Sans eux, sans elles, le pays se serait arrêté de tourner. Pourtant, la crise sanitaire n’a donné lieu à aucun grand baroud d’honneur envers les routiers et les routières. Au contraire, elle a révélé avec éclat le mépris de la société envers cette profession plus mal aimée que jamais. Un métier dévalué, où les femmes, invisibles parmi les invisibles, se sont peu à peu taillé une place, à force de volonté et de passion.
![Routières : embarquez avec celles qui ont ravitaillé la France 1 stivelle malfleury](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/08/stivelle-malfleury-819x1024.jpg)
Filmé depuis la cabine de son camion, son coup de gueule a fait le tour de France. « On roule parce qu’il faut nourrir les Français et transporter les marchandises qui vont avec. Mais à côté de ça, nous, nous sommes la dernière roue : vous n’avez pas le droit d’aller aux toilettes, vous n’avez pas le droit de vous laver, vous n’avez pas le droit de manger… Quand vous vous arrêtez sur les aires, vous ne pouvez même pas vous acheter quelque chose parce que c’est fermé, et on n’a surtout pas le droit de vous servir. Alors, respectez-nous, sinon on va tous s’arrêter ! » promettait Annick, dans une vidéo diffusée sur Facebook, puis reprise par BFMTV. C’était le 20 mars, et la crise sanitaire venait d’éclater. Les conducteurs et conductrices de poids lourds – qui assurent 89 % du transport de marchandises dans l’Hexagone – se retrouvent alors en « seconde ligne », selon la formule consacrée.
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Magasins dévalisés, services hospitaliers en tension, demande accrue de produits sanitaires : si le pays est en « guerre », comme l’affirme le président Macron, ce sont bien les routiers et les routières qui ravitaillent le front et les bases arrière. Avec la bénédiction du gouvernement, qui adopte plusieurs arrêtés, dès le 20 mars, pour lever l’interdiction de circuler le dimanche ou autoriser l’augmentation du temps de travail journalier et hebdomadaire (jusqu’à soixante heures de conduite par semaine) dans ce secteur « indispensable à la continuité de la vie de la nation ». Un secteur où près de 60 % des routiers et des routières se sont retrouvés à l’arrêt durant le confinement. Mais où celles et ceux qui travaillent dans le « frigo » (soit les camions frigorifiques qui charrient des produits alimentaires) et le transport de colis ont plutôt frôlé la surchauffe. « On a multiplié les tonnages de colis, encore pire qu’à Noël ! Les jours fériés étaient considérés comme des jours normaux, et certains collègues ont dû rouler le week-end. On a tourné tout le temps et, là où je travaille, on a même embauché un chauffeur en plus, pour qu’on puisse se reposer un peu », témoigne Charlie Raszkowski, conductrice pour une grande entreprise de transport.
“Pestiférés”
Mais si les pouvoirs publics ont veillé de près à ce que les routiers et les routières puissent rouler, ils ont été nettement moins prompts à s’assurer qu’ils·elles puissent le faire dans des conditions décentes. Aires de repos et parkings fermés, toilettes ou sanitaires inaccessibles, absence de restauration, voire interdiction d’accéder aux machines à café ou à certains commerces… Dans les premières semaines de la crise, beaucoup se sont retrouvé·es à devoir vivre dans leur cabine, à se laver avec une bouteille d’eau sur un bas-côté ou, dans le meilleur des cas, à s’en remettre à la solidarité des quelques particuliers et entreprises qui ont bien voulu les dépanner d’un repas ou d’une douche. Sans compter toutes celles et ceux qui ont dû travailler sans masque ni gants. Un abandon général qui donne à beaucoup le sentiment d’être traité·es « comme des chiens », des « parias », des « pestiférés », des « moins que rien »…
« On est passé à deux doigts d’une révolte », confirme le journaliste Jean-Claude Raspiengeas, qui vient de publier Routiers (Éd. L’Iconoclaste). Avec ce livre-enquête passionnant, il a voulu mettre en lumière cette profession qu’il estime, lui aussi, largement méprisée. D’ailleurs, ces hommes et ces femmes qui ont continué d’approvisionner le pays n’ont-ils pas été régulièrement oublié·es des listes de « héros du quotidien » ? Dur à encaisser : même lorsque le caractère essentiel de leur travail est apparu évident, les routiers et les routières sont resté·es dans l’ombre. C’est dire si le temps où la France écoutait Les routiers sont sympas, l’émission culte animée par Max Meynier entre 1972 et 1983 (réunissant chaque soir 800 000 auditeurs en moyenne !), est révolue.
