Petits can­di­dats : et pour­tant ils courent

Douze candidat·es ont obte­nu leurs cinq cents signa­tures. Mais une soixan­taine avaient ten­té l’aventure, dont certain·es ont contrac­té un prêt, tenu mee­ting sur leurs congés payés, enchaî­né les nuits sur des canapés-​lits. Nous avons sui­vi cinq de ces « petit·es » candidat·es dans la der­nière ligne droite, avant la clô­ture des par­rai­nages. Ils·elles racontent à Causette cette bataille per­due d’avance, loin d’être inutile à la démocratie.

J‑20 avant la clô­ture des par­rai­nages : Samedi 12 février 

Paris, 10 h 30. Lorsque Hélène Thouy com­mence son dis­cours devant l’Association des maires de France, le méga­phone lui fait une voix d’animatrice de fête foraine. Il est, par erreur, bran­ché en mode « réver­bé­ra­tion ». Pourtant, le ton se veut grave. Nous sommes à un hap­pe­ning du Parti ani­ma­liste, qui milite pour une socié­té plus éthique envers les ani­maux. Depuis début 2021, Hélène Thouy est la can­di­date du par­ti à l’élection pré­si­den­tielle. Elle est là, avec son équipe, sous un ciel bleu gla­cé, pour « enter­rer le plu­ra­lisme démo­cra­tique ». Autour d’elle, il y a un cor­billard, un cer­cueil orné d’une gerbe de fleurs, une soixan­taine de militant·es, une poi­gnée de jour­na­listes et quelques chiens. Sa voix, encore en mode « écho », dénonce les candidat·es « qui ont plus de par­rai­nages » que les cinq cents néces­saires pour accé­der au pre­mier tour. En par­ti­cu­lier, « cer­tains qui fan­fa­ronnent sur Internet ». Petite réfé­rence à Valérie Pécresse, can­di­date Les Républicains, qui se vante d’en avoir alors 1 249 – elle en aura 2 636 le 4 mars, à la clô­ture des can­di­da­tures. Hélène Thouy a recueilli, elle, trois cents pro­messes, mais n’a à ce jour que cinquante-​six signa­tures. « On vous demande dix fois par jour “Vous en êtes à com­bien ?”, souffle la can­di­date, quelques jours plus tard, devant un café. Ça donne l’impression que c’est la seule chose qui compte. Et que nos efforts ne sont pas sui­vis d’effets », vu le nombre d’élu·es qui ne tiennent pas parole. Elle avait pour­tant tout rodé. Jusqu’à l’été 2021, « on a étu­dié les par­rai­nages des pré­cé­dentes années pour déve­lop­per une stra­té­gie ». Notamment « des tech­niques d’approche » des maires. « J’essaie de cas­ser le cli­ché selon lequel les ani­maux, c’est un truc de bobo. J’incarne la rura­li­té. Je viens d’un vil­lage de cinq mille habitants. »

2022 02 12 parti animaliste orléans010
Hélène Thouy (au centre), can­di­date du Parti ani­ma­liste, et des membres du par­ti enterrent
le plu­ra­lisme démo­cra­tique, le 12 février, à Paris.
 © Parti animaliste

Avocate spé­cia­liste de la famille et des ani­maux, Hélène Thouy vit en effet­dans le Sud-​Ouest avec un chat et « deux lapins sau­vés de l’élevage ». Quand elle monte à Paris, elle dort chez des copines. Ses supporteur·rices ne res­semblent pas non plus à des hips­ters. On trouve par­mi les militant·es venu·es la sou­te­nir Liliane, habi­tante d’Eure-et-Loir de 72 ans, « végane depuis 2015 ». Ou trois amies de ban­lieue pari­sienne, attris­tées de voir qu’aucun·e autre candidat·e « ne pense aux cani­parcs ». Le seul moment où elles pour­ront voter selon leurs convic­tions, c’est aujourd’hui, dans le cer­cueil pré­vu à cet effet. Les militant·es présent·es y glissent un bul­le­tin « Hélène Thouy » en pro­non­çant « n’a pas pu voter ». La course est en effet per­due d’avance. Mais le mara­thon conti­nue. Hélène Thouy est déjà en route pour visi­ter un refuge.

