La sexo­lo­gie d’arrière-grand-maman

Chaque mois, un cher­cheur, une cher­cheuse, nous raconte sa thèse sans jar­gon­ner. Celle de Pauline Mortas* porte sur la nais­sance des pre­miers sex-​shops. Façon cata­logues La Redoute du cul, ils ven­daient aus­si bien des acces­soires consa­crés au plai­sir que des solu­tions contre les dys­fonc­tions sexuelles. Où l’on apprend qu’il était d’ailleurs plus simple de par­ler vagi­nisme et pré­ser­va­tifs fémi­nins qu’aujourd’hui !

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© Placide Babilon pour Causette 

Causette : À quoi res­sem­blaient les pre­miers maga­sins d’accessoires sexuels ? 
Pauline Mortas : Mes recherches montrent qu’il existe un genre de sex-​shops par cor­res­pon­dance dès les années 1870. C’étaient les mêmes per­sonnes qui ven­daient des pilules contre l’impuissance, des contra­cep­tifs, des « remèdes pour faire reve­nir les règles » – des abor­tifs dégui­sés – et des sex-​toys. On pou­vait aus­si trou­ver des « solu­tions vir­gi­nales », des pro­duits astrei­gnants pour res­ser­rer le vagin et simu­ler la vir­gi­ni­té. Ou des bou­lettes de sang séché à insé­rer dans le vagin pour faire sem­blant que c’était la pre­mière fois. 
Les ven­deurs de biens sexuels exer­çaient des pro­fes­sions très dif­fé­rentes. J’ai par exemple décou­vert un cor­se­tier, Auguste Claverie, qui pro­po­sait un cata­logue d’objets intimes. Il conte­nait des pré­ser­va­tifs, des ser­viettes pério­diques, mais aus­si des doig­tiers, des sortes de sex-​toys tex­tu­rés. J’ai aus­si étu­dié le cas d’Herbert Trafford, un émi­gré anglais spé­cia­li­sé dans le com­merce de pho­tos éro­tiques par cor­res­pon­dance. On a pu voir émer­ger ce mar­ché grâce à la loi de 1881 sur la liber­té de la presse, qui a aug­men­té le nombre de jour­naux et donc de pubs… Chose inté­res­sante, les pré­ser­va­tifs ven­dus à l’époque étaient à l’usage des deux sexes ! Les pré­ser­va­tifs fémi­nins étaient bien plus déve­lop­pés que maintenant.

Comment cela se fait-​il ?
P. M. : À la fin du XIXe siècle, on note une sorte d’érotisation de la sexua­li­té conju­gale. La période 1880–1930 est par­fois dési­gnée comme une pre­mière révo­lu­tion sexuelle. C’est là qu’on a dis­so­cié sexua­li­té et pro­créa­tion. L’autorisation du divorce dans les années 1880 et l’autonomisation de fait des femmes pen­dant la guerre y ont contri­bué. Mais cette ouver­ture n’a pas pour but de libé­rer les femmes ou de leur don­ner droit au plai­sir. Elle répond plu­tôt à la crise démo­gra­phique. Comme la nata­li­té baisse, on se dit qu’il faut sau­ver les mariages. On s’inquiète aus­si beau­coup des mala­dies véné­riennes, notam­ment la syphi­lis. On se dit que si le mari trouve son plai­sir au sein du couple, il ira moins voir les pros­ti­tuées et ris­que­ra moins de conta­mi­ner sa femme… On s’intéresse donc à l’idée de désir fémi­nin. On va notam­ment essayer de trai­ter les ques­tions de « fri­gi­di­té » et de vagi­nisme, qui ne sont plus consi­dé­rées comme nor­males. Mes sources montrent que ces ques­tions font plei­ne­ment par­tie du mar­ché des biens et ser­vices sexuels de l’époque.

