés sur le compte Instagram de ce collectif le 23 juillet.
Les jeunes féministes ont retenu la leçon : ils combinent précision et prudence, en décrivant les hommes qu’elles accusent sans dévoiler leurs noms. « Nous voulions mettre en relation un maximum de victimes de deux hommes, déjà dénoncés par plusieurs femmes », explique Lina, avant d’ajouter : « La Corse, c’est petit : ce que l’on a écrit suffit à rendre ces hommes identifiables par les femmes qu’ils ont agressées. » L’astuce a bien fonctionné, selon Anaïs : « En quelques jours, une dizaine de femmes nous ont contactées. » Et cette fois, les hommes n’ont pas porté plainte.
« Une arme contre les puissants »
Le délit de diffamation est défini par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Mobilisable dans un délai de trois mois suivant la publication de propos attentant à l’« honneur » ou la « considération » (les termes sont ceux de 1881) d’une personne, la diffamation doit faire l’objet d’une plainte pour être constatée1. Celle-ci doit être déposée par la personne elle-même et porter sur un « fait précis »2 qui lui a été publiquement imputé3.
« À l’origine, le délit de diffamation est pensé comme une arme contre les puissants », explique l’historienne Mathilde Larrère. Pour les législateurs de l’époque, l’enjeu est de mettre fin à la censure a priori, « vestige de la censure royale », précise cette spécialiste des mouvements révolutionnaires au XIXe siècle. De fait, cette loi consacre une liberté d’expression totale et sans contrôle possible de l’État : la censure ne peut intervenir qu’après la parution des propos et à l’issue d’un procès4 qui ne se tient qu’à l’initiative de celui qui s’estime diffamé.
Parce que les législateurs ont voulu restreindre au maximum le droit de regard des institutions et des magistrats sur la parole publique, une autre particularité de procédure existe. Saisi, le juge d’instruction n’a pas à déterminer si l’atteinte à l’honneur ou à la considération est caractérisée : si les faits (les propos) sont vérifiés, qu’ils portent sur un fait précis et que leur auteur ou diffuseur est identifié, un procès aura lieu pour que les deux parties plaident leur cause directement devant une cour.
Seule « l’exception de vérité » peut mettre fin[…]