Habité pendant des siècles par des religieuses, le couvent de Douai, s’est mué en résidence solidaire : Les Jardins du carmel. Comment ce lieu chargé d’histoire, situé dans l’une des villes les plus pauvres de France, va-t-il maintenant se raconter ? Reportage.
“On est bien ici, c’est la Floride !” s’exclame Jean-Claude, grand quinquagénaire aux petits yeux bleus, saluant d’un geste ample son voisin d’en face, ébloui par le soleil matinal. Les entrées de leurs deux appartements, reliées par des coursives, donnent à cet ancien couvent un air de motel californien. Le temps a profondément métamorphosé les lieux. Sur les quatre faces du bâtiment en briques rouges, caractéristiques du Pas-de-Calais, des couloirs extérieurs ont remplacé les arches de pierre d’origine. La végétation indomptable qui peuplait autrefois le patio a laissé place à une pelouse impeccable. Habité près de quatre cents ans par des carmélites 1, ce couvent devenu trop vaste a été vendu par les dernières sœurs qui y résidaient à l’association Habitat et Humanisme, qui œuvre pour le logement et l’insertion des personnes en difficulté.
Depuis le mois de mai, dans ces trente-sept appartements refaits à neuf se croisent désormais retraité·es aux revenus modestes, familles monoparentales et travailleur·euses précaires ou réfugié·es qui ne peuvent assumer un loyer classique. Tous et toutes ont été admis·es dans cette nouvelle résidence des Jardins du carmel sur critères sociaux et paient entre 254 et 579 euros hors charges par mois, en fonction de leur situation. Dans la région des Hauts-de- France, 34 % des locataires sont en situation de pauvreté, contre 27 % pour l’ensemble de la France métropolitaine.
Des journées rythmées par la cloche
L’allure résidentielle du couvent, plus aseptisée qu’autrefois, n’a pas entaché son atmosphère particulière. Bien que cet ancien édifice religieux soit situé à quelques minutes du centre-ville de Douai, il y règne encore un silence d’église. “Parfois, tôt le matin ou tard le soir, on sent la présence des sœurs. C’est comme si on foulait leurs pas”, lâche Devy, l’un des plus jeunes résident·es. Quelques vestiges du vaste patio ont laissé des indices : les vitraux de la chapelle de l’époque décorent aujourd’hui les murs du rez-de-chaussée, et la célèbre cloche du couvent rythme encore la journée des nouveaux hôtes. “Au fond, cet endroit reste ce qu’il était autrefois : un lieu d’échanges, mais dans un format plus laïc”, plaisante Delphine, responsable de la résidence, employée par Habitat et Humanisme. Cette travailleuse sociale à l’épaisse chevelure blonde et à l’énergie communicative prend les missions de cet habitat inclusif et intergénérationnel à cœur : elle doit réunir autant que possible les résident·es dans les trois lieux de vie partagés des Jardins du carmel – la cafétéria, le patio et la bibliothèque en devenir – et les accompagner dans leurs demandes d’aides jusqu’au renouvellement de leurs titres de séjour. “Après le Covid, j’ai pensé à abandonner le secteur social. Mais c’est impossible, je suis faite pour ça”, assure-t-elle, pleine d’entrain.
Retrouver le sommeil
Si l’idée de la vie en communauté a motivé la candidature des résident·es, c’est la plénitude du lieu qui les a tout de suite conquis·es. À la suite d’années difficiles, beaucoup exprimaient un besoin de repos et d’apaisement. Des femmes fuyant des violences conjugales trouvent dans cet espace clos et tranquille, une promesse de protection. Nombre de résident·es attestent avoir retrouvé un sommeil perdu. Après des années passées dans un appartement d’une ancienne cité ouvrière de Somain, à 20 kilomètres de Douai, où il vivait avec sa grand-mère, Hans dort enfin sur ses deux oreilles. “Je ne fermais pas l’œil avant 5 heures du matin, j’étais sur le qui-vive en permanence, à l’affût des bruits du quartier”, se rappelle ce monsieur à la gestuelle vive. À l’époque, il installe un capteur extérieur doté d’une lampe pour repérer les cambrioleurs, qui ne le rassure qu’à moitié. “Je l’avais mis à hauteur d’homme pour ne pas confondre avec les chats”, précise-t-il, scrutant l’opportunité de saluer un·e voisin·e. Comme Hans, la plupart des habitant·es de cet ancien couvent espèrent renouer avec les autres et abandonner la méfiance qui leur colle à la peau.
Harcelé depuis le lycée jusqu’à son entrée dans la vie professionnelle, Devy, 26 ans, a lui aussi baissé la garde depuis son emménagement dans la résidence. Aujourd’hui intégré dans un groupe qui se réunit sur les coursives pour l’heure du goûter et de l’apéritif, il arrive enfin à se projeter. Il voudrait trouver un emploi durable, se rendre sur les plages du débarquement, et plus fou encore : voyager à bord d’un train à vapeur. Quitter Douai, il en rêve depuis un bout de temps. “Ici, tout est cassé, les commerces mettent la clé sous la porte, y a plus rien en centre-ville, il faut aller jusqu’à Auchan en périphérie”, lâche-t-il en montrant la direction du centre-ville. En 2020, la commune de Douai affichait un taux de pauvreté de 27 %, un taux de chômage de 22,5 %, des indicateurs bien au-dessus de la moyenne nationale. Devy n’est pas le seul jeune à éprouver des difficultés à s’émanciper. Dans sa ville, la part des 18–25 ans qui ne sont ni en emploi ni en formation (29 %) est la plus élevée de l’Hexagone.
