« OVA » : on a infil­tré la start-​up nation des pick-​up artists

On connais­sait les « pick-​up artists » ces hommes hété­ros s'échangeant des conseils plus que dou­teux pour "séduire" les femmes. Aujourd’hui, ils renou­vellent leurs méthodes, à base de tech­niques mar­ke­ting et d'une nov­langue toute per­son­nelle, à uti­li­ser en ville ou sur les réseaux sociaux. L’une de nos jour­na­listes a infil­tré OVA, un groupe Facebook où envi­ron 250 hommes se par­tagent ces tech­niques de mani­pu­la­tion pour obte­nir des rela­tions sexuelles de la part d’inconnues. Immersion.

© Mahmudul Hasan Shaon
© Mahmudul Hasan Shaon

Au début, on dirait un groupe Facebook de star­tu­pers ubé­ri­sés qui parlent busi­ness plan. Il s’appelle « OVA [Groupe Privé] ». Dedans, envi­ron 250 mecs, entre 20 et 30 ans, s’entraînent à « open » en « DHV » grâce aux « sub­coms » ou à des tech­niques comme l’« open loop » afin de « close ». En lisant ce cha­ra­bia contem­po­rain, on pense à un PowerPoint façon école de com­merce. Puis on tombe sur des cap­tures d’écran de conver­sa­tions. Des dis­cus­sions écrites, avec des filles uni­que­ment. Il y a aus­si des enre­gis­tre­ments audio et vidéo. Des échanges cap­tu­rés à l’insu des inter­lo­cu­trices, via un copain-​caméraman caché au coin de la rue ou un smart­phone mis en mode dic­ta­phone. En com­men­taire de ces publi­ca­tions, la horde s’épanche. Elle ana­lyse la per­for­mance des hommes et ren­ché­rit de conseils. C’est là que l’on comprend.

Leur but est bien loin d’être le mon­tage finan­cier de la pro­chaine appli de livrai­son à domi­cile. Il s’agit de pick-up artists ver­sion 3.0. Des hommes qui se par­tagent des tech­niques rhé­to­riques et com­por­te­men­tales pour obte­nir des rela­tions sexuelles de la part de femmes qu’ils ciblent dans la rue ou sur les réseaux sociaux, le plus rapi­de­ment pos­sible. « Finis les conseils flous comme “écou­ter la fille” ou “lui faire pas­ser un bon moment” », pro­met un admi­nis­tra­teur, grâce au « plan d’attaque sec et pré­cis » pro­di­gué dans ce groupe secret. Au mépris, par­fois, du consen­te­ment des femmes.

« Instant sex report »

Le groupe Facebook est né d’une conver­sa­tion WhatsApp entre potes, en 2020. D’amis en amis, la com­mu­nau­té a gros­si. Elle est cha­peau­tée par les pre­miers membres, qui sont pour la plu­part admins. Ce noyau dur est accom­pa­gné de quelques membres pri­vi­lé­giés (un groupe par­ti en virée en Espagne notam­ment, pour chas­ser col­lec­ti­ve­ment dans la rue). Ils publient des vidéos de coa­ching et répondent à chaque inter­ro­ga­tion de leur com­mu­nau­té sur les tech­niques pour « abor­der ».

Parmi la petite dizaine de fon­da­teurs : des cita­dins de grandes villes, employés dans la musique ou l’évènementiel, un diplô­mé de pré­pa, un nom à par­ti­cule. L’un d’eux est cofon­da­teur d’une chaîne YouTube de vul­ga­ri­sa­tion et de réflexion sur l’actualité répu­tée de gauche. Nulle expli­ca­tion claire quant au nom du groupe. Il semble lié à l’identité du fon­da­teur, mais nous n’avons pas pu le vérifier.

Pour édu­quer les foules, Achille*, l’un des élus qui a par­ti­ci­pé au petit voyage en Espagne, par­tage par exemple son « ins­tant sex report, Madrid ». Un texte long comme six pages de maga­zine, dans lequel il détaille com­ment il a ren­con­tré une fille dans la rue, a appli­qué les tech­niques ensei­gnées sur le groupe et a fini par la convaincre de se mas­tur­ber mutuel­le­ment. Pas pos­sible d’aller plus loin car « ça ne fai­sait que deux semaines qu'elle avait rom­pu avec son ex » et parce qu’elle devait par­tir, « son père l’attendait », précise-​t-​il. « Sacrée his­toire, conclut Achille, le tout en 2H, mer­ci le game ». Le com­men­taire d'un membre ponc­tue : « magni­fique expé­rience que tu as vécue ».

