À l’université, des masters croisent philo et management. Derrière ce curieux rapprochement se profile un nouveau métier censé mettre en pratique le concept de « responsabilité sociale » au sein de sociétés privées ou publiques, soucieuses de leur image…
Sur le papier, c’était le poste de rêve. Amandine * décroche un contrat en alternance au sein d’une société de gestion d’actifs. Affectée au « bureau de la diversité », elle est responsable des questions autour de l’égalité entre les femmes et les hommes et du recrutement de personnes issues de minorités ethniques. De quoi mettre en pratique les compétences acquises pendant son master 2 Éthique et responsabilité sociale (Ethires) à la Sorbonne – première université à avoir proposé à ses étudiant·es une spécialisation en philosophie appliquée au monde de l’entreprise.
Le rapprochement de la philo et du monde du travail n’est pas récent. Depuis longtemps, des stars de la philosophie comme Luc Ferry ou André Comte-Sponville se font grassement payer pour donner des conférences en entreprise. La nouveauté, c’est que des établissements d’enseignement supérieur proposent des cursus qui mêlent étroitement philosophie et management. C’est le cas de l’université Paris‑I, qui a mis au point, dès 2009, le master Ethires, cofondé par Sébastien Descours, ancien banquier qui accompagne aujourd’hui des dirigeant·es et des entrepreneurs et entrepreneuses. Mais aussi de l’université catholique de Lyon, qui a lancé son master Management, sciences humaines et innovation, spécialité philosophie et management. Sans compter une poignée de formations continues qui s’adressent plutôt aux cadres déjà en poste.
Revenons à Amandine, qui, sur le terrain, déchante presque tout de suite. Sa mission se résume, pour l’essentiel, à faire de la communication interne. Or, premier problème, les formations proposées aux salariées sont tout sauf exaltantes. « Pour expliquer aux femmes pourquoi elles ne montent pas dans la hiérarchie, on leur explique qu’elles ne se mettent pas assez en avant, qu’elles ne construisent pas assez leur réseau, qu’elles sont trop stressées à la maison et qu’elles doivent apprendre à lâcher prise… Bref, on les culpabilise ! témoigne-t-elle. Dans ma formation, j’avais appris que les inégalités étaient structurelles, mais l’entreprise pense que c’est une question de volonté. »
Pratiques hypocrites
L’ancienne étudiante en philosophie, qui a complété son cursus par un master en management de la responsabilité sociale des entreprises, découvre d’autres pratiques hypocrites qu’on lui demande pourtant de valoriser. Comme le principe des « congés de solidarité » : l’entreprise finance, partiellement ou en totalité, les frais des missions humanitaires montées et accomplies par les salarié·es pendant leurs congés annuels et/ou sur leur temps libre (RTT, week-ends, congés sans solde). Une façon de répondre à peu de frais aux exigences de performances sociétales et environnementales.
![Philosophe d'entreprise : Platon au service du capital 2 HS10 Philosophe d entreprise 1 © Camille Besse pour Causette](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/03/HS10-Philosophe-d-entreprise-1-©-Camille-Besse-pour-Causette-899x1024.jpg)
« J’ai eu des cours critiques formidables, mais le monde de l’entreprise, ce n’est pas pour moi », conclut Amandine. Et inversement. Sa cheffe a mis fin à sa période d’essai au bout de trois semaines seulement. Qu’à cela ne tienne, la jeune femme a décidé de revenir aux fondamentaux : elle écrit en ce moment un mémoire sur le féminisme matérialiste.
« Je ne dis pas à mes étudiants qu’ils vont devenir philosophes en entreprise, d’autant que, pour l’instant, je ne pense pas qu’un tel métier existe réellement, précise lucidement Marie Garrau, responsable du master Ethires. Il faut rester vigilant par rapport à un type d’intervention dans lequel la philosophie pourrait essentiellement venir légitimer des pratiques d’entreprise qui seraient problématiques. » Elle veut pourtant croire que « cette discipline peut former des jeunes gens et des jeunes femmes qui seront à même, une fois dans l’entreprise, d’aborder certaines fonctions avec une vision critique ». C’est le minimum !
Exigences écologiques et éthiques
Les contours de cette nouvelle profession se cherchent encore. Moitié coachs, moitié sophistes, les philosophes d’entreprise animent des dialogues autour des notions de service, d’innovation, de motivation, de confiance, de temps ou d’ambition. De là à transformer les organisations, c’est beaucoup dire… « J’ai entendu dire que les cadres et salariés étaient contents qu’on leur parle autrement, sans PowerPoint, sans “slides”, ils sont fascinés. C’est une respiration », avance Julien Rabachou, professeur de philosophie. « J’aime autant que les entreprises fassent appel aux services d’un philosophe plutôt que d’envoyer leurs salariés faire du saut en parachute », commente, quant à elle, Marie Garrau.
Si ces consultant·es interviennent en général de l’extérieur, d’autres étudiant·es passé·es par ces masters, comme Amandine citée plus haut, sont embauché·es pour répondre aux nouvelles exigences écologiques ou éthiques qui s’imposent aux sociétés privées. Mais leur job se résume souvent à rédiger des argumentaires pour la communication ou le marketing. C’est une partie du travail de Noélie Viallet, qui possède une licence de philosophie : « Je pense que “philosophe d’entreprise” est une formule catchy qui fait mouche. Mais c’est un abus de langage. Ce sont des formateurs, des rédacteurs, des communicants avec un background philosophique, précise-t-elle. Ils ne se posent pas devant la machine à café avec un carnet pour analyser la boîte de façon philosophique, purement désintéressée, afin de faire émerger la vérité. » En entreprise, le·la philosophe n’est donc qu’un·e salarié·e comme les autres qui permet, au mieux, de huiler les relations entre les cadres et les employé·es. « Si la religion est l’opium du peuple, la philosophie sera le Valium de l’entreprise ! » rigole le politologue Klaus-Gerd Giesen.
* Le prénom a été modifié.