Le direc­teur de conscience, confi­dent des dames du XIXe siècle

Chaque mois, un cher­cheur, une cher­cheuse, nous raconte sa thèse sans jar­gon­ner. L’historienne Caroline Muller a sou­te­nu la sienne sur la direc­tion de conscience, dans laquelle elle s’est inter­ro­gée sur les pré­oc­cu­pa­tions quo­ti­diennes des jeunes femmes du XIXe siècle dans leur intimité. 

CAUSETTE 104 CONFIDENTS FINAL
© Illustration Grégoire Gicquel

Causette : Qu’est-ce qu’un direc­teur de conscience ? 

Caroline Muller : C’est un conseiller, cen­sé tenir son auto­ri­té de Dieu et char­gé de gui­der les hommes et les femmes dans leur vie spi­ri­tuelle. Il ne faut pas confondre cette pra­tique avec la confes­sion. Ce n’est pas obli­ga­toire et on peut y livrer ce qu’on ne peut dire ailleurs. Les femmes les inter­rogent au sujet des nom­breuses règles sociales, morales, reli­gieuses… qui leur sont impo­sées. Par exemple, doivent-​elles refu­ser d’aller au bal pour res­pec­ter la mora­li­té alors même que c’est néces­saire pour entre­te­nir les rela­tions ami­cales et mon­daines ? Elles confient aus­si les souf­frances liées à toutes ces obli­ga­tions. C’est une pra­tique spi­ri­tuelle… de soi.

En étu­diant les lettres de ces femmes catho­liques du XIXe siècle, on a accès à des confi­dences très intimes. N’étant pas limi­tées, elles se laissent aller aux anec­dotes et digres­sions sur plu­sieurs dizaines de pages en sachant que leur parole, comme chez un avo­cat ou un méde­cin, res­te­ra secrète. C’est un vrai appel d’air pour elles et une source excep­tion­nelle pour les historien·nes ! 

Quelle place occupent les direc­teurs de conscience dans la vie de ces femmes ? 

C. M. : Elles déve­loppent un rap­port très per­son­nel avec eux. Elles leur reprochent par­fois de ne pas répondre assez vite. Et eux s’excusent : « Oui, j’ai tar­dé à vous répondre, mais ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à vous… » Pourtant, le cadre et le rythme sont éta­blis dès le départ : deux à trois lettres par mois, par exemple. Mais les femmes passent leur temps à trans­gres­ser ces règles. Lorsqu’elles sont plu­sieurs à avoir le même direc­teur de conscience, elles en parlent entre elles, se montrent les lettres, les com­parent, reprochent à leur direc­teur d’avoir écrit davan­tage à leur amie qu’à elle… Les direc­teurs de conscience les ras­surent en leur disant qu’elles sont « uniques » à leurs yeux. Je peux vous dire, moi qui com­pare les lettres, qu’elles sont nom­breuses à être « uniques » !

Ces échanges prennent par­fois la forme d’une « grille d’examen de conscience ». De quoi s’agit-il ? 

C. M. : Certaines femmes rem­plissent, avant chaque échange, des grilles pour faire le bilan de leur âme et ­mesu­rer leurs pro­grès. Marie Rakowska, dont j’ai étu­dié les lettres de près, se donne par exemple d’excellentes notes en « pra­tique reli­gieuse », mais consi­dère qu’elle peut s’améliorer sur sa « phy­sio­no­mie » et ses « devoirs d’État », qui consistent à for­ti­fier la foi de sa famille. Cette grille donne une idée pré­cise de tous les devoirs sociaux, spi­ri­tuels, conju­gaux aux­quels les femmes sont tenues à l’époque. 

En quoi consiste le devoir conjugal ?

C. M. : Il consiste à se rendre dispo­nible au désir de l’autre dès la pre­mière sol­li­ci­ta­tion. C’est l’un des sujets les plus pré­sents dans les cor­res­pon­dances que j’ai étu­diées. Voilà l’une des sur­prises de mon tra­vail de thèse. Je savais que les direc­teurs étaient confron­tés aux ques­tions de sexua­li­té, mais je ne ­m’attendais pas à trou­ver autant de confi­dences et de demandes de conseils de femmes mariées à ce sujet. 

Quels conseils demandent-​elles par exemple ? 

C. M. : Les exi­gences sexuelles des maris sont sou­vent pré­sen­tées comme pesantes, voire dou­lou­reuses. Certaines s’en plaignent et sol­li­citent leur direc­teur pour savoir com­ment esqui­ver les sol­li­ci­ta­tions trop nom­breuses de leur mari. Chez la com­tesse de Menthon, par exemple, c’est plus d’une lettre sur deux qui concerne cette ques­tion. Elle rentre dans les détails, raconte le rythme – trois assauts par semaine – ses réti­cences crois­santes et la façon dont, au fur et à mesure de son repli, l’irritation de son mari aug­mente. Elle décrit des scènes que l’on qua­li­fie­rait aujourd’hui de « viols conju­gaux ». Une autre femme écrit un jour qu’elle est en dan­ger de mort et demande com­ment on peut res­ter avec un homme qui peut poten­tiel­le­ment vous tuer. Ce sont des niveaux de détails que n’offre pra­ti­que­ment aucune autre source. 

Avez-​vous croi­sé des per­sonnes confiant une sexua­li­té heureuse ? 

C. M. : Les archives ne montrent que ceux et celles qui ont des pro­blèmes, le bon­heur laisse beau­coup moins de traces ! Il ne fau­drait pas cepen­dant conclure au mal­heur géné­ral des couples en matière de sexua­li­té : j’ai une cor­res­pon­dance dans laquelle l’épouse confie que son mari et elle ont man­qué de pié­té, car ils ont pas­sé les pre­miers jours de leur mariage au lit… à s’envoyer en l’air ! 

À part le devoir conju­gal, quels sont les sujets qu’elles abordent le plus souvent ?

C. M. : Elles évoquent la vie quo­ti­dienne et fami­liale, leurs pra­tiques de pié­té, mais aus­si leur vie cultu­relle, en par­ti­cu­lier les lec­tures. Elles demandent ce qu’elles peuvent lire ou pas, elles s’interrogent sur les choix édu­ca­tifs pour leurs enfants, par exemple un pré­cep­teur ou l’envoi à l’internat. Elles parlent aus­si de leur vie dans tout ce qu’elle a de plus quo­ti­dienne : l’organisation des dépla­ce­ments, la direc­tion des domes­tiques, les rela­tions ami­cales ou de voisinage.

Diriez-​vous que ces échanges font émer­ger une prise de conscience des femmes vis-​à-​vis de l’inégalité des sexes ?

C. M. : L’obéissance au mari est un élé­ment cen­tral dans les dis­cours juri­diques et reli­gieux sur le mariage. Le Code civil de 1804 pré­voit que « le mari doit pro­tec­tion à sa femme, la femme obéis­sance à son mari ». Les lettres expriment des souf­frances qui n’amènent pas tou­jours à la contes­ta­tion de ces inéga­li­tés. Cette pen­sée émerge len­te­ment, en par­ti­cu­lier dans le monde catho­lique, très anti­fé­mi­niste. Mon hypo­thèse est que la direc­tion, pro­té­gée par le secret spi­ri­tuel, est tout de même un espace d’écriture qui a aidé les femmes à prendre conscience de leur expé­rience en l’écrivant, pre­mière étape vers une inter­pré­ta­tion de leurs contraintes en termes d’inégalités.

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Écrit par Causette

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