CHOQUANT
Schéma expli­ca­tif de l’objectif d'OVA.
VIDÉO COMMENTÉE
Exemple de vidéo tour­née à l'insu des femmes abor­dées dans la rue (un « infield »), com­men­tée par deux admins.
Méthode for­ceps

Le « game », c’est le mot pour décrire le ter­rain d’attaque. Il y a le day game (DG), soit la « drague de rue » (la « sai­son » rouvre bien­tôt, s’enthousiasment les membres du groupe) et le text game (TG) pour les tech­niques appli­quées par SMS ou sur les réseaux sociaux. Pour être le king du game, il y a tout un tas de concepts à appli­quer. Le DHV, déjà. Demonstrate high value (« Démontrer une valeur éle­vée »). Il s’oppose au DLV. Demonstrate low value (« Démontrer une valeur faible »). Grosso modo, il s’agit de sai­sir toutes les oppor­tu­ni­tés pour se faire mous­ser, avec un dis­cours prêt à l’avance (à la ques­tion « ça va ? », répondre qu’on va bien, car on « vient de signer un gros contrat » ce qui nous lais­se­ra du temps pour « se remettre à la boxe », lit-​on). À l’inverse, les sel­fies, apprend-​on, il faut évi­ter. C’est super DLV.

Pour avoir l’occasion de démon­trer à quel point on est un héros, encore faut-​il réus­sir à arrê­ter sa proie dans la rue. À « hook », dit-​on (« accro­cher »). Pour ça, nous enseignent les pick-up artists 3.0, il faut jouer sur la False Time Constrain (FTC), « fausse contrainte de temps ». Dire « je n’ai que deux minutes, mais… », avant de trou­ver un pré­texte et Demonstrate high value. Pour être sûr de gar­der l’attention des femmes, il faut sur­en­ché­rir de « baits » (« appât ») ou d’« open loops ». Il s’agit de petites phrases cen­sées éveiller la curio­si­té de l’interlocutrice et lui for­cer la main dans la conver­sa­tion. Prodiguer, par exemple, une info incom­plète « pour lui don­ner envie de t’en deman­der plus », enseigne un « mémo » par­ta­gé par l’un des admins. Exemple : « C’est mar­rant, j’ai un de tes défauts », ou bien, pour la ver­sion online, « il y a un truc qui m’intrigue sur ton pro­fil ». La bien­séance vou­lant que l’on réponde res­pec­ti­ve­ment « lequel ? » /​« quoi ? », l’interlocutrice est indi­rec­te­ment contrainte à suivre la stra­té­gie éta­blie à l’avance par les hommes.

MEUF STREET SONIA 1
L’un des admi­nis­tra­teurs du groupe par­tage la méthode qu’il a uti­li­sée pour « close » (cou­cher avec) une femme arrê­tée dans la rue.
« Sexualiser »

Pour y aller plus hard, on peut poser une ques­tion fer­mée avec un vague com­pli­ment dégui­sé. Ça s’appelle le « qua­li­fy » (fait de don­ner un qua­li­fi­ca­tif à sa proie, pour qu’elle donne des infos sur elle). « Je me trompe si je dis que tu es ouverte d’esprit ? J’adore que tu sois indé­pen­dante. » Le faux com­pli­ment pré­fé­ré des alpha est « aven­tu­rière ». Il a ça de pra­tique qu’il per­met d’appliquer une autre tech­nique des pick-​up artists : la « sexu », c’est-à-dire « sexua­li­sa­tion ». Puisque per­sonne n’a envie de se dire non aven­tu­rière, cette ques­tion per­met aux hommes de rebon­dir en deman­dant « quelle est la chose la plus folle que tu aies faite ? ». La ques­tion est deve­nue leur spé­cia­li­té. Peu importe la réponse des filles, il ne s’agit que d’un pré­texte pour par­ler de leur folie à eux : un fait sexuel ou ten­dan­cieux. Cela fait bas­cu­ler la dis­cus­sion (si on peut appe­ler ça comme ça) dans un registre sexuel. Sont conseillés trois émo­jis à uti­li­ser pour appuyer l’ambiance sexe : 🔥, 😈 ou 😏. Parler sexe doit ensuite leur don­ner l’occasion de pro­po­ser un « pull » (aller dans un autre lieu avec la proie, sou­vent chez elle) puis de « close » (obte­nir une rela­tion sexuelle). Le dos­sier est alors « clôturé ».

