Routières : embar­quez avec celles qui ont ravi­taillé la France

Sans eux, sans elles, le pays se serait arrê­té de tour­ner. Pourtant, la crise sani­taire n’a don­né lieu à aucun grand baroud d’honneur envers les rou­tiers et les rou­tières. Au contraire, elle a révé­lé avec éclat le mépris de la socié­té envers cette pro­fes­sion plus mal aimée que jamais. Un métier déva­lué, où les femmes, invi­sibles par­mi les invi­sibles, se sont peu à peu taillé une place, à force de volon­té et de passion.

stivelle malfleury
Stivelle Malfleury, alias Maya972 © Serge Picard

Filmé depuis la cabine de son camion, son coup de gueule a fait le tour de France. « On roule parce qu’il faut nour­rir les Français et trans­por­ter les mar­chan­dises qui vont avec. Mais à côté de ça, nous, nous sommes la der­nière roue : vous n’avez pas le droit d’aller aux toi­lettes, vous n’avez pas le droit de vous laver, vous n’avez pas le droit de man­ger… Quand vous vous arrê­tez sur les aires, vous ne pou­vez même pas vous ache­ter quelque chose parce que c’est fer­mé, et on n’a sur­tout pas le droit de vous ser­vir. Alors, respectez-​nous, sinon on va tous ­s’arrêter ! » pro­met­tait Annick, dans une vidéo dif­fu­sée sur Facebook, puis reprise par BFMTV. C’était le 20 mars, et la crise sani­taire venait d’éclater. Les conduc­teurs et conduc­trices de poids lourds – qui assurent 89 % du trans­port de mar­chan­dises dans l’Hexagone – se retrouvent alors en « seconde ligne », selon la for­mule consacrée. 


Lire aus­si : Les rou­tières sont sym­pas, une série en cinq épisodes 


Magasins déva­li­sés, ser­vices hos­pi­ta­liers en ten­sion, demande accrue de pro­duits sani­taires : si le pays est en « guerre », comme l’affirme le pré­sident Macron, ce sont bien les rou­tiers et les rou­tières qui ravi­taillent le front et les bases arrière. Avec la béné­dic­tion du gou­ver­ne­ment, qui adopte plu­sieurs arrê­tés, dès le 20 mars, pour lever l’interdiction de cir­cu­ler le dimanche ou auto­ri­ser l’augmentation du temps de tra­vail jour­na­lier et heb­do­ma­daire (jusqu’à soixante heures de conduite par semaine) dans ce sec­teur « indis­pen­sable à la conti­nui­té de la vie de la nation ». Un sec­teur où près de 60 % des rou­tiers et des rou­tières se sont retrou­vés à l’arrêt durant le confi­ne­ment. Mais où celles et ceux qui tra­vaillent dans le « fri­go » (soit les camions fri­go­ri­fiques qui char­rient des pro­duits ali­men­taires) et le trans­port de colis ont plu­tôt frô­lé la sur­chauffe. « On a mul­ti­plié les ton­nages de colis, encore pire qu’à Noël ! Les jours fériés étaient consi­dé­rés comme des jours nor­maux, et cer­tains col­lègues ont dû rou­ler le week-​end. On a tour­né tout le temps et, là où je tra­vaille, on a même embau­ché un chauf­feur en plus, pour qu’on puisse se repo­ser un peu », témoigne Charlie Raszkowski, conduc­trice pour une grande entre­prise de transport. 

“Pestiférés”

Mais si les pou­voirs publics ont veillé de près à ce que les rou­tiers et les rou­tières puissent rou­ler, ils ont été net­te­ment moins prompts à s’assurer qu’ils·elles puissent le faire dans des condi­tions décentes. Aires de repos et par­kings fer­més, toi­lettes ou sani­taires inac­ces­sibles, absence de res­tau­ra­tion, voire inter­dic­tion d’accéder aux machines à café ou à cer­tains com­merces… Dans les pre­mières semaines de la crise, beau­coup se sont retrouvé·es à devoir vivre dans leur cabine, à se laver avec une bou­teille d’eau sur un bas-​côté ou, dans le meilleur des cas, à s’en remettre à la soli­da­ri­té des quelques par­ti­cu­liers et entre­prises qui ont bien vou­lu les dépan­ner d’un repas ou d’une douche. Sans comp­ter toutes celles et ceux qui ont dû tra­vailler sans masque ni gants. Un aban­don géné­ral qui donne à beau­coup le sen­ti­ment d’être traité·es « comme des chiens », des « parias », des « pes­ti­fé­rés », des « moins que rien »

