La plainte en diffamation est devenue l’arme fatale des hommes accusés publiquement de violences, comme l’ont récemment subi les jeunes femmes derrière le mouvement #IWasCorsica. Autopsie de ce délit utilisé contre les femmes pour mieux noyer le poisson.
![Plaintes en diffamation : l’arme fatale des hommes accusés de violence 1 © Tingey](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/09/©-Tingey-682x1024.jpg)
Lina Marini (18 ans) y a échappé, mais Océane Zamboni (17 ans), Scarlett Giorgi (19 ans) et Anaïs Mattei (22 ans) ont été convoquées à la gendarmerie de Borgo (Corse), le 15 juin dernier. Leur audition a été provoquée par le dépôt de plusieurs dizaines de plaintes en diffamation, en réaction à la libération de la parole de centaines de femmes victimes de violences sexuelles, en Corse, sous le hashtag #IWasCorsica sur Twitter depuis le 4 juin. En quelques jours, les noms d’une centaine d’hommes, désignés comme auteurs d’agressions sexuelles ou de viols, se sont mis à circuler dans des groupes de discussions privées sur WhatsApp. Certains ont alors décidé de déposer plainte en diffamation.
Le 4 juin, la Corse était secouée par un séisme féministe dont les répliques ne sont toujours pas achevées. Sur Twitter et Instagram, des dizaines de femmes – et quelques hommes – révélaient avoir été violé·es ou agressé·es sexuellement en utilisant un hashtag né aux États-Unis à la fin du mois de mai : #IWas. Signifiant « j’avais », l’expression était suivie de l’âge de la personne au moment du viol ou de l’agression. En trois jours, l’expression s’est muée en #IWasCorsica et les témoignages se sont empilés, par dizaines, jusqu’à plus de deux cents.
Anaïs, Scarlett et Océane ont publié leur #IWas. Puis, le 6 juin, avec plus de cinquante autres personnes souhaitant s’organiser pour que cette mobilisation virtuelle soit suivie d’effets, elles ont aussi rejoint une conversation privée sur Twitter. Dans ce groupe se sont partagées les identités des hommes accusés, jusque-là non divulguées. Quelques jours plus tard, une liste de noms circulait dans des groupes de discussions privées sur WhatsApp. Lors de leur audition, qui visait à identifier les responsables de la diffusion de cette liste, les trois jeunes femmes ont expliqué au gendarme être étrangères tant à l’établissement de la « liste WhatsApp » – « fausse, puisqu’elle contient des noms jamais cités dans le groupe Twitter », précise Anaïs – qu’à sa divulgation.
Si cette convocation chez les gendarmes les a éloignées de l’activisme sur Twitter, les jeunes femmes ont organisé une première « manifestation #IWasCorsica », le 21 juin à Bastia, et ont créé un collectif féministe, Zitelle in Zerga (« Jeunes filles en colère » en corse) début juillet. Deux appels à témoins ont été publiés sur le compte Instagram de ce collectif le 23 juillet.
Les jeunes féministes ont retenu la leçon : ils combinent précision et prudence, en décrivant les hommes qu’elles accusent sans dévoiler leurs noms. « Nous voulions mettre en relation un maximum de victimes de deux hommes, déjà dénoncés par plusieurs femmes », explique Lina, avant d’ajouter : « La Corse, c’est petit : ce que l’on a écrit suffit à rendre ces hommes identifiables par les femmes qu’ils ont agressées. » L’astuce a bien fonctionné, selon Anaïs : « En quelques jours, une dizaine de femmes nous ont contactées. » Et cette fois, les hommes n’ont pas porté plainte.
« Une arme contre les puissants »
Le délit de diffamation est défini par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Mobilisable dans un délai de trois mois suivant la publication de propos attentant à l’« honneur » ou la « considération » (les termes sont ceux de 1881) d’une personne, la diffamation doit faire l’objet d’une plainte pour être constatée1. Celle-ci doit être déposée par la personne elle-même et porter sur un « fait précis »2 qui lui a été publiquement imputé3.