L’une des autres stra­té­gies des membres d’OVA est le fait de tra­vailler son « frame » (la posi­tion dans laquelle on se place dans un échange, le « cadre », lit­té­ra­le­ment). Il ne faut pas se « boyfriend-​frame » en étant trop gen­til, car cela risque de retar­der le moment du sexe (puisqu’une fille qui te consi­dère comme son copain va vou­loir attendre, apprend-​on). On peut miser, en revanche, sur la « frame de la che­mis­try », enseigne l’un des admins dans une vidéo. Faire croire que vous pen­sez avoir besoin d’une étin­celle par­ti­cu­lière – la chi­mie, « che­mis­try » – pour oser vous lan­cer dans une rela­tion sexuelle. « Parce que la plu­part des femmes pensent comme ça », explique-​t-​il. Autre variante : « se fra­mer comme un fuck­boy repen­ti », un mec las­sé des conquêtes qui veut une vraie ren­contre, pour don­ner l’illusion d’accorder de l’importance à la femme. Certains hommes se frament aus­si par les pho­tos. Roch-​Éloi a orga­ni­sé un shoo­ting avec un pho­to­graphe pro afin d’alimenter son pro­fil sur les appli­ca­tions de ren­contre. Il pose notam­ment avec un livre sur le lean mana­ge­ment (le mana­ge­ment à flux ten­dus, pour réduire les coûts à l’extrême) entre les mains, le regard au loin. Les hommes d’OVA ont voté pour les pho­tos les plus sus­cep­tibles d’attirer les utilisatrices.

Tout cela per­met de mon­trer sa « value » (valeur sociale). La value est néces­saire pour faire croire aux femmes qu’il y a de la « pré­sé­lec­tion » de la part des hommes, sou­ligne un admin. Sous-​entendu : tu as été choi­sie par un beau gosse, ma belle, sens-​toi flat­tée et obli­gée de répondre. Josh, un membre, com­plète en com­men­taire : « La meuf doit sen­tir qu’elle doit MÉRITER d’avoir ton atten­tion et ta valeur ! » Ce petit tips, ajoute-​t-​il, per­met de ne pas « rendre la fille le centre de son uni­vers TROP VITE » (sic). Parler de soi soi soi et encore soi doit créer ce qu’ils appellent le « prize frame » (le fait de se pré­sen­ter comme le « prix » à gagner), tech­nique cen­sée aug­men­ter les chances de close.

EXEMPLE SEXU
Exemple d’incitation à « sexua­li­ser » en des­sous du témoi­gnage de text game (échanges écrits) d’un membre.

Les situa­tions les plus faciles pour cela seraient les virées à l’étranger et notam­ment en Afrique. Le fon­da­teur du groupe pro­pose cette ana­lyse dans une vidéo de débrief après un voyage de Jean-​Roch au Bénin, inti­tu­lée « GUIDE 3 – MINDSET ET INNER GAME » (« État d’esprit et game inté­rieur »). « À l’étranger, sur­tout dans les pays pauvres, t’as plus de value parce que tu viens de la France, avec tous les pré­ju­gés qui vont avec sur le niveau de vie. Donc quand t’es dans ces pays ou même en Thaïlande, Russie, Pologne, faut le gar­der à l’esprit ». Sous-​entendu, pro­fi­ter des filles, faciles à « hook » là-​bas, mais ne pas être déçu au retour en France quand la « drague » ne marche plus.

