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Enquête : Soirées pari­siennes, au bon­heur des hommes

Dans plu­sieurs clubs hup­pés du VIIIe arron­dis­se­ment de Paris, des « pro­mo­teurs » ou « pro­mo­trices » sont rémunéré·es pour rame­ner des filles recru­tées sur les réseaux sociaux. Certain·es en ont fait un busi­ness, dont les com­mis­sions varient en fonc­tion du phy­sique des filles. Nous nous sommes invi­tées à ces soirées…

« Salut, tu es déjà pas­sée par un pro­mo­teur ? » Sur Instagram, le jeune homme qui vient de m’aborder en mes­sage pri­vé n’y va pas par quatre che­mins pour me sou­mettre son deal. « Mon bou­lot, c’est de rame­ner des jolies filles dans un club afin d’améliorer son image. Ce qui est bien pour toi, c’est que ­l’entrée, l’alcool et même le ves­tiaire sont offerts. Tu peux venir avec ton groupe de copines, si elles cor­res­pondent aux cri­tères de la boîte, m’écrit-il, ajou­tant, il faut juste res­pec­ter un dress code obli­ga­toire. » Décryptage : si tu es mignonne, que tu portes des talons et une tenue élé­gante, robe ou jupe de pré­fé­rence, tu rentres et tu bois à l’œil. Les « pro­mo­teurs », comme ce gar­çon s’est lui-​même défi­ni, sont des hommes et des femmes employé·es par cer­taines boîtes de nuit pari­siennes pour rabattre le plus de filles pos­sible à leurs tables. Une pré­sence fémi­nine cen­sée atti­rer et pous­ser à la dépense les clients hommes qui, eux, payent entrées et bou­teilles. Le job consiste à démar­cher les filles sur les réseaux sociaux ou via le bouche-​à-​oreille pour se consti­tuer un réseau de club­beuses prêtes à venir se déhan­cher contre une soi­rée tous frais payés. Il est sou­vent assu­ré par des hommes vingte­naires avec un tra­vail ou qui font des études en paral­lèle, dési­reux d’arrondir leurs fins de mois tout en fai­sant, eux aus­si, la fête. Sur Instagram, les pro­fils de ces « repré­sen­tants » (RP) d’un nou­veau genre pul­lulent avec des mes­sages du type : « Hey Girls, si tu veux sor­tir MP 1. » Importé de villes comme New York ou Londres, le concept s’est répan­du dans les boîtes pari­siennes, notam­ment celles du VIIIe arron­dis­se­ment de Paris et des alen­tours – L’Arc, Le Matignon, Boum Boum, The Key, Club Montaigne, etc. Certains de ces éta­blis­se­ments, où ce prin­cipe de rabat­tage est acté, com­mu­niquent à leurs pro­mo­teurs et leurs pro­mo­trices des cri­tères phy­siques de sélec­tion. Ainsi, plu­sieurs listes des soi­rées de la semaine, par­ta­gées sur un groupe WhatsApp d’organisation qui réunit les pro­mo­teurs, et que j’ai pu consul­ter, affichent les choses clai­re­ment. En face des noms des évé­ne­ments figurent les indi­ca­tions : « jolie fille », « fille nor­male », « fille nor­male et jolie » et « pas de cri­tère physique ».

"Pas trop en mode pétasse"

Que signi­fient ces caté­go­ries ? Sous cou­vert d’anonymat, un jeune pro­mo­teur d’une ving­taine d’années, qu’on appel­le­ra Marc 2, m’explique que la sélec­tion dépend du club, mais qu’il faut de toute façon bien pré­sen­ter et pros­crire les chaus­sures plates. « Je dis aux filles d’être chic, mais pas trop en mode pétasse ni en mode gamine en body et leg­ging. » Selon plu­sieurs pro­mo­teurs inter­ro­gés, l’une des boîtes les plus sélec­tives est L’Arc, éta­blis­se­ment emblé­ma­tique de ce type de soi­rées avec « car­ré VIP », cham­pagne et célé­bri­tés, près de l’Arc de triomphe. « Là-​bas, les filles doivent faire 1,70 mètre mini­mum sans talons », explique l’un. « Les cri­tères sont : type euro­péen, 1,75 mètre à plat pour les filles, type modèle [man­ne­quin, ndlr] pour le week-​end », assure un autre. Au télé­phone, je demande à Marc s’il pense que je pour­rais entrer sans encombre. Après ins­pec­tion de mon compte Instagram, il demande : « Tu mesures com­bien ? » « 1,65 mètre », je réponds. « Pour moi, tu rentres. Parce qu’ils aiment les petites blondes aux yeux bleus », lance-​t-​il. On décide que je ferai par­tie de la bro­chette de filles à sa table, un soir de semaine. Il me sug­gère de por­ter une robe ou une combi.

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Quand j’arrive dans le club, nous sommes une petite dizaine à être diri­gée autour d’une table entou­rée de ban­quettes, sous des néons roses. Des bou­teilles de vod­ka nous attendent au frais dans des seaux à glace. