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En ce 11 juillet, Alfred (en orange), 82 ans, et Danielle, 74 ans, reçoivent Vianney, leur petit fils. Le couple réside depuis juin aux Jardins du carmel, comme Georges (en bleu), 73 ans, Jean-Claude (en jaune), 54 ans est arrivé le 30 mai. © Aimée Thirion pour Causette

Douai : un couvent trans­for­mé en rési­dence solidaire

Habité pen­dant des siècles par des reli­gieuses, le couvent de Douai, s’est mué en rési­dence soli­daire : Les Jardins du car­mel. Comment ce lieu char­gé d’histoire, situé dans l’une des villes les plus pauvres de France, va-​t-​il main­te­nant se racon­ter ? Reportage.

“On est bien ici, c’est la Floride !” s’exclame Jean-​Claude, grand quin­qua­gé­naire aux petits yeux bleus, saluant d’un geste ample son voi­sin d’en face, ébloui par le soleil mati­nal. Les entrées de leurs deux appar­te­ments, reliées par des cour­sives, donnent à cet ancien couvent un air de motel cali­for­nien. Le temps a pro­fon­dé­ment méta­mor­pho­sé les lieux. Sur les quatre faces du bâti­ment en briques rouges, carac­té­ris­tiques du Pas-​de-​Calais, des cou­loirs exté­rieurs ont rem­pla­cé les arches de pierre d’origine. La végé­ta­tion indomp­table qui peu­plait autre­fois le patio a lais­sé place à une pelouse impec­cable. Habité près de quatre cents ans par des car­mé­lites 1, ce couvent deve­nu trop vaste a été ven­du par les der­nières sœurs qui y rési­daient à l’association Habitat et Humanisme, qui œuvre pour le loge­ment et l’insertion des per­sonnes en difficulté.

Depuis le mois de mai, dans ces trente-​sept appar­te­ments refaits à neuf se croisent désor­mais retraité·es aux reve­nus modestes, familles mono­pa­ren­tales et travailleur·euses pré­caires ou réfugié·es qui ne peuvent assu­mer un loyer clas­sique. Tous et toutes ont été admis·es dans cette nou­velle rési­dence des Jardins du car­mel sur cri­tères sociaux et paient entre 254 et 579 euros hors charges par mois, en fonc­tion de leur situa­tion. Dans la région des Hauts-​de- France, 34 % des loca­taires sont en situa­tion de pau­vre­té, contre 27 % pour l’ensemble de la France métropolitaine.

Des jour­nées ryth­mées par la cloche

L’allure rési­den­tielle du couvent, plus asep­ti­sée qu’autrefois, n’a pas enta­ché son atmo­sphère par­ti­cu­lière. Bien que cet ancien édi­fice reli­gieux soit situé à quelques minutes du centre-​ville de Douai, il y règne encore un silence d’église. “Parfois, tôt le matin ou tard le soir, on sent la pré­sence des sœurs. C’est comme si on fou­lait leurs pas”, lâche Devy, l’un des plus jeunes résident·es. Quelques ves­tiges du vaste patio ont lais­sé des indices : les vitraux de la cha­pelle de l’époque décorent aujourd’hui les murs du rez-​de-​chaussée, et la célèbre cloche du couvent rythme encore la jour­née des nou­veaux hôtes. “Au fond, cet endroit reste ce qu’il était autre­fois : un lieu d’échanges, mais dans un for­mat plus laïc”, plai­sante Delphine, res­pon­sable de la rési­dence, employée par Habitat et Humanisme. Cette tra­vailleuse sociale à l’épaisse che­ve­lure blonde et à l’énergie com­mu­ni­ca­tive prend les mis­sions de cet habi­tat inclu­sif et inter­gé­né­ra­tion­nel à cœur : elle doit réunir autant que pos­sible les résident·es dans les trois lieux de vie par­ta­gés des Jardins du car­mel – la café­té­ria, le patio et la biblio­thèque en deve­nir – et les accom­pa­gner dans leurs demandes d’aides jusqu’au renou­vel­le­ment de leurs titres de séjour. “Après le Covid, j’ai pen­sé à aban­don­ner le sec­teur social. Mais c’est impos­sible, je suis faite pour ça”, assure-​t-​elle, pleine d’entrain.

