En remplaçant les hommes sur les chaînes de production des usines ou à la tête des exploitations agricoles, les Françaises sont devenues pendant quatre ans indispensables à l'effort de guerre.
Début août 1914. Sur les quais des gares de France, les femmes françaises se pressent pour lancer des « au revoir », des « à bientôt » et des « à très vite » à leurs hommes qui partent, la fleur au fusil, se battre contre les troupes de l’empereur allemand Guillaume 1er. Mais à peine ont-elles digéré le départ de leur père, de leur mari ou de leurs fils, que le Président du Conseil des Ministres de l’époque, René Viviani, fait placarder le 7 août sur les murs du pays un appel à mobilisation, qui leur est cette fois destiné. « Debout, femmes françaises […] Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. […] Debout, à l’action, au labeur ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde. »
Pendant quatre longues années, les Françaises vont désormais tenir les rênes de leur foyer, de leur maison, de leur ferme ou de leur commerce, seules. Pourtant, à voir les monuments aux morts de nos villes et de nos villages, Réné Viviani semble s’être trompé : la gloire de la Première Guerre mondiale s’est davantage conjuguée au masculin. Peu nombreuses sont celles qui ont par exemple reçu médailles, légions et reconnaissances après l’armistice alors que les témoignages enfouis dans nos familles nous prouvent qu’au contraire, la Grande Guerre ne fut pas qu’une affaire d’hommes.
Féminisation de l'emploi
S’il est faux de penser que la Première Guerre mondiale a mis les Françaises au travail, elles restaient jusqu’alors cantonnées au secteur dit féminins comme le textile et l’alimentation. « Quatre millions d’hommes partent sur le front en 1914, précise Johanne Berlemont, responsable du service de la conservation du musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux et dont l’arrière grand-mère, Marthe, a subi l’occupation allemande dans les territoires occupés du Nord-Est de la France. Avec leur absence, les femmes devinrent rapidement la colonne vertébrale de l’effort de guerre. On verra notamment une féminisation des secteurs autrefois réservés aux hommes comme la métallurgie, les constructions mécaniques ou la chimie. »
Ces quatre années furent perçue par certaines comme une parenthèse d’émancipation, elles qui sont encore sous le statut de mineures juridiques depuis l’instauration du code napoléonien en 1804. Il convient cependant de préciser que les Françaises ne constituent pas un groupe homogène, et qu’elles furent toutes distinctes dans leur trajectoire. « L’émancipation des femmes pendant la Première guerre mondiale est encore aujourd’hui un débat historiographique », tient d'ailleurs à préciser l’historienne Françoise Thebaud, spécialiste du sujet et autrice du livre Les femmes au temps de la guerre de 14.
Dans les premières semaines du conflit, la mobilisation des hommes, la réquisition des véhicules et des animaux paralyse le pays. « Le gouvernement imagine une guerre courte, il n’est donc pas utile selon lui de réorganiser le pays, indique Françoise Thebaud. Pendant les premiers mois, rien ne change hormis que la mobilisation des chefs d’entreprise entraîne inévitablement la mise au chômage des femmes. » Une mise à l’arrêt qui provoque de fait de lourdes conséquences économiques pour les femmes et leur famille.