« À l’origine, le délit de diffamation est pensé comme une arme contre les puissants », explique l’historienne Mathilde Larrère. Pour les législateurs de l’époque, l’enjeu est de mettre fin à la censure a priori, « vestige de la censure royale », précise cette spécialiste des mouvements révolutionnaires au XIXe siècle. De fait, cette loi consacre une liberté d’expression totale et sans contrôle possible de l’État : la censure ne peut intervenir qu’après la parution des propos et à l’issue d’un procès4 qui ne se tient qu’à l’initiative de celui qui s’estime diffamé.
Parce que les législateurs ont voulu restreindre au maximum le droit de regard des institutions et des magistrats sur la parole publique, une autre particularité de procédure existe. Saisi, le juge d’instruction n’a pas à déterminer si l’atteinte à l’honneur ou à la considération est caractérisée : si les faits (les propos) sont vérifiés, qu’ils portent sur un fait précis et que leur auteur ou diffuseur est identifié, un procès aura lieu pour que les deux parties plaident leur cause directement devant une cour.
Seule « l’exception de vérité » peut mettre fin à la procédure d’instruction et, donc, empêcher un procès. Celle-ci s’obtient, pour l’accusé·e, en fournissant la preuve absolue que le fait imputé est vrai dans un délai de dix jours. Mais attention : en cas d’imputation d’un crime ou d’un délit, cette preuve absolue ne peut être qu’un verdict déclarant la culpabilité de celui à qui le fait est imputé.
Ironie judiciaire
Ainsi, pour les femmes attaquées en diffamation parce qu’elles ont révélé l’identité d’hommes auteurs de violences sexuelles, échapper au procès est, dans l’état actuel du droit et du système judiciaire, quasi impossible : elles ne peuvent pas arrêter la machine en plaidant l’exception de vérité puisqu’elles ne portent elles-mêmes pas plainte (comme neuf victimes sur dix, d’après les chiffres de l’Insee), découragées par la vacuité de la démarche. En matière de violences sexuelles, plus de sept plaintes sur dix sont classées sans suite aujourd’hui en France. C’est autant de procès qui ne se tiennent pas et de verdicts qui ne se rendent pas.
La justice se révèle ici presque ironique : alors que l’un des points fondamentaux de notre droit est de considérer les actes plus dangereux que les mots, une femme attaquée en diffamation par un homme qu’elle accuse de violences sexuelles a bien plus de chances de comparaître devant un tribunal en tant qu’accusée que l’homme qu’elle désigne comme l’auteur de ces violences.
Cette incongruité s’illustre parfaitement dans la mobilisation actuelle des jeunes femmes de Corse. Océane Zamboni a déposé une première plainte pour agression sexuelle en 2018 : ni elle ni ses parents n’ont jamais reçu de nouvelle du parquet ou du commissariat. « Et je suis loin d’être la seule », tient à souligner la lycéenne. Une des revendications phares apparues lors des manifestations organisées par le collectif Zitelle in zerga en juin et juillet consiste à exiger que les plaintes des personnes victimes de violences sexuelles soient « enregistrées » et « considérées ».
Dès juillet, les militantes de Zitelle in zerga ont d’ailleurs fait du dépôt collectif de plaintes un axe fort de leur stratégie de mobilisation : elles se rendent chaque semaine au commissariat de Bastia avec des dossiers contenant les témoignages de viols ou d’agressions sexuelles qu’elles ont recueillis, les plaintes classées sans suite ou encore celles restées lettre morte depuis des années.
Pour Elen Thoumine, avocate qui assistait l’une des accusées du procès Baupin, penser ces deux réalités judiciaires séparément est juridiquement compréhensible, mais socialement impossible : « La loi de 1881 n’a jamais été réfléchie pour traiter des accusations publiques de violences sexuelles portées par des femmes dans un contexte où la majorité de leurs plaintes n’ont aucune garantie d’aboutir, si ce n’est à une condamnation, au moins à un procès. »
Les magistrat·es et la « bonne foi »
Puisque le droit offre la possibilité aux agresseurs de provoquer des procès en diffamation, les femmes qu’ils assignent en justice peuvent-elles les gagner ? L’intention de la personne accusée de diffamation compte : la relaxe peut être prononcée au regard de « sa bonne foi ». Dans la situation qui nous intéresse, celle-ci est définie selon trois critères cumulatifs5 : la recherche d’un but légitime dans les propos tenus, l’absence d’animosité personnelle antérieure au fait dénoncé et la prudence dans l’expression.