J‑19 : Dimanche 13 février

Épinay-​sur-​Seine (Seine-​Saint-​Denis), 9 heures. Aujourd’hui, Anasse Kazib ne tra­vaille pas. Mais il n’est pas en repos pour autant. Ce che­mi­not fait cam­pagne pour l’élection pré­si­den­tielle, où il se pré­sente comme « le can­di­dat révo­lu­tion­naire des travailleur·ses, de la jeu­nesse et des quar­tiers popu­laires ». Pour l’heure, il a obte­nu 99 ­par­rai­nages. Ce qui fait de lui le plus gros can­di­dat par­mi les non-professionel·les de la poli­tique. Mais il ful­mine de voir que, une fois de plus, son nom passe à la trappe dans les récap effec­tués par les médias. Comme celui dif­fu­sé la veille sur CNews, où appa­raissent pour­tant nombre d’outsiders : Hélène Thouy (cinquante-​six par­rai­nages), Christiane Taubira (quarante-​sept) et même Florian Philippot (cré­di­té d’une seule signa­ture). « Le sys­tème ne veut pas voir sur la ligne de départ un can­di­dat ouvrier issu de l’immigration avec un dis­cours qui peut faire dépla­cer les ouvriers et les quar­tiers popu­laires », estime celui qui fut, pen­dant deux ans, chro­ni­queur aux Grandes Gueules, sur RMC. Alors, il mobi­lise ses sou­tiens sur Twitter. « Je vous invite à jouer de cette situa­tion avec le #OùEstAnasse à chaque fois qu’un média m’efface », lance-​t-​il ce matin-​là à ses 63 000 abonné·es. 

AnasseKazib février2022 TeresaSuarez 018
Anasse Kazib, can­di­dat de Révolution per­ma­nente. Faute de QG offi­ciel, les réunions de cam­pagne se tiennent chez l’un·e des membres de l’organisation (ici, à Saint-​Denis, le 17 février). © Teresa Suárez
J‑17 : Mardi 15 février 

Rennes (Ille-​et-​Vilaine), 19 heures. Dans la salle de danse d’une mai­son de quar­tier, une mili­tante fignole une ban­de­role : « RENNES avec ANASSE – En route pour les 500. » Ce soir, Anasse Kazib, le can­di­dat de Révolution per­ma­nente (c’est le nom de son orga­ni­sa­tion poli­tique) arrive de Paris pour ani­mer une réunion publique, comme il l’a déjà fait à Nantes, Strasbourg, Bordeaux ou Metz. « Organiser une réunion comme ça, ça com­mence avec huit jeunes dans un salon. On fait tout à la force du poi­gnet : le midi, tu vas à Rennes 2 pour trac­ter ; le soir, tu fais un col­lage ; le len­de­main, tu vas à PSA et le len­de­main… tu recom­mences », résume Erell, qui jongle entre ses études de socio, son taf de sur­veillante et Révolution per­ma­nente. Peu à peu, la salle se rem­plit d’une bonne cen­taine de per­sonnes. Parmi elles, il y a Louise, une ensei­gnante à la retraite qui n’a « jamais voté » – et ne vote­ra pas. « Anasse est le seul à sou­te­nir le col­lec­tif Vérité et Justice pour Babacar Gueye [un jeune Sénégalais tué par des poli­ciers de la BAC en 2015, ndlr], c’est pour ça que je suis là », explique-​t-​elle. Deux rangs plus loin, il y a Chloé et Vassili, deux étudiant·es venu·es de Laval. Elle aime­rait voter pour un « vrai can­di­dat de gauche », lui est ami avec un membre de Révolution per­ma­nente, les deux sont intrigué·es par le pro­jet de ce can­di­dat aux « idées radi­cales » et au « par­cours ouvrier »

AnasseKazib reunion TeresaSuarez 011
Sur les affiches de cam­pagne, on peut lire : « Un ave­nir ! Pour la jeu­nesse » et « Nous vou­lons vivre. Et pas sur­vivre ! ». © TS

