Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. L’historienne Caroline Muller a soutenu la sienne sur la direction de conscience, dans laquelle elle s’est interrogée sur les préoccupations quotidiennes des jeunes femmes du XIXe siècle dans leur intimité.
![Le directeur de conscience, confident des dames du XIXe siècle 1 CAUSETTE 104 CONFIDENTS FINAL](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/01/CAUSETTE-104-CONFIDENTS-FINAL-913x1024.jpg)
Causette : Qu’est-ce qu’un directeur de conscience ?
Caroline Muller : C’est un conseiller, censé tenir son autorité de Dieu et chargé de guider les hommes et les femmes dans leur vie spirituelle. Il ne faut pas confondre cette pratique avec la confession. Ce n’est pas obligatoire et on peut y livrer ce qu’on ne peut dire ailleurs. Les femmes les interrogent au sujet des nombreuses règles sociales, morales, religieuses… qui leur sont imposées. Par exemple, doivent-elles refuser d’aller au bal pour respecter la moralité alors même que c’est nécessaire pour entretenir les relations amicales et mondaines ? Elles confient aussi les souffrances liées à toutes ces obligations. C’est une pratique spirituelle… de soi.
En étudiant les lettres de ces femmes catholiques du XIXe siècle, on a accès à des confidences très intimes. N’étant pas limitées, elles se laissent aller aux anecdotes et digressions sur plusieurs dizaines de pages en sachant que leur parole, comme chez un avocat ou un médecin, restera secrète. C’est un vrai appel d’air pour elles et une source exceptionnelle pour les historien·nes !
Quelle place occupent les directeurs de conscience dans la vie de ces femmes ?
C. M. : Elles développent un rapport très personnel avec eux. Elles leur reprochent parfois de ne pas répondre assez vite. Et eux s’excusent : « Oui, j’ai tardé à vous répondre, mais ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à vous… » Pourtant, le cadre et le rythme sont établis dès le départ : deux à trois lettres par mois, par exemple. Mais les femmes passent leur temps à transgresser ces règles. Lorsqu’elles sont plusieurs à avoir le même directeur de conscience, elles en parlent entre elles, se montrent les lettres, les comparent, reprochent à leur directeur d’avoir écrit davantage à leur amie qu’à elle… Les directeurs de conscience les rassurent en leur disant qu’elles sont « uniques » à leurs yeux. Je peux vous dire, moi qui compare les lettres, qu’elles sont nombreuses à être « uniques » !
Ces échanges prennent parfois la forme d’une « grille d’examen de conscience ». De quoi s’agit-il ?
C. M. : Certaines femmes remplissent, avant chaque échange, des grilles pour faire le bilan de leur âme et mesurer leurs progrès. Marie Rakowska, dont j’ai étudié les lettres de près, se donne par exemple d’excellentes notes en « pratique religieuse », mais considère qu’elle peut s’améliorer sur sa « physionomie » et ses « devoirs d’État », qui consistent à fortifier la foi de sa famille. Cette grille donne une idée précise de tous les devoirs sociaux, spirituels, conjugaux auxquels les femmes sont tenues à l’époque.
En quoi consiste le devoir conjugal ?
C. M. : Il consiste à se rendre disponible au désir de l’autre dès la première sollicitation. C’est l’un des sujets les plus présents dans les correspondances que j’ai étudiées. Voilà l’une des surprises de mon travail de thèse. Je savais que les directeurs étaient confrontés aux questions de sexualité, mais je ne m’attendais pas à trouver autant de confidences et de demandes de conseils de femmes mariées à ce sujet.
Quels conseils demandent-elles par exemple ?
C. M. : Les exigences sexuelles des maris sont souvent présentées comme pesantes, voire douloureuses. Certaines s’en plaignent et sollicitent leur directeur pour savoir comment esquiver les sollicitations trop nombreuses de leur mari. Chez la comtesse de Menthon, par exemple, c’est plus d’une lettre sur deux qui concerne cette question. Elle rentre dans les détails, raconte le rythme – trois assauts par semaine – ses réticences croissantes et la façon dont, au fur et à mesure de son repli, l’irritation de son mari augmente. Elle décrit des scènes que l’on qualifierait aujourd’hui de « viols conjugaux ». Une autre femme écrit un jour qu’elle est en danger de mort et demande comment on peut rester avec un homme qui peut potentiellement vous tuer. Ce sont des niveaux de détails que n’offre pratiquement aucune autre source.
Avez-vous croisé des personnes confiant une sexualité heureuse ?
C. M. : Les archives ne montrent que ceux et celles qui ont des problèmes, le bonheur laisse beaucoup moins de traces ! Il ne faudrait pas cependant conclure au malheur général des couples en matière de sexualité : j’ai une correspondance dans laquelle l’épouse confie que son mari et elle ont manqué de piété, car ils ont passé les premiers jours de leur mariage au lit… à s’envoyer en l’air !
À part le devoir conjugal, quels sont les sujets qu’elles abordent le plus souvent ?
C. M. : Elles évoquent la vie quotidienne et familiale, leurs pratiques de piété, mais aussi leur vie culturelle, en particulier les lectures. Elles demandent ce qu’elles peuvent lire ou pas, elles s’interrogent sur les choix éducatifs pour leurs enfants, par exemple un précepteur ou l’envoi à l’internat. Elles parlent aussi de leur vie dans tout ce qu’elle a de plus quotidienne : l’organisation des déplacements, la direction des domestiques, les relations amicales ou de voisinage.
Diriez-vous que ces échanges font émerger une prise de conscience des femmes vis-à-vis de l’inégalité des sexes ?
C. M. : L’obéissance au mari est un élément central dans les discours juridiques et religieux sur le mariage. Le Code civil de 1804 prévoit que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Les lettres expriment des souffrances qui n’amènent pas toujours à la contestation de ces inégalités. Cette pensée émerge lentement, en particulier dans le monde catholique, très antiféministe. Mon hypothèse est que la direction, protégée par le secret spirituel, est tout de même un espace d’écriture qui a aidé les femmes à prendre conscience de leur expérience en l’écrivant, première étape vers une interprétation de leurs contraintes en termes d’inégalités.