Dans l’affaire « Éric Brion contre Sandra Muller » dont l’audience s’est tenue en mai 2019, l’instigatrice du hashtag #BalanceTonPorc n’a pas su, au regard des magistrats, prouver sa « bonne foi ». Comme c’est le cas dans la majorité de ces affaires, c’est la « prudence dans l’expression » qui n’a pas été constatée par la cour, qui a rendu son verdict fin septembre 2019. Sandra Muller avait employé l’expression « harcèlement sexuel » pour qualifier les propos que lui avait tenus Éric Brion : « Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme », suivi de « Dommage, je t’aurais fait jouir toute la nuit » en réponse au rejet de ses « avances » par la journaliste. Les magistrats ont considéré que qualifier ces propos de « harcèlement » était abusif, d’un point de vue juridique.
Lors du procès Baupin, à l’hiver 2019, la procureure Florence Gilbert avait fait montre d’une interprétation différente de ce qui pouvait être considéré comme de la « prudence dans l’expression ». Dans son réquisitoire, elle avait martelé que « la justice n’[était] pas la seule à pouvoir s’interroger sur la question des qualifications pénales ». Ainsi, la magistrate avait souligné que les femmes ont le droit de définir les actes qu’elles ont subis en utilisant les mots qu’elles considèrent appropriés. Selon sa logique, une cour de justice ne devrait pas reprocher à des « profanes » un manque de rigueur juridique dans le vocabulaire qu’elles emploient alors que celle-ci se révèle être une science assez inexacte pour engendrer des débats entre magistrats. En suivant le réquisitoire de la procureure qui demandait la relaxe des accusées, le juge a montré que cette définition de la « prudence dans l’expression » pouvait, en effet, être retenue.
Si les affaires Baupin et Brion sont incomparables6 en bien des points, elles illustrent la possibilité d’une compréhension différente d’une même règle de droit par celles et ceux qui rendent la justice : le double verdict du procès Baupin – la relaxe des accusées et la condamnation du plaignant pour procédure abusive – ouvre la voie aux magistrat·es pour faire jurisprudence quant à ce qui peut être considéré comme de la « prudence dans l’expression ».
La politique à la barre
Si les plaintes en diffamation déposées par des hommes accusés de violences sexuelles ne sont pas systématiques, la démarche est assez répandue pour que l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail) qualifie ce type de procédures de « représailles judiciaires » et les rapproche des poursuites-bâillons, dénoncées par des intellectuels ou des ONG. « En plus des frais de justice qu’elles impliquent, ces plaintes servent à faire peur pour que les femmes se taisent », résume Maître Thoumine. S’ajoute l’enjeu médiatique, « non négligeable pour les hommes accusés », complète Valence Borgia, avocate membre de la commission juridique de la Fondation des femmes : « Les retraits de plainte ne sont pas si rares, une fois que la tempête est passée et que les projecteurs sont tournés. » Revendiquant une approche politique du problème, l’avocate féministe poursuit : « Lorsqu’ils mobilisent la justice de cette manière, les hommes veulent réduire les luttes féministes à des problèmes personnels », analyse-t-elle, soulignant que « dépolitiser peut être un acte politique ». « Au-delà de son verdict, le procès Baupin a montré que si la politique s’invite dans, et autour, de la salle d’audience, ce genre de procédure peut se retourner contre le plaignant. Le procès intenté par Denis Baupin a finalement été l’occasion que se tienne le procès qui n’a pas eu lieu [pour violences sexuelles, ndlr] », se réjouit Me Borgia, avant d’ajouter : « Ils vont peut-être y réfléchir à deux fois, désormais, avant de déposer leurs plaintes. »
Les objectifs des femmes qui révèlent le nom de leur(s) agresseur(s) sont multiples : prévenir les autres femmes pour qu’elles se protègent des hommes violents, trouver d’autres victimes pour parler ou déposer plainte si l’identification d’un mode opératoire ou l’accumulation de victimes permettent de pallier l’absence de preuves matérielles ; être reconnues par la société, leurs proches ou leurs pairs en tant que victimes alors que la justice s’avère rarement capable de le faire ; ou, encore, contribuer à faire changer la peur et la honte de camp, comme le martèlent nombre d’associations féministes depuis si longtemps.