19 h 30. L’homme de la soi­rée vient d’arriver. Après avoir lais­sé la parole aux trois cama­rades présent·es à ses côtés, il entre dans le vif du sujet. Capitalisme, impé­ria­lisme, vio­lences poli­cières, sexistes, crise éco­lo­gique : voi­là pour­quoi Anasse Kazib s’est lan­cé dans la bataille. « Pour faire entrer ces luttes au pied-​de-​biche dans la pré­si­den­tielle », défend le can­di­dat, dont la mine fati­guée a lais­sé place à la fougue mili­tante. Lui qui a été de toutes les mobi­li­sa­tions sociales de ces der­nières années ambi­tionne de créer un bloc de résis­tance révo­lu­tion­naire. « Mais qu’est-ce qui vous dis­tingue de Lutte ouvrière ou du Nouveau Parti anti­ca­pi­ta­liste ? » lui demande un homme. Beaucoup de choses, à en croire Kazib. Qui cri­tique leur logique d’appareil (il est lui-​même un dis­si­dent du NPA), leur iner­tie et une vision par­fois pas­séiste des luttes sociales. « Quand on demande à Nathalie Arthaud si elle condamne les attaques contre les Hijabeuses 1, elle répond par l’oppression dans les usines. C’est une posi­tion adap­tée pour par­ler au pro­lo blanc, à la classe ouvrière des années 1920–1930. Nous, on s’adresse à la classe ouvrière d’aujourd’hui. Il y a une nou­velle géné­ra­tion qui vient avec une cer­taine com­ba­ti­vi­té et qui veut prendre en consi­dé­ra­tion les dif­fé­rentes formes d’oppression », détaille-​t-​il à Causette

22 h 30. Pour Révolution per­ma­nente, le pari est gagné : « Cent per­sonnes pré­sentes, alors qu’on n’existait même pas sur Rennes il y a trois mois, c’est une réus­site. Ça pose des bases pour construire des mobi­li­sa­tions futures », se féli­cite Erell.

AnasseKazib reunion TeresaSuarez 006
Dans l’appartement d’un·e membre de Révolution per­ma­nente, à Saint-​Denis, Anasse Kazib répond à une télé­vi­sion belge venue suivre la cam­pagne pré­si­den­tielle fran­çaise. © TS
J‑16 : Mercredi 16 février

Saint-​Ouen (Seine-​Saint-​Denis), 10 heures. Parti à l’aube de Rennes, Anasse Kazib arrive sous les fenêtres du conseil régio­nal d’Île-de-France, où se tient un ras­sem­ble­ment inter­syn­di­cal contre la « casse du rail ». Entre méga­phones et fumi­gènes, ce délé­gué SUD-​Rail est venu sou­te­nir les cama­rades de lutte et ser­rer quelques paluches (comme celle d’Alexis Corbière, dépu­té LFI). L’après-midi, il doit encore ren­con­trer des militant·es engagé·es contre le vali­disme 2, emme­ner son fils faire une prise de sang et, peut-​être, trou­ver le temps de man­ger. « Il y a dix jours, j’ai posé des congés. Le mois de jan­vier a été hor­rible : après ma jour­née de bou­lot, je pre­nais le train pour Chambéry, je fai­sais un mee­ting, puis je reve­nais le len­de­main matin et j’enchaînais avec le tra­vail », raconte cet aiguilleur du rail. Son café à la main, il pour­suit : « Ma can­di­da­ture montre que c’est pas juste une his­toire de “y a qu’à, faut qu’on” : en réa­li­té, un ouvrier ne peut pas faire de poli­tique, sinon en fai­sant énor­mé­ment de sacri­fices. Car ce sys­tème est cali­bré pour des par­tis bour­geois, qui n’ont pas besoin de tra­vailler et qui vivent sur l’argent du contri­buable. » Et l’argent, pré­ci­sé­ment, c’est le nerf de la guerre. « Plus d’une dizaine de banques ont refu­sé de nous ouvrir un compte. La Banque de France est inter­ve­nue mais, deux mois après, notre compte n’est tou­jours pas ouvert », constate-​t-​il. Son seul atout de che­mi­not, c’est qu’il ne paie pas le train. Mais il faut encore finan­cer les tracts, les affiches, la recherche de par­rai­nages… « On a col­lec­té 40 000 euros, beau­coup grâce à nos proches », pré­cise Anasse Kazib. Il peut aus­si comp­ter sur les 450 militant·es engagé·es à ses côtés, qui y vont par­fois de leur poche. Comme Yassine, qui a récem­ment posé une semaine de congés pour par­tir en Haute-​Saône à la pêche aux par­rai­nages. « Là, on avait un contact sur place, on a pris sa voi­ture et on a été voir une tren­taine de maires », raconte ce sala­rié de la RATP. Bilan de l’opération : une signa­ture. Et un enre­gis­tre­ment audio dans lequel on entend le maire d’une com­mune rurale expli­quer pour­quoi la publi­ca­tion des par­rai­nages le dis­suade de don­ner le sien. Il craint, dit-​il, que cela ne le « cata­logue » poli­ti­que­ment, et qu’on lui refuse ensuite cer­taines sub­ven­tions dépar­te­men­tales ou régio­nales, dont sa com­mune a besoin.« On estime avoir 190 pro­messes de vali­dées », compte Anasse Kazib. Tic-​tac, tic-tac…

