Jeanne-​Claude, grande oubliée du triomphe de Christo

La cou­ver­ture média­tique de l’empaquetage de l’Arc de Triomphe, œuvre post­hume des artistes Christo et Jeanne-​Claude montre qu’encore aujourd’hui, les femmes artistes sont invisibilisées. 

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© Peabody Awards 

« Macron inau­gure l’Arc de Triomphe empa­que­té, le “rêve fou” de l’artiste Christo », titre Le Figaro. « Paris : l’incroyable empa­que­tage de l’Arc de Triomphe par Christo en huit images » en une du Parisien. « Arc de Triomphe empa­que­té : dans les cou­lisses de l’œuvre post­hume de Christo » peut-​on lire sur France Info. À en croire la cou­ver­ture média­tique, l’œuvre pari­sienne monu­men­tale et éphé­mère pen­sée par le couple d'artistes dits « Christo et Jeanne-​Claude » rem­porte un franc suc­cès depuis son inau­gu­ra­tion, place de l’Étoile, le 18 sep­tembre der­nier. Seule ombre au tableau – et pas des moindres – seul son nom à lui résonne. Un effa­ce­ment symp­to­ma­tique une fois de plus de l’invisibilisation des femmes artistes au pro­fit de leurs homo­logues masculins. 

« On assiste au triomphe de Christo et à l’effacement de Jeanne-​Claude. Cette cou­ver­ture média­tique laisse à pen­ser que lui est le génie et elle son assis­tante, constate avec amer­tume Margaux Brugvin, his­to­rienne de l’art et créa­trice de conte­nus sur Instagram visant à (re)mettre en lumière des femmes artistes. Quand les his­to­riens de l’art se pen­che­ront sur cette œuvre dans 50 ans, ils ne liront que des archives qui com­portent le seul nom de Christo. Chaque per­sonne qui choi­sit de ne pas citer Jeanne-​Claude devient donc un acteur de son effa­ce­ment de notre Histoire. » 

Un pro­jet à quatre mains

Le pro­jet d’empaqueter l’Arc de Triomphe de 25 000 m² de tis­su argent bleu­té a pour­tant bien été conçu à quatre mains en 1961 lorsque le couple vivait ensemble à Paris. « Ensemble » est d’ailleurs le mot qui pour­rait résu­mer leur vie et leur génie tant Jeanne-​Claude Denat de Guillebon (décé­dée en 2009) et Christo Vladimiroff Javacheff (décé­dé en 2020) sont indis­so­ciables l’un de l’autre. « Il est impos­sible de sépa­rer leurs rôles, indique à Causette Matthias Koddenberg, ami de longue date du couple, auteur de plu­sieurs ouvrages leur étant consa­crés et membre de leur équipe depuis 1995. D’ailleurs, Jeanne-​Claude plai­san­tait beau­coup là-​dessus en disant : “Il n’y a que trois choses que Christo et Jeanne-​Claude ne font jamais ensemble : ils ne volent jamais dans le même avion, Jeanne-​Claude ne des­sine pas car elle n’est pas for­mée pour et Christo n’a jamais eu le plai­sir de par­ler à leur comp­table.” Tout le reste, ils le fai­saient tou­jours ensemble. »

Lorsque la plas­ti­cienne, Française née au Maroc, ren­contre l’étudiant aux Beaux-​Arts de Sofia (Bulgarie) en 1958, le coup de foudre amou­reux et artis­tique est immé­diat. Si Christo empa­quette déjà des objets, c'est Jeanne-​Claude qui lui insuffle l’idée de pas­ser à la vitesse supé­rieure en empa­que­tant des monu­ments afin de leur don­ner une dimen­sion et une lec­ture nou­velle. C’est ain­si que la marque « Christo et Jeanne-​Claude » est née.

« Christo et Jeanne-​Claude ont refu­sé de se faire garants d’un sché­ma patriar­cal qu’ils contri­buaient à per­pé­tuer jusqu’en 1994. »

Margaux Brugvin, his­to­rienne de l’art et créa­trice de conte­nus sur Instagram visant à (re)mettre en lumière des femmes artistes.

