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Nouvelle-​Calédonie : “La popu­la­tion reste empreinte d’une souf­france post­co­lo­niale qui se trans­met au sein des familles”

Depuis lun­di, l’archipel du Pacifique Sud s’embrase. De vio­lents heurts, nés d’une réforme élec­to­rale, ont déjà fait cinq morts, en plus de dizaines de blessé·es. Pour com­prendre ce qui se joue, Causette s’est entre­te­nue avec Évelyne Barthou, socio­logue et cher­cheuse, spé­cia­li­sée dans la jeu­nesse de Nouvelle-Calédonie.

Causette : Pourquoi le dégel élec­to­ral impo­sé par la France, qui doit per­mettre aux per­sonnes venues de métro­pole qui résident depuis dix ans sur l’archipel (25 000 per­sonnes sur 270 000 habitant·es) de voter, a‑t-​il mis le feu aux poudres ?
Évelyne Barthou :
C’est l’aboutissement, je dirais, d’un pro­ces­sus his­to­rique de déco­lo­ni­sa­tion inabou­ti et d’une situa­tion néo­co­lo­niale en Nouvelle-​Calédonie. La Nouvelle-​Calédonie a été colo­ni­sée en 1853 par la France. D’abord avec une colo­nie péni­ten­tiaire, trans­for­mée en une colo­nie de peu­ple­ment, qui a conduit au régime de l’indigénat [1887–1946, ndlr]. Pendant soixante ans, les Kanaks ont vu leurs terres spo­liées, ont été sou­mis aux tra­vaux for­cés, n’avaient pas le droit de vote, ne pou­vaient pas sor­tir de chez eux après 20 heures.
Les accords de Nouméa, en 1998, ont lais­sé place à une période de rela­tif espoir, de construc­tion et même de dia­logue. Ces accords pré­voyaient trois réfé­ren­dums d’autodétermination. En 2021, le troi­sième a été boy­cot­té par les indé­pen­dan­tistes et une grande par­tie des Kanaks parce qu’ils avaient deman­dé un report du vote, du fait du deuil suite au Covid. On n’a pas res­pec­té cette période de deuil, très impor­tante dans la culture kanake. Je pense qu’à par­tir de ce moment-​là, il y a eu une sorte de bas­cu­le­ment : à l’issue du réfé­ren­dum, le gou­ver­ne­ment fran­çais a esti­mé que la Nouvelle-​Calédonie avait choi­si de res­ter fran­çaise alors que moins de 44 % de la popu­la­tion s’est pro­non­cée. Le gou­ver­ne­ment fran­çais a vou­lu faire comme si on pou­vait pas­ser outre cette par­tie de la popu­la­tion qui s’était abs­te­nue. Nous assis­tons à un vrai retour de bâton de cette poli­tique du pas­sage en force. Lors de la visite d’Emmanuel Macron sur place, l’année der­nière, j’étais pré­sente et ai pu consta­ter qu’il y avait une vraie attente de demande de par­don pour pan­ser les plaies du pas­sé. Mais le pré­sident a joué la carte des loya­listes en réaf­fir­mant publi­que­ment que la Calédonie avait choi­si d’être fran­çaise. Il y a donc un gros déca­lage entre les attentes his­to­riques, qui ne sont pas satis­faites, et la posi­tion du gouvernement. 

Comment l’expliquez-vous ?
É.B. :
Si la France s’accroche aus­si for­te­ment à la Nouvelle-​Calédonie, c’est qu’il y a des enjeux éco­no­miques, notam­ment à tra­vers le nickel, et des enjeux géos­tra­té­giques, de posi­tion­ne­ment dans le Pacifique. Les appé­tits de l’Azerbaïdjan et de la Chine sur ce ter­ri­toire et ses res­sources sus­citent la peur de la France, qui craint de perdre la main. Par ailleurs, il y a un an, la Polynésie a élu un gou­ver­ne­ment indé­pen­dan­tiste, ce qui n’a pas de quoi ras­su­rer l’État français.

Comment analysez-​vous la déci­sion prise, dans le cadre de l’état d’urgence, de blo­quer TikTok ?
É.B. : Cela montre que l’heure est grave et qu’on choi­sit de répondre par la force, en ins­tau­rant un couvre-​feu et en blo­quant un réseau social, ce qui est raris­sime, je ne sais même pas si c’est déjà arri­vé sur le ter­ri­toire métro­po­li­tain, même pen­dant les émeutes dans les quar­tiers prio­ri­taires. C’est un signal fort et c’est aus­si un signal qu’on ne maî­trise pas tota­le­ment la situa­tion puisque l’avantage des réseaux sociaux numé­riques, c’est de pou­voir per­mettre des mobi­li­sa­tions spon­ta­nées, rapides.
Surtout, c’est illu­soire. On va cal­mer, peut-​être tem­po­rai­re­ment, faire taire la colère et la souf­france, mais elle revien­dra tant que le gou­ver­ne­ment fran­çais et les acteurs poli­tiques locaux ne résou­dront pas les pro­blèmes de fond : tant que les richesses seront concen­trées dans les mains de quelques Européens, qu’ils soient Caldoches [descendant·es des colons] ou sur­tout métro­po­li­tains, que les ensei­gnants, les per­son­nels hos­pi­ta­liers, les forces de l’ordre seront essen­tiel­le­ment des Européens. Mais là, le dia­logue semble rom­pu. Pour mes contacts sur le ter­rain, c’est une décep­tion immense : ils ont vrai­ment l’impression que tout ce qui a été construit depuis 1998 a été balan­cé d’un revers de la main par ce gouvernement.