Souvenirs d’enfance
À Douai, on raconte que la présence des religieuses du couvent a toujours été discrète et que bon nombre de Douaisien·nes ne connaissent du cloître que le clocheton qui émerge. Mais certain·es résident·es assurent être lié·es à ce lieu depuis bien longtemps. Enfant, Georges, retraité, s’y faufilait dès qu’il en avait l’occasion avec ses copains d’école. Il a encore en mémoire ce jardin où la végétation luxuriante leur permettait d’imaginer un tas d’histoires. Plus tard, il venait y faire rempailler des chaises, un travail minutieux réalisé par les religieuses. À la fin de leur vie, il était leur ambulancier officiel pour assurer leurs trajets jusqu’à l’hôpital. “Et maintenant, je vais finir ma vie où elles ont vécu. C’est étrange, mais très cohérent”, confie-t-il, sans cacher son émotion.
De la région, et d’ailleurs
Au moment du café organisé dans le réfectoire, où se situait l’ancienne chapelle, chacun y va de son histoire personnelle. Entre deux souvenirs sur sa Pologne natale, Alfred profite de la présence de son petit-fils venu lui rendre visite pour raconter son lien avec le couvent. Lui et son épouse, Danielle, ont toujours vécu à cinquante mètres du carmel à vol d’oiseau. À l’époque, il et elle en sont persuadé·es, des signes précurseurs annonçaient leur venue. “Le chat de mon fils se réfugiait en permanence dans le patio où je le récupérais”, se remémore-t-il. Quant aux résident·es qui ignoraient l’existence de ce couvent, l’emménagement dans ces lieux leur est apparu comme une évidence. “Quand j’ai vu l’annonce dans La Voix du Nord, c’était magnétique, ma vie d’après était là, je ne saurais pas comment l’expliquer”, confie Laura 2, mère célibataire qui a fui la violence du trafic de drogue et des agressions quotidiennes dans une ancienne cité ouvrière d’Évin-Malmaison, à 8 kilomètres de Douai. La vue imprenable sur le beffroi de Douai depuis la fenêtre de son salon trône parmi une dizaine de plantes et de cartons à moitié défaits. “Un joyeux bordel que je prendrai le temps de ranger”, souffle-t-elle étalée sur son canapé, affichant un grand sourire.
Si la majorité des résident·es trahi·es par leur accent ch’ti sont originaires de communes alentour, d’autres ont parcouru un plus long chemin pour arriver jusqu’ici. L’aquarium aux poissons atypiques est la première chose que l’on remarque quand on entre chez Fazal 2, réfugié politique afghan au visage marqué, encore traumatisé par la mort des membres de sa famille il y a quelques mois. Les plants de poireaux posés dans son évier et ses petits arbres fruitiers en pot le propulsent tant bien que mal au milieu des 12 hectares de vergers qu’il cultivait dans son pays. Si la barrière de la langue rend son intégration plus difficile, la tarte à la rhubarbe déposée par Laura près de ses sandales, sur le pas de sa porte, sonne comme une invitation au partage.
“Vivre ici, c’est pas seulement avoir un appartement moins cher, c’est comprendre la vie en communauté”, explique Laura, qui tient à transmettre ces valeurs à sa fille. Encore faut-il s’apprivoiser et lutter contre les logiques claniques. “Il y a naturellement des groupes qui se forment, des rapports de pouvoir, que j’essaie de déconstruire en invitant toute la résidence à l’anniversaire de ma fille”, enchaîne la jeune femme, qui tire avantage de sa nature sociable.
Quelques portes plus loin, Sylla, Guinéen de 20 ans, peut enfin souffler : il est chez lui. Après un parcours migratoire éreintant et un passage dans un foyer de mineurs non accompagnés, il a finalement obtenu une carte de séjour et un emploi à la gare de Douai. Ses casquettes de couleur différentes, soigneusement accrochées au mur, et les figurines de loup qui habillent ses étagères le rassurent : ces objets qui prennent la poussière lui promettent désormais la garantie d’une stabilité. S’il se rend parfois à Lille pour faire du shopping, il admet être plutôt casanier depuis son arrivée à la résidence. “Je ne veux avoir aucun problème avec la police ou les gens de la rue”, explique-t-il, inquiet depuis la mort du jeune Nahel à Créteil en juin dernier. En face, dans le jardin extérieur qui entoure le carmel, Dominique, retraitée élégante, un peu à l’écart du groupe, se laisse rapidement emporter par l’énergie dévorante de Bernadette, petite dame aux lunettes rondes et aux cheveux ébouriffés, qui défriche le jardin du regard, où tout reste à faire. Ensemble, elles imaginent des récupérateurs d’eau de pluie, des carrés potagers, quelques bancs. “Et pourquoi pas un poulailler ?” ose Bernadette, rieuse. Leur mission jusqu’au coucher du soleil : dénicher dans l’épaisse végétation qui borde le couvent les restes de camomille cultivée par les religieuses autrefois.
1. L’ordre du Carmel est un ordre religieux catholique contemplatif. Ses membres sont appelé·es carmes (pour les hommes) et carmélites (pour les femmes).
2. Les prénoms ont été modifiés.