Mais si Christo ne va pas sans Jeanne-​Claude, il a fal­lu attendre 1994 pour que le pré­nom de cette der­nière appa­raisse publi­que­ment au côté de celui de son époux. À leur début dans les années 60, le duo signe seule­ment « Christo ». Une déci­sion du couple pour faire face au sexisme qui règne alors dans le monde de l’art. « À l’époque Christo et Jeanne-​Claude pen­saient qu’il leur aurait été impos­sible d’obtenir des auto­ri­sa­tions pour leurs idées avec un nom d’artiste qui porte un pré­nom de femme », sou­ligne Matthias Koddenberg. Une déci­sion fémi­niste pour Margaux Brugvin. « Christo et Jeanne-​Claude ont refu­sé de se faire garants d’un sché­ma patriar­cal qu’ils contri­buaient à per­pé­tuer jusqu’en 1994 », explique-t-elle.

Deux génies spectaculaires

À eux deux, Christo et Jeanne-​Claude sont entre autres à l’origine de l’emballage de l’Arc de Triomphe en 2021 et avant cela, du pont Neuf en 1985 et du Reichstag de Berlin en 1995. On doit aus­si au couple l’encerclement d’îles de la baie de Miami avec une matière plas­tique rose en 1983 ou encore l’installation de The Gates, un gigan­tesque rideau de 37 kilo­mètres recou­vert d’un tis­su vinyle cou­leur safran à Central Park (New-​York) en 2005. On peut le dire : l'œuvre de Christo et Jeanne-​Claude a tra­ver­sé le siècle de manière spectaculaire.

« Christo s’est bat­tu toute sa vie pour qu’elle occupe publi­que­ment la place qui lui reve­nait et non celle de “femme de”. »

Matthias Koddenberg, ami de longue date du couple, auteur de plu­sieurs ouvrages leur étant consa­crés et membre de leur équipe depuis 1995.

Un nom d’artiste qui, on l’aperçoit, a encore pour­tant bien du mal à ren­trer dans les esprits. Car ce n’est pas la pre­mière fois que l'on efface Jeanne-​Claude de l'équation artis­tique. « J’ai par­lé à leur édi­trice récem­ment qui me disait que cela les ren­dait malades », détaille Margaux Brugvin. « Jeanne-​Claude était très aga­cée lorsqu’on oubliait de la men­tion­ner après 1994, ajoute Matthias Koddenberg. Christo s’est bat­tu toute sa vie pour qu’elle occupe publi­que­ment la place qui lui reve­nait et non celle de “femme de”. Je me sou­viens d'ailleurs que lors d’une confé­rence de presse à New-​York pour pré­sen­ter The Gates, Christo, aga­cé par les médias qui titraient seule­ment « Christo », il a débu­té sa prise de parole en rec­ti­fiant les jour­na­listes : “l’œuvre de Christo, c’est Christo et Jeanne-​Claude” ».

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© Patrov
Porter la parité

Christo a par la suite conti­nué à por­ter cette pari­té bien après la mort de sa com­plice en 2009 à l'âge de 74 ans. Jusqu’à, en fait, son propre décès sur­ve­nu en mai 2020, à 85 ans. L'action se pour­suit désor­mais avec la fon­da­tion Christo et Jeanne-​Claude, gérée par leur neveu, Vladimir Yavachev, qui pilote actuel­le­ment le pro­jet de l’Arc de Triomphe empa­que­té. « [L’œuvre] se rap­proche plus encore de la vision de ce qui a consti­tué le rêve de toute une vie pour Christo et Jeanne-​Claude » précise-​il dans un com­mu­ni­qué. Preuve que pour leur proche, Jeanne-​Claude a tou­jours fait par­tie de la concep­tion artistique. 

Une ques­tion demeure alors : pour­quoi le Centre des Monuments Nationaux a‑t-​il choi­si de ne com­mu­ni­quer que sur la moi­tié mas­cu­line du duo en lan­çant le hash­tag offi­ciel de l’évènement pari­sien, #ChristoParis ? L’établissement n’a pas répon­du à nos sol­li­ci­ta­tions mais Margaux Brugvin nous donne un axe de réponse. « Le Centre des Monuments Nationaux a envoyé un mes­sage à cha­cune des per­sonnes qui l’ont épin­glé en jus­ti­fiant que “Jeanne-​Claude” est un pré­nom trop long et qui ne ren­trait pas dans la barre de recherche. Pour moi le mes­sage est très clair : quand une femme prend trop de place, on l’efface. »

« L’Arc de Triomphe Empaqueté » de Christo et Jeanne-​Claude délais­se­ra ses habits de lumière le 3 octobre pro­chain mais n’emportera pas avec lui – on l’espère – le génie artis­tique d’une femme à qui convien­drait la cita­tion rec­ti­fiée : « aux côtés de chaque grand homme, il y a une grande femme ».

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