Malgré les difficultés, les femmes n’hésitent pas à s'unir dès le début du conflit derrière la même bannière : celle de la patrie. La majorité des féministes font le choix de soutenir leur gouvernement et oublient d’ailleurs – pour un temps – leur revendication principale de l’époque : le droit de vote. Tout en espérant que leur engagement jouera à la fin du conflit pour leur obtenir l’accès aux urnes. « Les féministes attachent une grande importance à la paix mais il est faux de penser qu’elles se rangent toutes derrière le pacifisme, détaille Elise Bourgeois, conservatrice des archives départementales de la Somme. Une grande partie des féministes s’engagèrent pour leur pays et passèrent de sœurs de combat à ennemies. » À l’image de la journaliste féministe Jane Misme, qui publie dans le journal La Française le 19 décembre 1914, « Tant qu’il y aura la guerre, les femmes de l’ennemi seront aussi l’ennemi ». Un patriotisme exalté également de l’autre côté du Rhin. « Les Allemandes, comme les Françaises, sont les premières touchées quand la guerre éclate, souligne Christina Stange-Fayos, professeur d'histoire et de civilisation allemande à l'Université Toulouse 2 Jean Jaurès. Elles sont mises au chômage et se mettent entièrement au service de la nation. »
Remplacer
L’engagement des femmes ne passe pas par les armes mais par le travail. Les femmes doivent remplacer les hommes. « Remplacer ». Le mot collera pendant quatre années à la peau des femmes françaises qui seront sommées de faire aussi bien que les hommes tout en étant moins payées. En 1915, la guerre s’enlise en effet dans les tranchées du Nord-est de la France, le gouvernement comprend que la guerre ne sera pas de courte durée comme annoncée. Il faut donc remettre le pays sur les rails et pour cela on a besoin des femmes. Factrice, poinçonneuse de métro, livreuse de charbon, pompier… longue est la liste des emplois à ainsi être féminisé. Dans les usines d'armement notamment, où les ouvrières parées du surnom de munitionnettes s’affairent jour et nuit sur les chaînes de production. « Les usines de guerre explosent pendant la guerre, on a mesuré une croissance économique de 20% en 1917 grâce au travail des femmes. constate Françoise Thebaud. Mais si les femmes travaillent davantage dans les usines, elles n’occupent pas pour autant des postes à responsabilités, elles sont encadrées par des hommes qui n’ont pas pu partir au combat. »
Les Françaises remplacent les hommes dans les usines mais également dans les champs des campagnes du pays. La guerre sort ainsi de l’ombre 3 080 000 paysannes en leur confiant de nouvelles responsabilités. En 1918, elles seront ainsi 850 000 à diriger une exploitation agricole. Des responsabilités acquises dans la souffrance. « Le travail de la terre est dur, soutient Françoise Thebaud. Elles doivent remplacer les hommes mais aussi les bêtes mobilisées sur le front. » De plus en plus seules aussi. Car si au début du conflit, les maris et les pères tentent depuis le front de diriger, puis de conseiller, une partie d’entre eux finit par y renoncer. De toute façon, le courrier – un million de lettres seront envoyées en quatre ans – tarde tant que les nouvelles sont périmées lorsqu’elles arrivent à leur destinataires.
Que ce soit à la ville ou à la campagne, les Françaises souffrent et bien au-delà des annonces de morts qui surviennent chaque jour et qui pèsent sur le moral des femmes. Une femme écrit par exemple d’un village de l’Isère « On n’en peut plus de chagrin et de fatigue ». « Nous n’avons pas de chiffres sur les pertes humaines qui concernent les femmes mais beaucoup d’entres elles vont périr à cause des bombardements lorsqu’elles vivent au plus près du front, des restrictions alimentaires, de maladies mais aussi d’épuisement au travail », note l'historienne Chantal Antier. Le mot d’ordre de l’époque est produire, toujours plus. Le gouvernement a le sentiment de mener une guerre juste, dans laquelle le sacrifice des populations que ce soit des hommes sur le front ou des femmes à l’arrière est nécessaire et légitime. De nombreuses lois sociales sont ainsi suspendues comme le jour de repos hebdomadaire. Les femmes travaillent plus de dix heures par jour ou par nuit. Certaines vont tout de même tenter d’obtenir l'amélioration de leurs conditions de travail. « Quelques femmes lanceront des grèves dans les usines d’armement pour une augmentation des salaires et une diminution de la cadence du travail, mais c’est très difficile pour elles car on leur reproche de tuer leurs hommes en arrêtant de produire », ajoute Chantal Antier.
Il y a tout de même une catégorie de femmes qui verront dans la guerre, un moyen de fuir le joug patriarcal qui les tenait jusqu’alors. « Pour les jeunes femmes qui n’ont pas de bouches à nourrir, c’est une réelle délivrance », note l’historienne Françoise Thebaud. N’étant plus sous la coupe de leur père, elles peuvent ainsi s’engager comme infirmière ou devenir marraine de guerre, comme nous le verrons la semaine prochaine dans la seconde partie de cet article.