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Delphine (à gauche), tra­vailleuse sociale et res­pon­sable des Jardins du car­mel, avec Marine, une rési­dente de 66 ans. © Aimée Thirion pour Causette 
Retrouver le sommeil

Si l’idée de la vie en com­mu­nau­té a moti­vé la can­di­da­ture des résident·es, c’est la plé­ni­tude du lieu qui les a tout de suite conquis·es. À la suite d’années dif­fi­ciles, beau­coup expri­maient un besoin de repos et d’apaisement. Des femmes fuyant des vio­lences conju­gales trouvent dans cet espace clos et tran­quille, une pro­messe de pro­tec­tion. Nombre de résident·es attestent avoir retrou­vé un som­meil per­du. Après des années pas­sées dans un appar­te­ment d’une ancienne cité ouvrière de Somain, à 20 kilo­mètres de Douai, où il vivait avec sa grand-​mère, Hans dort enfin sur ses deux oreilles. “Je ne fer­mais pas l’œil avant 5 heures du matin, j’étais sur le qui-​vive en per­ma­nence, à l’affût des bruits du quar­tier”, se rap­pelle ce mon­sieur à la ges­tuelle vive. À l’époque, il ins­talle un cap­teur exté­rieur doté d’une lampe pour repé­rer les cam­brio­leurs, qui ne le ras­sure qu’à moi­tié. “Je l’avais mis à hau­teur d’homme pour ne pas confondre avec les chats”, précise-​t-​il, scru­tant l’opportunité de saluer un·e voisin·e. Comme Hans, la plu­part des habitant·es de cet ancien couvent espèrent renouer avec les autres et aban­don­ner la méfiance qui leur colle à la peau.

Harcelé depuis le lycée jusqu’à son entrée dans la vie pro­fes­sion­nelle, Devy, 26 ans, a lui aus­si bais­sé la garde depuis son emmé­na­ge­ment dans la rési­dence. Aujourd’hui inté­gré dans un groupe qui se réunit sur les cour­sives pour l’heure du goû­ter et de l’apéritif, il arrive enfin à se pro­je­ter. Il vou­drait trou­ver un emploi durable, se rendre sur les plages du débar­que­ment, et plus fou encore : voya­ger à bord d’un train à vapeur. Quitter Douai, il en rêve depuis un bout de temps. “Ici, tout est cas­sé, les com­merces mettent la clé sous la porte, y a plus rien en centre-​ville, il faut aller jusqu’à Auchan en péri­phé­rie”, lâche-​t-​il en mon­trant la direc­tion du centre-​ville. En 2020, la com­mune de Douai affi­chait un taux de pau­vre­té de 27 %, un taux de chô­mage de 22,5 %, des indi­ca­teurs bien au-​dessus de la moyenne natio­nale. Devy n’est pas le seul jeune à éprou­ver des dif­fi­cul­tés à s’émanciper. Dans sa ville, la part des 18–25 ans qui ne sont ni en emploi ni en for­ma­tion (29 %) est la plus éle­vée de l’Hexagone.

Souvenirs d’enfance

À Douai, on raconte que la pré­sence des reli­gieuses du couvent a tou­jours été dis­crète et que bon nombre de Douaisien·nes ne connaissent du cloître que le clo­che­ton qui émerge. Mais certain·es résident·es assurent être lié·es à ce lieu depuis bien long­temps. Enfant, Georges, retrai­té, s’y fau­fi­lait dès qu’il en avait l’occasion avec ses copains d’école. Il a encore en mémoire ce jar­din où la végé­ta­tion luxu­riante leur per­met­tait d’imaginer un tas d’histoires. Plus tard, il venait y faire rem­pailler des chaises, un tra­vail minu­tieux réa­li­sé par les reli­gieuses. À la fin de leur vie, il était leur ambu­lan­cier offi­ciel pour assu­rer leurs tra­jets jusqu’à l’hôpital. “Et main­te­nant, je vais finir ma vie où elles ont vécu. C’est étrange, mais très cohé­rent”, confie-​t-​il, sans cacher son émotion.