AnasseKazib février2022 TeresaSuarez 008
Anasse Kazib (au centre), à Saint-​Ouen, en marge du ras­sem­ble­ment inter­syn­di­cal contre la « casse du rail », le 16 février. © TS

Albertville (Savoie), 16 heures. À l’autre bout de la France, au creux des mon­tagnes alpines, débarque une petite Dacia rouge. À son bord, trois éner­gu­mènes arrivent d’Auvergne. Martin Rocca, le plus jeune can­di­dat à l’élection pré­si­den­tielle (22 ans), avec sa sil­houette de grand ado intel­lo. Marc Batard, 70 ans, alpi­niste mythique (sur­nom­mé « le sprin­teur de l’Everest » – il n’aime pas ce sur­nom – pour l’avoir gra­vi en soli­taire, sans oxy­gène en moins de vingt-​quatre heures, en 1988). Cet ancien des Insoumis s’est impro­vi­sé « coach » élec­to­ral de Martin après avoir décou­vert le pro­jet du petit sur Facebook. Et enfin, Denis, le mari de Marc, qui filme toutes les aven­tures de l’intrépide duo sur leur tour de France. Ils en sont à 16 000 kilo­mètres de route, pour obte­nir leurs signa­tures. Mais ce jour-​là, on surfe plu­tôt sur le sillon de la lose. Sur trois-​quatre rendez-​vous pro­mis avec les maires du coin, seuls deux auront lieu, dont un déca­lé au len­de­main. Mais en plus, l’outil prin­ci­pal de cam­pagne de Martin Rocca est tom­bé en panne : sa cara­vane par­se­mée d’autocollants bleu et jaune (les cou­leurs de sa cam­pagne) est res­tée blo­quée aux alen­tours de Roanne.

D’habitude, Marc et Denis dorment dedans (Martin, dans des hôtels ou des cam­pings envi­ron­nants), ­lorsqu’ils tra­versent le pays pour aller à la ren­contre des élu·es. Ils ont com­men­cé à l’été 2021. Le regret­té véhi­cule abrite « le meilleur et le pire sou­ve­nir » de cam­pagne de Martin Rocca. Il nous le raconte en condui­sant sur les sinueuses routes alpines qui le mènent chez une amie de Marc pour pas­ser la nuit. « Il était 6 h 30. Je dor­mais pour une fois dans le four­gon. Il fai­sait – 3 °C. La chienne de Marc et Denis dor­mait avec nous. Imaginez l’odeur… On était sur le par­king d’une usine. J’ai eu une grosse remise en ques­tion. “Qu’est-ce que je fous là ?!” On avait ­rendez-​vous à 11 heures avec un maire hyper scep­tique vis-​à-​vis du pro­jet. » Ça, c’est pour la par­tie cau­che­mar. Une fois à la mai­rie, face à l’élu, Martin Rocca a retrou­vé la foi en dérou­lant son projet. 

MFache 17022022 Martin Rocca Candidat presidentielles Causette France0033
Martin Rocca, can­di­dat pour une assem­blée consti­tuante. © Morgane Fache/​Item
MFache 17022022 Martin Rocca Candidat presidentielles Causette France0002
Martin Rocca avec son coach Marc Batard (à gauche) et un jour­na­liste du Dauphiné libé­ré, à Annecy, le 15 février. © MF

Il se veut « ni de droite ni de gauche » (mais anti extrême droite). Son objec­tif n’est pas d’être élu, mais d’accéder au pre­mier tour pour appe­ler à la créa­tion d’une assem­blée consti­tuante, dans le but de « réno­ver nos ins­ti­tu­tions » et « faire plus pour l’écologie ». Déployer son argu­men­taire donne des ailes au jeune idéa­liste. Il est diplô­mé d’une double licence histoire-​philo et a bos­sé en tant que tra­duc­teur. Mais Martin Rocca a aus­si été livreur à vélo « deux ans en ban­lieue nord de Paris ». Il a fait un prêt de 20 000 euros et pris une année sab­ba­tique pour aller au bout de son idée. Avec « une cin­quan­taine » de pro­messes de par­rai­nages, dont trois offi­cia­li­sées à ce jour, la réa­li­té est plus dure que le rêve. « Il y a un an que je n’ai fait aucun sport. J’ai per­du 6 kilos. Je suis une cre­vette. » Les lave-​glaces de la voi­ture crissent. Il éteint le moteur.

