La couverture médiatique de l’empaquetage de l’Arc de Triomphe, œuvre posthume des artistes Christo et Jeanne-Claude montre qu’encore aujourd’hui, les femmes artistes sont invisibilisées.
![Jeanne-Claude, grande oubliée du triomphe de Christo 1 68th annual george foster peabody awards](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/09/68th-annual-george-foster-peabody-awards-944x1024.jpg)
« Macron inaugure l’Arc de Triomphe empaqueté, le “rêve fou” de l’artiste Christo », titre Le Figaro. « Paris : l’incroyable empaquetage de l’Arc de Triomphe par Christo en huit images » en une du Parisien. « Arc de Triomphe empaqueté : dans les coulisses de l’œuvre posthume de Christo » peut-on lire sur France Info. À en croire la couverture médiatique, l’œuvre parisienne monumentale et éphémère pensée par le couple d'artistes dits « Christo et Jeanne-Claude » remporte un franc succès depuis son inauguration, place de l’Étoile, le 18 septembre dernier. Seule ombre au tableau – et pas des moindres – seul son nom à lui résonne. Un effacement symptomatique une fois de plus de l’invisibilisation des femmes artistes au profit de leurs homologues masculins.
« On assiste au triomphe de Christo et à l’effacement de Jeanne-Claude. Cette couverture médiatique laisse à penser que lui est le génie et elle son assistante, constate avec amertume Margaux Brugvin, historienne de l’art et créatrice de contenus sur Instagram visant à (re)mettre en lumière des femmes artistes. Quand les historiens de l’art se pencheront sur cette œuvre dans 50 ans, ils ne liront que des archives qui comportent le seul nom de Christo. Chaque personne qui choisit de ne pas citer Jeanne-Claude devient donc un acteur de son effacement de notre Histoire. »
Un projet à quatre mains
Le projet d’empaqueter l’Arc de Triomphe de 25 000 m² de tissu argent bleuté a pourtant bien été conçu à quatre mains en 1961 lorsque le couple vivait ensemble à Paris. « Ensemble » est d’ailleurs le mot qui pourrait résumer leur vie et leur génie tant Jeanne-Claude Denat de Guillebon (décédée en 2009) et Christo Vladimiroff Javacheff (décédé en 2020) sont indissociables l’un de l’autre. « Il est impossible de séparer leurs rôles, indique à Causette Matthias Koddenberg, ami de longue date du couple, auteur de plusieurs ouvrages leur étant consacrés et membre de leur équipe depuis 1995. D’ailleurs, Jeanne-Claude plaisantait beaucoup là-dessus en disant : “Il n’y a que trois choses que Christo et Jeanne-Claude ne font jamais ensemble : ils ne volent jamais dans le même avion, Jeanne-Claude ne dessine pas car elle n’est pas formée pour et Christo n’a jamais eu le plaisir de parler à leur comptable.” Tout le reste, ils le faisaient toujours ensemble. »
Lorsque la plasticienne, Française née au Maroc, rencontre l’étudiant aux Beaux-Arts de Sofia (Bulgarie) en 1958, le coup de foudre amoureux et artistique est immédiat. Si Christo empaquette déjà des objets, c'est Jeanne-Claude qui lui insuffle l’idée de passer à la vitesse supérieure en empaquetant des monuments afin de leur donner une dimension et une lecture nouvelle. C’est ainsi que la marque « Christo et Jeanne-Claude » est née.
« Christo et Jeanne-Claude ont refusé de se faire garants d’un schéma patriarcal qu’ils contribuaient à perpétuer jusqu’en 1994. »
Margaux Brugvin, historienne de l’art et créatrice de contenus sur Instagram visant à (re)mettre en lumière des femmes artistes.