De la région, et d’ailleurs

Au moment du café orga­ni­sé dans le réfec­toire, où se situait l’ancienne cha­pelle, cha­cun y va de son his­toire per­son­nelle. Entre deux sou­ve­nirs sur sa Pologne natale, Alfred pro­fite de la pré­sence de son petit-​fils venu lui rendre visite pour racon­ter son lien avec le couvent. Lui et son épouse, Danielle, ont tou­jours vécu à cin­quante mètres du car­mel à vol d’oiseau. À l’époque, il et elle en sont persuadé·es, des signes pré­cur­seurs annon­çaient leur venue. “Le chat de mon fils se réfu­giait en per­ma­nence dans le patio où je le récu­pé­rais”, se remémore-​t-​il. Quant aux résident·es qui igno­raient l’existence de ce couvent, l’emménagement dans ces lieux leur est appa­ru comme une évi­dence. “Quand j’ai vu l’annonce dans La Voix du Nord, c’était magné­tique, ma vie d’après était là, je ne sau­rais pas com­ment l’expliquer”, confie Laura 2, mère céli­ba­taire qui a fui la vio­lence du tra­fic de drogue et des agres­sions quo­ti­diennes dans une ancienne cité ouvrière d’Évin-Malmaison, à 8 kilo­mètres de Douai. La vue impre­nable sur le bef­froi de Douai depuis la fenêtre de son salon trône par­mi une dizaine de plantes et de car­tons à moi­tié défaits. “Un joyeux bor­del que je pren­drai le temps de ran­ger”, souffle-​t-​elle éta­lée sur son cana­pé, affi­chant un grand sourire.

Si la majo­ri­té des résident·es trahi·es par leur accent ch’ti sont ori­gi­naires de com­munes alen­tour, d’autres ont par­cou­ru un plus long che­min pour arri­ver jusqu’ici. L’aquarium aux pois­sons aty­piques est la pre­mière chose que l’on remarque quand on entre chez Fazal 2, réfu­gié poli­tique afghan au visage mar­qué, encore trau­ma­ti­sé par la mort des membres de sa famille il y a quelques mois. Les plants de poi­reaux posés dans son évier et ses petits arbres frui­tiers en pot le pro­pulsent tant bien que mal au milieu des 12 hec­tares de ver­gers qu’il culti­vait dans son pays. Si la bar­rière de la langue rend son inté­gra­tion plus dif­fi­cile, la tarte à la rhu­barbe dépo­sée par Laura près de ses san­dales, sur le pas de sa porte, sonne comme une invi­ta­tion au partage. 

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Sylla, Guinéen de 20 ans, dans son loge­ment. Après avoir obte­nu carte de séjour et emploi, il a enfin pu poser ses valises aux jJardins de car­mel. © Aimée Thirion pour Causette 

Vivre ici, c’est pas seule­ment avoir un appar­te­ment moins cher, c’est com­prendre la vie en com­mu­nau­té”, explique Laura, qui tient à trans­mettre ces valeurs à sa fille. Encore faut-​il s’apprivoiser et lut­ter contre les logiques cla­niques. “Il y a natu­rel­le­ment des groupes qui se forment, des rap­ports de pou­voir, que j’essaie de décons­truire en invi­tant toute la rési­dence à l’anniversaire de ma fille”, enchaîne la jeune femme, qui tire avan­tage de sa nature sociable.

Quelques portes plus loin, Sylla, Guinéen de 20 ans, peut enfin souf­fler : il est chez lui. Après un par­cours migra­toire érein­tant et un pas­sage dans un foyer de mineurs non accom­pa­gnés, il a fina­le­ment obte­nu une carte de séjour et un emploi à la gare de Douai. Ses cas­quettes de cou­leur dif­fé­rentes, soi­gneu­se­ment accro­chées au mur, et les figu­rines de loup qui habillent ses éta­gères le ras­surent : ces objets qui prennent la pous­sière lui pro­mettent désor­mais la garan­tie d’une sta­bi­li­té. S’il se rend par­fois à Lille pour faire du shop­ping, il admet être plu­tôt casa­nier depuis son arri­vée à la rési­dence. “Je ne veux avoir aucun pro­blème avec la police ou les gens de la rue”, explique-​t-​il, inquiet depuis la mort du jeune Nahel à Créteil en juin der­nier. En face, dans le jar­din exté­rieur qui entoure le car­mel, Dominique, retrai­tée élé­gante, un peu à l’écart du groupe, se laisse rapi­de­ment empor­ter par l’énergie dévo­rante de Bernadette, petite dame aux lunettes rondes et aux che­veux ébou­rif­fés, qui défriche le jar­din du regard, où tout reste à faire. Ensemble, elles ima­ginent des récu­pé­ra­teurs d’eau de pluie, des car­rés pota­gers, quelques bancs. “Et pour­quoi pas un pou­lailler ?” ose Bernadette, rieuse. Leur mis­sion jusqu’au cou­cher du soleil : déni­cher dans l’épaisse végé­ta­tion qui borde le couvent les restes de camo­mille culti­vée par les reli­gieuses autrefois.

1. L’ordre du Carmel est un ordre reli­gieux catho­lique contem­pla­tif. Ses membres sont appelé·es carmes (pour les hommes) et car­mé­lites (pour les femmes).

2. Les pré­noms ont été modifiés.

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