« On est pas­sé à deux doigts d’une révolte », confirme le jour­na­liste Jean-​Claude Raspiengeas, qui vient de publier Routiers (Éd. L’Iconoclaste). Avec ce livre-​­enquête ­pas­sion­nant, il a vou­lu mettre en lumière cette pro­fes­sion qu’il estime, lui aus­si, lar­ge­ment mépri­sée. D’ailleurs, ces hommes et ces femmes qui ont conti­nué d’approvisionner le pays n’ont-ils pas été régu­liè­re­ment oublié·es des listes de « héros du quo­ti­dien » ? Dur à encais­ser : même lorsque le carac­tère essen­tiel de leur tra­vail est appa­ru évident, les ­rou­tiers et les rou­tières sont ­resté·es dans l’ombre. C’est dire si le temps où la France écou­tait Les rou­tiers sont ­sym­pas, l’émission culte ani­mée par Max Meynier entre 1972 et 1983 (réunis­sant chaque soir 800 000 audi­teurs en moyenne !), est révolue. 

“Invisibles”

« Aujourd’hui, les rou­tiers sont par­tout et, en même temps, ils sont invi­sibles. Sans doute parce qu’il y a un éloi­gne­ment géné­ral à l’égard de la classe ouvrière, à laquelle ils appar­tiennent. Je pense aus­si que c’est lié au mode de consom­ma­tion actuel, ali­men­té par la crois­sance expo­nen­tielle de l’e‑commerce, qui fait qu’on ne s’intéresse pas aux condi­tions de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion : ce qui compte, c’est ce qu’on veut, c’est tout, avance Jean-​Claude Raspiengeas. Et puis, en trente ans, le tra­fic des poids lourds a aug­men­té de 50 %, et on a dû dépas­ser un “seuil de tolé­rance”. On ne sup­porte plus de voir les camions sur la route, parce qu’ils pol­luent, qu’ils font peur, qu’ils sont nom­breux, qu’ils nous empêchent d’aller vite. » Isolés dans leur cabine, sans vraie repré­sen­ta­tion col­lec­tive ou sym­bo­lique, les rou­tiers et les rou­tières n’ont, glo­ba­le­ment, plus rien de « sym­pas » aux yeux de l’opinion, qui oscille à leur égard entre igno­rance et agres­si­vi­té. « En réa­li­té, la crise a exa­cer­bé ce qu’ils vivent tout le temps. Comme elle a exa­cer­bé ce que les femmes rou­tières subissent habi­tuel­le­ment », résume Jean-​Claude Raspiengeas. 

Véritable par­cours du com­bat­tant pen­dant le confi­ne­ment, l’accès aux sani­taires relève déjà, d’ordinaire, d’un com­bat quo­ti­dien pour les conduc­trices (lire le por­trait de Toupinette). Dans cette pro­fes­sion ô com­bien mas­cu­line, où les femmes ne repré­sentent à peine que 3 % des troupes, rien n’a été pen­sé pour elles. À com­men­cer par les douches, aus­si indis­pen­sables que révé­la­trices de l’évolution en marche du métier. « Dans le temps, les sani­taires, c’était fait que pour les hommes. Dans les usines [où l’on vient (dé)charger cer­taines livrai­sons, ndlr], géné­ra­le­ment, il n’y avait pas de porte, ou alors pas de clenche [poi­gnée], donc il fal­lait prendre une ficelle avec nous. Et sou­vent, on ne nous auto­ri­sait même pas à nous laver. Maintenant, on a réus­si à faire amé­lio­rer à peu près les choses dans les usines, les entre­pôts ou les sta­tions, même si ça reste encore dif­fi­cile », relate Annie Sedlegger, conduc­trice à la retraite et pré­si­dente de La Route au féminin.