J‑15 : Jeudi 17 février 

Albertville (Savoie), 11 heures. Aujourd’hui est cen­sé être un plus grand jour. Après une inter­view avec un jour­na­liste du Dauphiné libé­ré, Martin Rocca ren­contre le maire d’Ugine à 11 heures. Mais Marc, son coach, a oublié de pré­ve­nir l’équipe muni­ci­pale que le jour­na­liste en ques­tion et l’équipe de Causette seraient présent·es. (« Je ne suis pas très bien orga­ni­sé… j’oublie sou­vent de rap­pe­ler », avouera-​t-​il à l’heure du déjeu­ner, atta­blé devant une bavette). L’élu s’énerve. Il se sent « pié­gé ». Et annonce n’accorder que dix minutes au can­di­dat. Dans son sweat-​shirt bleu à bou­loches Patagonia, Martin Rocca ne se démonte pas. Ledit maire « n’a jamais accor­dé de par­rai­nage à per­sonne, com­mente en scred le jour­na­liste du Dauphiné libé­ré, et c’est un sou­tien de Sarkozy ». Comme lui, près de 70 % des élu·es habilité·es n’ont pas accor­dé leur par­rai­nage aux pré­cé­dentes élec­tions. En sor­tant de la réunion, Marc posi­tive. « Il a écou­té Martin pen­dant vingt minutes au lieu de dix. Mais il a plu­tôt essayé de lui don­ner des conseils pour une car­rière poli­tique. Je vais essayer de le har­ce­ler ! Il n’y a que les idiots qui ne changent pas d’avis. » 

La team du can­di­dat a envi­sa­gé quelques secondes d’aller trac­ter au mar­ché d’à côté. Mais réunion éprou­vante et pluie froide obligent, l’équipe remonte dans la Dacia, direc­tion Annecy. Sur le tra­jet, Denis, le dis­cret vidéaste, tient à s’arrêter sur un pon­ton du lac pour s’entraîner à l’appareil. Il pho­to­gra­phie donc les mon­tagnes. Oh ! un petit canard passe par là… Martin Rocca prend la pose pour ses vidéos de cam­pagne. La troupe, satis­faite, reprend la route du res­tau­rant. Mange sa bavette. Puis erre de nou­veau sur les bords du lac. Marc tente de retrou­ver le numé­ro de l’élu boo­ké à 17 heures. Il l’a per­du. L’occasion pour Martin Rocca d’appeler son deuxième coach, Olivier Grima, maire de Castelculier, dans le Lot-​et-​Garonne, son pre­mier par­rain élec­to­ral. « Mon sou­ci, c’est qu’il n’y a qu’une cen­taine de maires qui ont enten­du par­ler du pro­jet », regrette-​t-​il. Ce qui l’énerve le plus : les cinq tri­bunes qu’il a pro­po­sées au Monde et autres grands médias, toutes refu­sées. « Ça n’est pas facile, répond Olivier Grima, mais c’est encore pos­sible, il faut aller au bout de la démarche. » Le can­di­dat regarde au loin. « Si Marc ne m’avait pas sou­te­nu, j’aurais arrê­té. » Il a tout de même hâte que ça se ter­mine pour se remettre aux jeux vidéo. « Dès que c’est fini, je pense que je vais m’enfermer et jouer à Civilisation. »

