Éloge de la bienveillance et du vivre-ensemble par Jeanne Cherhal, Ariane Ascaride, Lauren Bastide et Laurent Sciamma.
″Qu’on m’appelle The BP !”
Jeanne Cherhal
<strong>Chanteuse, en tournée pour son album <em>L’An 40.</em> </strong>
« Il y a une dizaine d’années, dans une émission de radio, je racontais de bon matin ce à quoi j’occupais alors mon temps : les répétitions d’un spectacle <em>one shot </em>à l’Institut des cultures d’Islam, dans lequel j’étais toute tourneboulée, car je donnais, le temps d’une lecture du <em>Majnoun Layla, </em>la réplique à Jean-Claude Carrière (ce qui me mettait une chair de poule d’honneur). La journaliste qui m’interviewait, sans doute agacée par l’œcuménisme benêt avec lequel je m’enflammais pour ces nuits du ramadan, m’avait alors demandé : <em>“Et donc vous assumez d’être BP ?” </em>BP ?… J’étais restée bête en me demandant ce qui pouvait bien se cacher derrière ces initiales mystérieuses. Bonne Poire ? Blanche Porte ? Bras de Poulet ? C’était Bien-Pensante. Moi qui suis une désolante adepte de la RR (la Répartie à Retardement), j’avais raté le coche et bafouillé une réponse embarrassée : <em>“Euh… eh bien… oui ?…” </em>Allons allons, Cherhal… C’est un peu court ! <em>Rewind</em> et précision : si être BP, c’est chanter les splendeurs de la poésie arabe à la Goutte‑d’Or et en être fière, je suis BP, c’est évident. Si être BP, c’est être horrifiée face à l’homme blanc de 70 ans qui profère ironiquement que lui, <em>“il viole sa femme tous les soirs”, </em>sous prétexte qu’on ne peut plus rien dire, qu’on m’appelle The BP ! Si c’est devenir très agaçante en jouant la pasionaria sororale, les bras en croix, au moindre soupçon de misogynie, quitte à me prendre un scud du genre : “Allez arrête avec tes grands airs !”, alors oui, je le suis, et plutôt deux fois qu’une ! Si c’est sursauter d’effroi et avoir des picots de honte en entendant un chauffeur de taxi vociférer en roue libre, dans une de ces incontournables logorrhées imposées que certains taxis ont fini par élever au rang d’art officiel : <em>“Moi, si mon fils est pédé, je le fous à la porte”, </em>alors pardon, mais je l’ai été pas plus tard qu’avant-hier. Enfin, si être BP, c’est ressentir ‑profondément qu’on peut rire de tout À CONDITION QUE CE SOIT DRÔLE, je le suis, nom de Dieu ! Être BP, c’est pas très subversif, sans doute pas très sexy, mais ça vous rend la vie moins rude et puis voilà, c’est plus fort que moi ! »
″Pour une République des sensibles”
Laurent Sciamma
<strong>Humoriste déconstruit, actuellement sur scène à Paris, au Café de la Gare, avec son spectacle <em>Bonhomme</em></strong>
« Pendant longtemps, je me suis emparé de cette qualification de “bien-pensant”. C’était une façon de résister en retournant l’invective et la provocation. Aujourd’hui, j’ai envie de sortir de ce rapport de force. Je suis fatigué de devoir réagir aux antibien-pensants. Ça demande beaucoup d’énergie de se défendre et de se justifier, pendant ce temps-là, on ne construit pas. Ça, le camp d’en face l’a compris depuis longtemps. Si “bien-pensant” est l’insulte qu’ils ont choisie pour nous, je crois que l’on gagnerait à réfléchir à d’autres façons de nous nommer et nous reconnaître. Élire d’autres mots, c’est décisif pour inventer de nouveaux imaginaires qui vont avec. Ils nous disent : <em>“Vous êtes trop sensibles.”</em> Je leur réponds : <em>“Et si c’était vous qui étiez insensibles ?” </em>Vouloir mettre l’affect et l’empathie au centre du projet, pour moi, c’est en réalité le seul programme qui vaille. En tout cas, c’est le seul qui m’enthousiasme. Vivre enfin “la République des sensibles”, c’est cela que je nous souhaite. Mon rapport à la scène essaie d’incarner cette idée. Quand j’ai commencé, j’y suis allé avec l’envie non de ricaner, mais de rire vraiment. J’avais du désir pour un humour différent, inclusif, constructif, inventif. J’avais l’intuition que ce désir pouvait être partagé, l’impression que cela manquait. Alors j’ai façonné un contre-projet, une proposition artistique et politique à rebours d’une comédie maltraitante, raciste, misogyne, homophobe, qui irrigue encore notre culture. Je voulais montrer que c’était possible de faire rire sans perpétuer l’oppression, sans continuer d’humilier celles et ceux qui le sont déjà. Je pressentais qu’il y aurait peut-être quelque chose de surprenant, de transgressif même, à revendiquer d’être solidaire et à se montrer aimant. Désormais, je choisis de ne plus penser à eux, pour ne penser qu’à nous. Nous vivons une bataille culturelle qui demande beaucoup de force, car, de l’autre côté, les réflexes de survie sont immenses. Pour cultiver nos idées et notre ambition collective, je crois qu’il nous faut nous trouver, nous regarder et nous aimer beaucoup. Parce que, eux, ils ne nous aiment vraiment pas. »