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Annie Sedlegger dit L’Ouragan. © Serge Picard

Véritable pion­nière (lire le por­trait), cette sep­tua­gé­naire volu­bile a créé cette asso­cia­tion il y a vingt-​trois ans, à une époque où cha­cune était iso­lée dans son coin. Un temps où un silence pesant se fai­sait quand une femme pas­sait la porte d’un relais rou­tier. Où il fal­lait essuyer les blagues et les remarques sexistes. Un temps où pas grand-​monde ne vou­lait embau­cher une « bonne femme », pour tout dire. « J’ai eu du mal à trou­ver un patron, mais après, c’était bon. Vous savez, c’est un tra­vail un peu spé­cial. On est tou­jours toute seule. Et pour celles qui font de la “longue” [route], comme moi je le fai­sais, on part toute la semaine. Alors si une femme fait ce métier, c’est qu’elle l’aime vrai­ment. On a ça dans la peau », confie Annie, qui a déve­lop­pé la mala­die de Dupuytren (une patho­lo­gie de la main) à force d’années à san­gler et trans­por­ter d’énormes char­ge­ments. Qu’importe : si elle pou­vait remon­ter dans un camion « et filer », elle n’hésiterait pas une seconde.

Un choix assumé

« Les femmes conduc­trices font vrai­ment ce métier par ­pas­sion, peut-​être plus que les hommes. Elles doivent avoir une vraie déter­mi­na­tion parce que, aujourd’hui encore, il y a quand même plus d’obstacles à fran­chir, dont le regard des autres », constate Marie Fréor, rédac­trice en chef du men­suel Les Routiers. Et ce n’est pas Charlie Raszkowski qui dira le contraire. Fille et sœur de rou­tiers, cette native du Nord a tou­jours « vou­lu » ce métier. Malgré les réti­cences de ses parents – « Mon père savait que c’était un monde très macho, et aus­si dan­ge­reux » –, elle a fina­le­ment décro­ché « [ses] per­mis », en 1992. Problème : à l’époque, dans sa région, per­sonne ne vou­lait prendre de femme. Alors elle est par­tie à Paris, d’abord pour tra­vailler « au mois », puis « à l’année », avant de finir par reve­nir dans le Nord. 

Désormais, elle fait chaque nuit l’aller-retour jusqu’à la capi­tale et gère même une équipe de plu­sieurs conduc­teurs. « Depuis une petite dizaine d’années, les mœurs ont chan­gé, et les employeurs ont fini par don­ner une chance aux femmes. Peut-​être parce qu’ils ont réa­li­sé qu’on ne fai­sait pas ce métier par erreur. Et puis aujourd’hui, il y a une pénu­rie de chauf­feurs, donc les femmes ont plus de faci­li­té à ren­trer dans ce métier, même quand elles ont des enfants », constate Charlie, qui dit même voir une cer­taine admi­ra­tion dans les yeux des autres lorsqu’ils la voient manier son immense bahut. Alors, ter­mi­né, le temps où une femme au volant d’un 33 tonnes rele­vait de l’impensable ? Sans être tout à fait banale, la chose semble désor­mais accep­tée. « Les conduc­trices se sont réel­le­ment impo­sées. De temps en temps, il peut encore y avoir des com­por­te­ments sexistes, mais ça tend à dimi­nuer. Et un indice de cette évo­lu­tion, c’est qu’il n’y a plus les pin-​up sur les calandres des camions comme autre­fois. Tout comme il n’y a qua­si­ment plus de pos­ters de femmes à poil dans les cabines des camions », note mali­cieu­se­ment Jean-​Claude Raspiengeas. Oui, les femmes se sont taillé une place sur la route. Et à l’heure où le trans­port rou­tier ne sus­cite plus grandes voca­tions, ce sont même elles qui pour­raient deve­nir, contre toute attente, les gar­diennes du temple.

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