Par pres­sion, elle cédera

Si les tech­niques ne marchent pas, jus­te­ment, res­tent plu­sieurs armes. Le 8 février, Christophe demande conseil à ce sujet. Il aime­rait revoir une femme alpa­guée dans la rue. Elle rechigne. « On devait se voir hier, mais j’ai vou­lu me pull chez elle et c’est pas pas­sé (pas dans son habi­tude + une col­loc (sic) depuis 2 semaine = mau­vaise idée selon elle). Elle m’a rep qu’hier vers 22 h… » On lui conseille alors de « dis­qua­li­fy » (ou « DQ »), « pour lui voler la frame et de la lais­ser [le] close. » Il s’agit là de l’inverse de qua­li­fy : au lieu de com­pli­men­ter la proie pour la faire entrer dans son jeu (l’aventurière), on lui prête un défaut afin qu’elle se sente mal, nie notre pique et cède à nos requêtes. Face à un refus de se revoir (comme ici) ou d’avoir une rela­tion intime, cela peut consis­ter à rétor­quer, « si t’es trop nerveuse/​timide, je com­prends tout à fait”, sug­gère un admin dans sa vidéo, car per­sonne ne veut être fra­mée comme ça. » Par pres­sion, sous-​entend-​il, elle cédera.

De toutes les publi­ca­tions des membres et admins sur OVA, le mot « consen­te­ment » n’apparaît que deux fois. Dans les règles du groupe (« tous les actes décrits doivent être consen­tis », prévient-​on). Et dans le post d’un admin. Le terme y est défi­ni en décri­vant une situa­tion d’étranglement, pen­dant laquelle la femme ne for­mule jamais d’approbation :

« Respectez TOUJOURS le consen­te­ment de votre par­te­naire. Si c’est la pre­mière foi [sic] avec elle, que vous la connais­sez peu [sic] ne pas­sez pas de "je la regarde inten­sé­ment" à "je la plaque comme un taré contre le mur en l’étranglant". Allez‑y gra­duel­le­ment, à tâtons, mais tou­jours d’une façon asser­tive. Par exemple, com­men­cez d’abord à empoi­gner ses che­veux, voyez com­ment elle réagit, si les voyants sont aux verts, alors com­men­cez à les tirer, etc. La même chose pour l’étrangler : la majo­ri­té des femmes kiffent ça, mais ils [sic] faut que ça soit bien fait, et tou­jours dans le res­pect du consen­te­ment. Alors, quand vous la regar­dez inten­sé­ment dans les yeux, posez juste votre main sur sa gorge, jau­gez sa réac­tion, puis res­ser­rez de plus en plus, etc. »

Résultat : les expé­riences que relaient les membres du groupe frôlent par­fois l’agression sexuelle. Ce qui s’approche de l’illégalité passe pour une vic­toire, comme le reflètent ces témoi­gnages, consi­dé­rant le fait de « for­cer » (lit­té­ra­le­ment) comme une option :

FORCEUR 2
Témoignage d’un membre
FORCEUR 1
Témoignage d’un membre
CONSETEMENT
Commentaire en des­sous du témoi­gnage d'un membre

Nous avons ten­té de joindre les admins du groupe ain­si que plu­sieurs membres. Seul un admin a répon­du, se défen­dant d’être « pick-up artist ». Il nous a ren­voyées vers YouTube pour trou­ver des infos sur la théo­rie de la « drague de rue » et s’est inquié­té de la manière dont nous avons décou­vert l’existence du groupe OVA. Le len­de­main, plu­sieurs d’entre eux avaient sup­pri­mé leur pho­to de pro­fil ou mis un por­trait de dos, sur les­quels il est impos­sible de voir leur visage. Au moins l’un des admins œuvre par ailleurs sous pseu­do­nyme (dans les conte­nus qu’il poste – vidéos et cap­tures d’écran –, il répond à un pré­nom qui ne cor­res­pond pas à son patro­nyme Facebook. Patronyme qui a par ailleurs de mul­tiples homo­nymes selon Google, comme pour ne pas être retrou­vé). Le fon­da­teur du groupe a quant à lui deux comptes Facebook, sous deux noms de famille dif­fé­rents. Aucun d’eux ne trouve d’autre occur­rence sur Internet. Ces consul­tants spé­cia­listes ès « drague » entre potes n’auraient-ils pas la conscience tranquille ?

* Tous les pré­noms ont été modifiés.

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