J‑13 : Samedi 19 février 

Vitry-​sur-​Seine (Val-​de-​Marne), 14 heures. Ambiance relax dans cette petite mai­son de ban­lieue pari­sienne. Florie Marie (c’est un pseu­do), 34 ans, vient de s’habiller. C’est le week-​end pour cette « consul­tante pour un logi­ciel technico-​fonctionnel ». Elle a enfi­lé un slim, une che­mise grise et des Dr. Martens en cro­co rouge. Ici, chez ses parents, c’est son QG de cam­pagne, qu’elle mène inté­gra­le­ment sur Internet. Elle occupe la chambre d’ami en atten­dant de démé­na­ger et n’a pour sou­tien logis­tique que Loulou, splen­dide chat café au lait. Sa can­di­da­ture, au nom du Parti pirate, défen­seur des liber­tés sur Internet et de l’autogestion, situé à l’extrême gauche, n’a été annon­cée que cette semaine. Comme deux autres pirates can­di­dats, elle a sim­ple­ment envoyé un mail aux 36 000 maires et affi­ché « candidat·e » sur sa bio Twitter. « On n’est pas un par­ti tra­di­tion­nel, on ne fait pas les choses comme les autres, s’amuse Florie Marie. Notre objec­tif est clair : les légis­la­tives. Pour nous, c’est l’élection impor­tante qui per­met d’accéder ou non à un finan­ce­ment public, en ayant au moins 1 % des voix dans cin­quante cir­cons­crip­tions. En juillet der­nier, on a fait un vote entre nous pour savoir si on se pré­sen­tait ou non à la pré­si­den­tielle en paral­lèle. Quelques pirates vou­laient le faire. D’autres non. Certains vou­laient le faire dans un registre comique pour faire un coup de com. Au final, on a repous­sé la déci­sion. » Et nous voi­là à douze jours de la date butoir. « On est par­fai­te­ment conscients qu’on ne les aura pas. On en aime­rait un pour appa­raître dans la liste du Conseil consti­tu­tion­nel. » L’important, c’est de défendre leurs idées. 

FlorieMarie test TeresaSuarez 015
Florie Marie, can­di­date du Parti pirate, a ins­tal­lé son QG
de cam­pagne dans le pavillon de ses parents, en ban­lieue pari­sienne. © TS
FlorieMarie test TeresaSuarez 001 2
© TS

Florie Marie le fait à tra­vers sa qua­si unique action de cam­pagne : son live Twitch. « Dans un coin du salon, sur un bureau d’un mètre sur un mètre. » Tous les same­dis, pour ce der­nier mois et demi de cam­pagne, elle s’y connecte vers 16 heures afin de lire le mani­feste du Parti pirate, un manus­crit de trois cents pages. Aujourd’hui, elle reprend sa lec­ture à la sec­tion agri­cul­ture. Elle s’installe avec sa bou­teille de thé gla­cé, allume sa web­cam et son nou­veau jou­jou : un lumi­naire cir­cu­laire (comme son casque audio, il change de cou­leur). Après deux-​trois blagues à la ving­taine d’internautes en ligne, elle se lance. « Je ne suis pas spé­cia­liste de l’agriculture, mais je sens qu’il y a des choses à chan­ger », commente-​t-​elle, au sujet du mani­feste, en plai­dant pour « l’agriculture de conver­sion ». Autre par­ti­cu­la­ri­té du par­ti : « Le pro­gramme évo­lue tous les mois. » Les pirates votent à son sujet lors de réunions men­suelles, au gré des conclu­sions de leurs débats. Mais cer­tains thèmes res­tent. « La sup­pres­sion de l’échelon dépar­te­men­tal, la défense du pou­voir des loca­li­tés, la sup­pres­sion des muti­la­tions des per­sonnes inter­sexes, le fait de des­cendre à quatre cents dépu­tés » et « l’élection pro­por­tion­nelle inté­grale », c’est-à-dire la fin du sys­tème majo­ri­taire. Ses proches la sou­tiennent moyen­ne­ment. « Ils ne me prennent pas au sérieux. Mes parents n’ont pas vrai­ment noté que j’étais can­di­date à l’élection pré­si­den­tielle. » Pourtant, Florie Marie est loin d’être ama­trice. Elle a bos­sé chez les Verts pen­dant sept ans avant de deve­nir pirate et a mené plu­sieurs cam­pagnes locales. « Le Code élec­to­ral a été mon livre de che­vet. » 2022, c’est juste « trop tôt » pour elle. « J’aurais aimé que ce soit dans cinq ans. Je compte le refaire à ce moment-​là. » En ­atten­dant, il reste Loulou.