Dans son jugement alternatif de l’affaire Sandra Muller, l’AVFT propose un argumentaire juridique qui permettrait aux magistrat·es de relaxer les femmes lors de ces procédures en diffamation. L’association s’inspire du jugement de relaxe rendu en première instance par le tribunal de Lyon dans l’affaire des « décrocheurs [de portraits présidentiels] », plaidant « l’état de nécessité » et proposant de considérer ces femmes comme des lanceuses d’alerte. Derrière ce statut, non seulement l’idée de créer une forme de protection judiciaire, mais aussi celle que les femmes qui nomment publiquement leurs agresseurs sexuels signaleraient « un crime ou un délit, une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général ». Une façon de dépasser la limite que pointe Me Thoumine : la distinction, si ce n’est l’opposition, entre doctrine juridique et enjeux sociaux.
En Corse, les Zitelle in zerga sont aujourd’hui dans le flou quant aux plaintes à leur encontre : aucune convocation au tribunal ni document officiel indiquant qu’elles feraient l’objet d’une ou de plusieurs plaintes ne leur a été remis. Ont-elles été déposées contre X ? Sont-elles en cours d’instruction ? La procureure de Bastia n’a pas souhaité répondre à Causette sur ce point, mais a précisé que les quarante-huit plaintes déposées relèvent du pénal. Plus déterminées que jamais, Anaïs, Lina et Océane continuent de recueillir des témoignages, ont participé aux rencontres féministes corses fin août à Pigna et préparent une nouvelle manifestation pour le mois de septembre. A rientrata serà feminista (« La rentrée sera féministe ») !
1. Les crimes et délits de droit commun peuvent, eux, donner lieu à l’ouverture d’une information judiciaire en l’absence de plainte : c’est ainsi qu’une instruction a été diligentée par le parquet de Paris à l’issue du témoignage d’Adèle Haenel, sur Médiapart, quant aux agressions sexuelles qu’elle a subies étant enfant. Selon la même logique, la procédure en diffamation cesse immédiatement si la plainte est retirée, alors que cela n’est pas automatique pour les délits et crimes de droit commun.
2. C’est ce qui distingue la diffamation de l’injure.
3. Celui qui rend publics les propos est également passible de poursuites. L’affaire Baupin offre un exemple caractéristique en la matière : sur le banc des accusés, les femmes accusant l’ancien vice-président de l’Assemblée nationale de harcèlement et d’agressions sexuelles côtoyaient les journalistes et les directeurs de publication des médias ayant publié l’enquête révélant son comportement.
4. C’est ainsi que dans la France très majoritairement antisémite de 1898, Zola a pu publier son « J’accuse ! » et relancer l’affaire Dreyfus. L’écrivain fut déclaré coupable de diffamation envers l’armée, contraint à l’exil au risque de passer un an en prison, mais sa tribune marque encore les esprits.
5. Un quatrième critère existe, mais s’applique presque exclusivement dans les affaires portant sur une enquête journalistique : l’existence d’une enquête préalable sérieuse, permettant de s’assurer de la véracité des sources.
6. Alors que les plaintes pour harcèlement sexuel qui visaient Denis Baupin avaient été classées sans suite en 2017 (mais avaient donné lieu à une instruction sur les éléments de laquelle la cour a pu s’appuyer), l’homme politique a été débouté et condamné pour « procédure abusive » le 19 avril 2019. Le 25 septembre de la même année, l’initiatrice de #BalanceTonPorc a, elle, été reconnue coupable de diffamation et condamnée à verser 15 000 euros de dommages et intérêts à Éric Brion, celui-ci ayant pourtant reconnu avoir tenu les propos dont elle l’accusait.