“Invisibles”
« Aujourd’hui, les routiers sont partout et, en même temps, ils sont invisibles. Sans doute parce qu’il y a un éloignement général à l’égard de la classe ouvrière, à laquelle ils appartiennent. Je pense aussi que c’est lié au mode de consommation actuel, alimenté par la croissance exponentielle de l’e‑commerce, qui fait qu’on ne s’intéresse pas aux conditions de production et de distribution : ce qui compte, c’est ce qu’on veut, c’est tout, avance Jean-Claude Raspiengeas. Et puis, en trente ans, le trafic des poids lourds a augmenté de 50 %, et on a dû dépasser un “seuil de tolérance”. On ne supporte plus de voir les camions sur la route, parce qu’ils polluent, qu’ils font peur, qu’ils sont nombreux, qu’ils nous empêchent d’aller vite. » Isolés dans leur cabine, sans vraie représentation collective ou symbolique, les routiers et les routières n’ont, globalement, plus rien de « sympas » aux yeux de l’opinion, qui oscille à leur égard entre ignorance et agressivité. « En réalité, la crise a exacerbé ce qu’ils vivent tout le temps. Comme elle a exacerbé ce que les femmes routières subissent habituellement », résume Jean-Claude Raspiengeas.
Véritable parcours du combattant pendant le confinement, l’accès aux sanitaires relève déjà, d’ordinaire, d’un combat quotidien pour les conductrices (lire le portrait de Toupinette). Dans cette profession ô combien masculine, où les femmes ne représentent à peine que 3 % des troupes, rien n’a été pensé pour elles. À commencer par les douches, aussi indispensables que révélatrices de l’évolution en marche du métier. « Dans le temps, les sanitaires, c’était fait que pour les hommes. Dans les usines [où l’on vient (dé)charger certaines livraisons, ndlr], généralement, il n’y avait pas de porte, ou alors pas de clenche [poignée], donc il fallait prendre une ficelle avec nous. Et souvent, on ne nous autorisait même pas à nous laver. Maintenant, on a réussi à faire améliorer à peu près les choses dans les usines, les entrepôts ou les stations, même si ça reste encore difficile », relate Annie Sedlegger, conductrice à la retraite et présidente de La Route au féminin.
![Routières : embarquez avec celles qui ont ravitaillé la France 2 annie sedlegger](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/08/annie-sedlegger-1024x819.jpg)
Véritable pionnière (lire le portrait), cette septuagénaire volubile a créé cette association il y a vingt-trois ans, à une époque où chacune était isolée dans son coin. Un temps où un silence pesant se faisait quand une femme passait la porte d’un relais routier. Où il fallait essuyer les blagues et les remarques sexistes. Un temps où pas grand-monde ne voulait embaucher une « bonne femme », pour tout dire. « J’ai eu du mal à trouver un patron, mais après, c’était bon. Vous savez, c’est un travail un peu spécial. On est toujours toute seule. Et pour celles qui font de la “longue” [route], comme moi je le faisais, on part toute la semaine. Alors si une femme fait ce métier, c’est qu’elle l’aime vraiment. On a ça dans la peau », confie Annie, qui a développé la maladie de Dupuytren (une pathologie de la main) à force d’années à sangler et transporter d’énormes chargements. Qu’importe : si elle pouvait remonter dans un camion « et filer », elle n’hésiterait pas une seconde.
Un choix assumé
« Les femmes conductrices font vraiment ce métier par passion, peut-être plus que les hommes. Elles doivent avoir une vraie détermination parce que, aujourd’hui encore, il y a quand même plus d’obstacles à franchir, dont le regard des autres », constate Marie Fréor, rédactrice en chef du mensuel Les Routiers. Et ce n’est pas Charlie Raszkowski qui dira le contraire. Fille et sœur de routiers, cette native du Nord a toujours « voulu » ce métier. Malgré les réticences de ses parents – « Mon père savait que c’était un monde très macho, et aussi dangereux » –, elle a finalement décroché « [ses] permis », en 1992. Problème : à l’époque, dans sa région, personne ne voulait prendre de femme. Alors elle est partie à Paris, d’abord pour travailler « au mois », puis « à l’année », avant de finir par revenir dans le Nord.
Désormais, elle fait chaque nuit l’aller-retour jusqu’à la capitale et gère même une équipe de plusieurs conducteurs. « Depuis une petite dizaine d’années, les mœurs ont changé, et les employeurs ont fini par donner une chance aux femmes. Peut-être parce qu’ils ont réalisé qu’on ne faisait pas ce métier par erreur. Et puis aujourd’hui, il y a une pénurie de chauffeurs, donc les femmes ont plus de facilité à rentrer dans ce métier, même quand elles ont des enfants », constate Charlie, qui dit même voir une certaine admiration dans les yeux des autres lorsqu’ils la voient manier son immense bahut. Alors, terminé, le temps où une femme au volant d’un 33 tonnes relevait de l’impensable ? Sans être tout à fait banale, la chose semble désormais acceptée. « Les conductrices se sont réellement imposées. De temps en temps, il peut encore y avoir des comportements sexistes, mais ça tend à diminuer. Et un indice de cette évolution, c’est qu’il n’y a plus les pin-up sur les calandres des camions comme autrefois. Tout comme il n’y a quasiment plus de posters de femmes à poil dans les cabines des camions », note malicieusement Jean-Claude Raspiengeas. Oui, les femmes se sont taillé une place sur la route. Et à l’heure où le transport routier ne suscite plus grandes vocations, ce sont même elles qui pourraient devenir, contre toute attente, les gardiennes du temple.