FlorieMarie test TeresaSuarez 021
Comme chaque same­di, ce 19 février, Florie Marie lit un extrait du mani­feste du Parti pirate sur son live Twitch, sui­vi par une ving­taine d’internautes. © TS
J‑9 : Mercredi 23 février 

Tilloy-​lez-​Marchiennes (Nord), 11 heures. Marie Cau est en train d’éplucher un tas d’obscurs docu­ments admi­nis­tra­tifs sur la ges­tion des voies d’eau. « Un casse-​tête », selon cette ancienne ingé­nieure. Depuis 2020, elle est maire de cette petite bour­gade de 541 âmes – et la pre­mière femme trans­genre à avoir été élue à ce poste, comme le rap­pellent régu­liè­re­ment les médias. Voilà un an, elle a déci­dé de se lan­cer dans la course à la pré­si­den­tielle. « À l’époque, on par­lait de Bigard, de Zemmour comme poten­tiels can­di­dats. Je me suis dit : “Ce n’est pas pos­sible” », se sou­vient la quin­qua­gé­naire. Alors elle a déci­dé d’y aller, his­toire d’incarner une voix citoyenne pro­gres­siste. « J’avais une bonne noto­rié­té par rap­port à ma situa­tion, donc je me suis dit que ça pour­rait être l’occasion de faire pas­ser des mes­sages. C’était un coup de poker. Je savais que ça allait être très com­pli­qué. Mais pas qu’il y aurait autant de freins », concède-​t-​elle, pen­dant que sa femme, Nat, finit de pré­pa­rer le déjeu­ner – filet-​mignon, pommes de terre et flageolets. 

MarieCau test TeresaSuarez 032
Marie Cau, le 23 février, dans son jar­din, à Tilloy-​lez-​Marchiennes, dans le Nord, com­mune dont elle est maire depuis 2020. © TS

Ces freins, c’est d’abord l’argent. « Il y a 35 000 maires. Si vous envoyez un cour­rier à cha­cun, c’est 35 000 euros. 70 000 si vous envoyez une relance. Là, il faut hypo­thé­quer la mai­son ! Parfois, les gens me demandent : “On peut venir vous voir en mee­ting ?” Je leur dis : “Vous rigo­lez ?” Il faut être réa­liste : ma cam­pagne, c’est une cam­pagne à coût zéro, ou presque », résume-​t-​elle depuis sa salle à man­ger. Depuis six mois, Marie Cau et la quin­zaine de béné­voles qui la sou­tiennent s’attèlent donc à envoyer des mil­liers de mails et, par­fois, à appe­ler direc­te­ment les maires. « Ça n’a don­né qua­si­ment aucun résul­tat. Parfois, les gens nous rac­crochent même au nez. Et puis j’ai eu quelques coups bas, on a fait cir­cu­ler le bruit que je ne me pré­sen­tais plus… C’est dur », constate cette élue rurale, qui n’a, pour l’heure, grap­pillé que trois signatures. 

Restent les médias, seuls à même de pou­voir faire décol­ler sa can­di­da­ture. Mais si La Voix du Nord, Le Point ou France 3 Régions ont répon­du pré­sent, les chaînes natio­nales, elles, boudent les « petit·es » candidat·es. « Petits can­di­dats, grandes idées », cor­rige Marie Cau, qui défend « un pro­gramme avec des actions simples, concrètes et tech­ni­que­ment réa­li­sables. Moi, je ne suis pas dans l’utopie, je ne cherche pas à révo­lu­tion­ner le monde. Je pro­pose des mesures de bon sens. Par exemple, que les pen­sions ali­men­taires soient pré­le­vées par les impôts et plus par la CAF [Caisse d’allocations fami­liales, ndlr]. Ou que les délits sexuels soient impres­crip­tibles ». Pour autant, elle ne se berce pas d’illusions. « On se retrouve dans une élec­tion à trois tours, où les maires décident qui a le droit d’être élu », dénonce-​t-​elle en haus­sant les épaules. Lucide, mais sans regret. « Ma can­di­da­ture per­met de don­ner une visi­bi­li­té aux per­sonnes LGBT. Ça, c’est quand même une victoire. »

MarieCau test TeresaSuarez 020
Dans la petite mai­rie de Tilloy-​lez-​Marchiennes. Marie Cau se réjouit que sa can­di­da­ture per­mette
de don­ner une visi­bi­li­té aux per­sonnes LGBTQI. © TS
J‑3 : Mardi 1er mars