Beaucoup de gens ne savent tou­jours pas ce que sont le vagi­nisme, la vul­vo­dy­nie… À l’époque, on le savait donc déjà ?
P. M. : Le terme de vagi­nisme est inven­té au début des années 1860, par le gyné­co­logue amé­ri­cain James Marion Sims. Dans le sillage de ses tra­vaux, on assiste à une mul­ti­pli­ca­tion des thèses de méde­cine sur le sujet. Beaucoup plus que sur l’impuis­sance mas­cu­line ! On trouve aus­si quelques publi­ci­tés qui men­tionnent le vagi­nisme. C’est en effet fou que le mot « vagi­nisme » existe depuis si long­temps et qu’il reste mécon­nu en dehors des sphères conscien­ti­sées… Les termes de « ves­ti­bu­lo­dy­nie » et autres, eux, sont plus tardifs.

Que proposait-​on pour amé­lio­rer la vie sexuelle des femmes souf­frant de ce genre
de dys­fonc­tions ? 

P. M. : Cela pas­sait déjà par le dis­cours sur la nuit de noces : la « déflo­ra­tion ». On répan­dait l’idée que si elle se pas­sait mal, cela pou­vait entraî­ner tout un tas de pro­blèmes, dont le vagi­nisme et l’impuissance du mari. Ces pro­blèmes étaient per­çus comme des enjeux de couple et pas des sou­cis indi­vi­duels. Les hommes étaient inclus dans le trai­te­ment du vagi­nisme. Les femmes n’étaient pas du tout seules avec le méde­cin quand elles vou­laient se soi­gner. Sans doute en par­tie parce qu’elles étaient sou­mises à leur mari, qui était là pour faire acte d’autorité. Mais par­fois, même les belles-​mères, les tantes venaient ! C’était un sou­ci que l’on vou­lait régler en famille, pour assu­rer la des­cen­dance.
Pour ce qui est des remèdes, comme on a long­temps cru que le vagi­nisme n’était qu’une contrac­tion secon­daire à la suite de petites bles­sures internes, on pro­po­sait des pan­se­ments vagi­naux, des com­presses imbi­bées de pro­duits pour relâ­cher les muscles. Ou alors des « bains de siège », des élec­trodes en forme phal­lique qui étaient insé­rées dans le vagin… Les pra­tiques dif­fé­raient en fonc­tion des pays. Aux États-​Unis, on pra­ti­quait des inci­sions sur le bas du vagin pour l’élargir, comme des épi­sio­to­mies. Les méde­cins fran­çais dénon­çaient leur bar­ba­rie. Ça a créé tout un débat médi­cal, même si cela ne signi­fie pas qu’ils pre­naient mieux en compte la douleur. 

Et pour les hommes ?
P. M. : Il existe peu de sources médi­cales sur le sujet, contrai­re­ment au vagi­nisme. On a beau­coup uti­li­sé l’électricité. Notamment des cein­tures reliées à des sortes de bat­te­ries. On attri­buait l’impuissance au manque de désir. Les méde­cins disaient que ça pou­vait arri­ver si la femme n’était pas très belle. Mais le dis­cours sur l’impuissance mas­cu­line se situait beau­coup plus dans la publi­ci­té. On y ven­dait toutes sortes de pilules, cachets, bis­cuits, élixirs… Souvent, là encore, des publi­ci­tés ciblées sur l’impuissance des « deux sexes ». 

Pourquoi cette période d’ouverture à la sexua­li­té des femmes n’a‑t-elle pas abou­ti à une « libé­ra­tion sexuelle » plus tôt ?
P. M. : Les choses ne se font pas de manière linéaire. On a assis­té à une sorte de retour à l’ordre dans les années 1940–1950, notam­ment par ­l’influence délé­tère de Freud. Rappelons qu’avant lui, on savait que le cli­to­ris était le siège prin­ci­pal du plai­sir fémi­nin. Après, cet espace de rela­tive liber­té a exis­té, mais il ne faut pas exa­gé­rer. Nous sommes mieux loties aujourd’hui.

* Doctorante au Centre d’histoire du XIXe siècle à l’université Paris‑I Panthéon-​Sorbonne, spé­cia­liste d’histoire des sexua­li­tés aux XIXe et XXe siècles

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