Des observateur·rices ont pu faire le rap­pro­che­ment entre le blo­cage de Tiktok et ce qui s'est pas­sé en 2011 dans cer­taines auto­cra­ties au moment des prin­temps arabes. Vos contacts calé­do­niens l'expriment-ils ain­si ?
E.B. :
Oui. Il y a aus­si une forme d'infantilisation, très com­mune dans les anciennes colo­nies : dans les mesures de l'état d'urgence, la vente d'alcool a été inter­dite. C'est quand même une chose assez incroyable, dans un contexte où la Nouvelle-​Calédonie est pen­sée comme un ter­ri­toire ayant un pro­blème par­ti­cu­lier avec l'alcool.

Certains observateur·rices expliquent que ce qui se joue notam­ment dans les troubles actuels est une forme d’instrumentalisation d’une jeu­nesse “dés­œu­vrée” par les indé­pen­dan­tistes. Souscrivez-​vous à cette ana­lyse ?
É.B. :
Certainement pas. On entend en effet pas mal de choses sur des “jeunes dés­œu­vrés”, voire des “jeunes sau­vages”, qui viennent cas­ser à Nouméa. Il fau­drait déjà pou­voir enquê­ter et avoir des élé­ments objec­tifs, avant de pou­voir dire ce genre de choses. Je pense sur­tout que ce sont des jeunes en colère, comme beau­coup de jeunes en Nouvelle-​Calédonie, parce qu’ils sont dans des situa­tions de souf­france, sou­mis à des injus­tices sociales très fortes. Les inéga­li­tés sont très impor­tantes sur ce ter­ri­toire. L’écart entre les riches et les pauvres est consi­dé­rable et 70 % des pauvres sont des Kanaks. 70 % des jeunes décro­cheurs sans solu­tion sont des Kanaks.
Quant à l’instrumentalisation, là aus­si, c’est un peu facile d’imaginer ou de pen­ser que les jeunes seraient les marion­nettes des adultes. Ce n’est pas comme ça que ça se passe, les jeunes sont capables de pen­ser par eux-​mêmes. On voit bien aus­si qu’une par­tie de la jeu­nesse échappe à ceux qui ont orga­ni­sé les mobi­li­sa­tions au départ, qui n’étaient pas néces­sai­re­ment des mobi­li­sa­tions vio­lentes. Il existe, comme tou­jours dans ces situa­tions de révolte, un phé­no­mène de groupe.

La colère actuelle a‑t-​elle des racines colo­niales ?
É.B. :
Premièrement, il faut se méfier des géné­ra­li­sa­tions. Il existe des indé­pen­dan­tistes euro­péens et des Kanaks loya­listes. Par contre, ce qui saute aux yeux quand on va en Nouvelle-​Calédonie, c’est les inéga­li­tés, les entre-​soi eth­niques très forts. Nouméa y est sur­nom­mée “Nouméa la blanche”. La popu­la­tion reste empreinte d’une souf­france post­co­lo­niale, qui se trans­met au sein des familles et dont beau­coup de jeunes me parlent aujourd’hui, à tra­vers l’histoire de leurs grands-​parents volés.
De l’autre côté, il y a cer­tains Européens qui viennent très clai­re­ment pour faire de l’argent, vivre quelques années au para­dis et repar­tir. Il y a évi­dem­ment aus­si une par­tie qui sou­haite s’installer et qui a du mal à s’intégrer du fait de cette situa­tion.
Enfin, dans mes entre­tiens avec les jeunes, il y a, mal­gré la souf­france, l’envie d’avancer loin des guerres poli­tiques. Certains me disent “France ou pas France, moi je veux avan­cer dans ma vie, je veux vivre tran­quille­ment dans mon pays”.

On a aus­si vu des milices qui se consti­tuent pour se pro­té­ger et sont armées…
É.B. :
C’est juste incroyable et très inquié­tant. De ce que je lis et observe, elles sont sou­vent le fait d’Européens. Il n’est pas éton­nant que les deux pre­miers morts étaient de jeunes Kanaks. De tels agis­se­ments pro­voquent un risque de guerre civile. Pour l’instant, nous man­quons d’informations pour savoir com­ment les auto­ri­tés locales et le gou­ver­ne­ment vont les gérer, mais ils appa­raissent clai­re­ment dépassés.

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