Paris, 11 heures. Une can­di­date ani­ma­liste dans l’antre de l’exploitation des bêtes, ça n’est pas de bon augure. Et cela résume bien la situa­tion d’Hélène Thouy à son pas­sage au Salon de l’agriculture. Elle porte un sac beige en cuir végan (c’est noté en gros des­sus). Elle est atten­due sur le pla­teau éphé­mère de Public Sénat pour deux débats : l’élevage et la chasse. Le contexte est tel­le­ment serein que Public Sénat a reçu « des menaces » pour avoir éga­le­ment invi­té à ces débats la cofon­da­trice de L214, Brigitte Gothière. Pour sa sécu­ri­té, elle a dû inter­ve­nir en visio. Parmi les autres invi­tés : Thierry Coste, lob­byiste de la chasse ; Étienne Gangneron, du syn­di­cat pro-​exploitation FNSEA ; et, assis à la gauche d’Hélène Thouy, Emmanuel Rizzi, éle­veur juras­sien, vice-​président de la Coordination rurale. Son voi­sin de table est là pour la des­cendre. Il dénonce « deux loups » pré­sents sur le pla­teau (Hélène Thouy et Brigitte Gothière), qui « ne sont pas qua­li­fiés pour par­ler d’élevage », par­mi « les agneaux » que sont les autres invi­tés (eux, donc). Puis vient le tour de la can­di­date ani­ma­liste, « res­pon­sable des sui­cides d’agriculteurs ». Thierry Coste coupe la parole à Hélène Thouy. « Non, je ne vous lais­se­rai pas finir ! Vous racon­tez tel­le­ment de conne­ries ! » beugle-​t-​il. L’avocate résiste. Rappelle que le Parti ani­ma­liste a créé la sur­prise en recueillant 2,2 % des suf­frages aux euro­péennes, « beau­coup plus que le par­ti Chasse, pêche, nature et tra­di­tions », qui a dû s’allier aux Républicains et aux cen­tristes pour conti­nuer d’exister. 

Le com­bat de boxe dure quarante-​cinq minutes. À la sor­tie du ring, Hélène Thouy semble incroya­ble­ment épa­nouie. « On est légi­times à par­ler. Il faut vrai­ment prendre la place », philosophe-​t-​elle. La femme de droit est habi­tuée aux moments de ten­sion. Le 4 mars, elle sera au tri­bu­nal en train de plai­der dans une affaire ­d’abattoir. Elle boi­ra un coup à la fin de la cam­pagne, si elle ne rentre pas trop tard. En atten­dant, elle en rede­mande. Prochain rendez-​vous, dans l’après-midi : une inter­view chez Chassons.com.

Jour J : Vendredi 4 mars

Saint-​Denis, 18 heures. Comme les autres candidat·es que Causette a suivi·es, Anasse Kazib n’a pas obte­nu les cinq cents sésames 3. Mais la par­tie n’est pas encore ter­mi­née. La veille, il a été convo­qué au com­mis­sa­riat pour un ras­sem­ble­ment non auto­ri­sé, orga­ni­sé un mois plus tôt devant la Sorbonne. « Mon avo­cat m’annonce que le par­quet de Paris s’acharne et a déci­dé de me convo­quer le 18 mai pro­chain devant le pro­cu­reur », prévient-​il. En atten­dant, l’heure est à la fête : celle de la soi­rée de clô­ture de la cam­pagne. Et déjà, Anasse Kazib pense à la suite : « Autant la pré­si­den­tielle est inac­ces­sible, autant les légis­la­tives sont abor­dables. » Quoi qu’il advienne, il n’aura pas fait tout ça pour rien. « Si, demain, il y a une phase de lutte de classes, les gens se diront : “Ah oui, c’est Anasse, le gars qui était can­di­dat à la pré­si­den­tielle et qui n’a pas pu s’exprimer”. Un pro­fil comme le mien aura beau­coup plus de légi­ti­mi­té. La légi­ti­mi­té de celui qui a essayé de lut­ter contre le sys­tème et face auquel le sys­tème a été plus fort à ce moment-​là. » Dans cette lutte digne de David contre Goliath, ces candidat·es ont peut-​être per­du la manche de la pré­si­den­tielle, mais ils et elles n’ont pas dit leur der­nier mot. Et comptent bien conti­nuer à se battre, dans les urnes ou dans la rue, pour réani­mer un sys­tème démo­cra­tique à bout de souffle. 

1. Collectif de femmes qui militent pour le droit de por­ter le voile
sur les ter­rains de foot.

2. Discrimination à l’encontre des per­sonnes atteintes d’un han­di­cap.
Le vali­disme repose sur l’idée qu’être valide repré­sente la norme sociale.

3. Nombre de par­rai­nages vali­dés : Marie Cau, 8 ; Florie Marie, 0 ; Anasse Kazib, 160 ; Martin Rocca, 9 ; Hélène Thouy, 139.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.