Mais si Christo ne va pas sans Jeanne-Claude, il a fallu attendre 1994 pour que le prénom de cette dernière apparaisse publiquement au côté de celui de son époux. À leur début dans les années 60, le duo signe seulement « Christo ». Une décision du couple pour faire face au sexisme qui règne alors dans le monde de l’art. « À l’époque Christo et Jeanne-Claude pensaient qu’il leur aurait été impossible d’obtenir des autorisations pour leurs idées avec un nom d’artiste qui porte un prénom de femme », souligne Matthias Koddenberg. Une décision féministe pour Margaux Brugvin. « Christo et Jeanne-Claude ont refusé de se faire garants d’un schéma patriarcal qu’ils contribuaient à perpétuer jusqu’en 1994 », explique-t-elle.
Deux génies spectaculaires
À eux deux, Christo et Jeanne-Claude sont entre autres à l’origine de l’emballage de l’Arc de Triomphe en 2021 et avant cela, du pont Neuf en 1985 et du Reichstag de Berlin en 1995. On doit aussi au couple l’encerclement d’îles de la baie de Miami avec une matière plastique rose en 1983 ou encore l’installation de The Gates, un gigantesque rideau de 37 kilomètres recouvert d’un tissu vinyle couleur safran à Central Park (New-York) en 2005. On peut le dire : l'œuvre de Christo et Jeanne-Claude a traversé le siècle de manière spectaculaire.
« Christo s’est battu toute sa vie pour qu’elle occupe publiquement la place qui lui revenait et non celle de “femme de”. »
Matthias Koddenberg, ami de longue date du couple, auteur de plusieurs ouvrages leur étant consacrés et membre de leur équipe depuis 1995.
Un nom d’artiste qui, on l’aperçoit, a encore pourtant bien du mal à rentrer dans les esprits. Car ce n’est pas la première fois que l'on efface Jeanne-Claude de l'équation artistique. « J’ai parlé à leur éditrice récemment qui me disait que cela les rendait malades », détaille Margaux Brugvin. « Jeanne-Claude était très agacée lorsqu’on oubliait de la mentionner après 1994, ajoute Matthias Koddenberg. Christo s’est battu toute sa vie pour qu’elle occupe publiquement la place qui lui revenait et non celle de “femme de”. Je me souviens d'ailleurs que lors d’une conférence de presse à New-York pour présenter The Gates, Christo, agacé par les médias qui titraient seulement « Christo », il a débuté sa prise de parole en rectifiant les journalistes : “l’œuvre de Christo, c’est Christo et Jeanne-Claude” ».
![Jeanne-Claude, grande oubliée du triomphe de Christo 2 31fb heiiba](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/09/31fb-heiiba-1005x1024.jpg)
Porter la parité
Christo a par la suite continué à porter cette parité bien après la mort de sa complice en 2009 à l'âge de 74 ans. Jusqu’à, en fait, son propre décès survenu en mai 2020, à 85 ans. L'action se poursuit désormais avec la fondation Christo et Jeanne-Claude, gérée par leur neveu, Vladimir Yavachev, qui pilote actuellement le projet de l’Arc de Triomphe empaqueté. « [L’œuvre] se rapproche plus encore de la vision de ce qui a constitué le rêve de toute une vie pour Christo et Jeanne-Claude » précise-il dans un communiqué. Preuve que pour leur proche, Jeanne-Claude a toujours fait partie de la conception artistique.
Une question demeure alors : pourquoi le Centre des Monuments Nationaux a‑t-il choisi de ne communiquer que sur la moitié masculine du duo en lançant le hashtag officiel de l’évènement parisien, #ChristoParis ? L’établissement n’a pas répondu à nos sollicitations mais Margaux Brugvin nous donne un axe de réponse. « Le Centre des Monuments Nationaux a envoyé un message à chacune des personnes qui l’ont épinglé en justifiant que “Jeanne-Claude” est un prénom trop long et qui ne rentrait pas dans la barre de recherche. Pour moi le message est très clair : quand une femme prend trop de place, on l’efface. »
« L’Arc de Triomphe Empaqueté » de Christo et Jeanne-Claude délaissera ses habits de lumière le 3 octobre prochain mais n’emportera pas avec lui – on l’espère – le génie artistique d’une femme à qui conviendrait la citation rectifiée : « aux côtés de chaque grand homme, il y a une grande femme ».