″Il est devenu problématique d'essayer de ne pas heurter les gens”
Lauren Bastide
<strong>Créatrice et animatrice du podcast <em>La Poudre</em></strong>
« Le retournement de valeurs à l’œuvre aujourd’hui me laisse un peu interdite. Je n’arrive pas à comprendre comment “être dans le camp du bien” est devenu une accusation, voire une insulte. Revendiquer la bien-pensance, pourquoi pas ! Si c’est la proposition que fait <em>Causette, </em>je veux bien épouser ce mouvement. Car ce qui m’insurge, c’est le fait qu’il est devenu problématique d’essayer de ne pas heurter les gens. Que s’est-il passé pour qu’on en soit là ? Je revendique donc un journalisme qui se déroule dans un cadre 100 % bienveillant, ou <em>safe.</em> Ce que je souhaite, c’est que les invitées que je reçois dans <em>La Poudre </em>sachent que je ne vais pas essayer de les piéger ou de me faire l’avocate du diable, gratter là où ça gratte. Je ne pense pas que ça fasse de moi une mauvaise journaliste : ça permet, il me semble, de faire ressortir quelque chose qui relève de la vérité. Ça ne m’empêche pas de faire des recherches approfondies, de poser des questions précises et, bien sûr, de ne pas être d’accord à 100 % avec mes invitées et de le dire. Mais avec une certaine forme d’empathie. Les courants conservateurs américains parlent de <em>“snowflakes” [flocons de neige, ndlr] </em>pour désigner le camp des progressistes en raillant leur prétendue fragilité. Ça revient à dire que eux, les conservateurs, seraient supérieurs, parce que forts et puissants. On retrouve là une hiérarchisation des valeurs fortement sexiste, parce que la sensibilité reste associée au féminin. Si on pouvait réaffirmer que l’empathie et la bienveillance sont des valeurs supérieures à la force et à l’autorité, on avancerait. C’est une proposition féministe à laquelle j’adhère totalement. »
″Je passe ma vie et je continuerai à passer ma vie à me battre pour le vivre-ensemble”
Ariane Ascaride
<strong>Comédienne</strong>
« Quand vous dites aux gens que vous les trouvez gentils, les gens le prennent très mal : <em>“Ouais, c’est ça, tu veux dire que je suis un peu con !” </em>Mais pas du tout ! Le mot vient de gentilhomme, c’est-à-dire quelqu’un qui a des valeurs, des valeurs de reconnaissance de l’autre. Eh bien, c’est un peu le même problème avec l’expression “bien-pensance”. Elle est connotée de façon péjorative. Même pour moi, elle sonne un peu bizarrement à mon oreille. C’est une espèce de terme assez chrétien, qui relève d’un discours très bourgeois du XIX<sup>e</sup> siècle, avec un côté comtesse de Ségur. Il ne s’agit pourtant de rien d’autre que de se battre pour des valeurs qui me semblent essentielles pour le vivre-ensemble. Mais je parlerais plutôt de bienveillance : c’est-à-dire le fait de reconnaître et de veiller, d’une manière juste, sur l’autre. Et c’est extrêmement difficile d’être bienveillant ! Parce que notre instinct nous pousse à des comportements pas toujours très glorieux, et parce que nous vivons dans un monde très dur, de plus en plus dur, où il est aujourd’hui compliqué, et parfois impossible, de faire entendre qu’on a le droit d’être faible. Moi, j’ai été élevée par des gens qui se sont battus et qui ont résisté pendant la guerre pour la simple reconnaissance de la dignité et de l’intégrité de chaque personne. Donc, effectivement, je passe ma vie et je continuerai à passer ma vie à me battre pour le vivre-ensemble – car, qu’on le veuille ou non, nous vivons ensemble. Personnellement, je ne suis ni compassionnelle ni charitable. Je suis solidaire : c’est-à-dire que je reconnais l’autre comme mon égal. Je suis à ses côtés. C’est ça, la bienveillance. Et c’est quelque chose de formidable. »
Crédits photos : Lauren Bastide © Franck Aubry ; Jeanne Cherhal : Mathieu Zazzo ; Laurent Sciamma © DR ; Ariane Ascaride © DR.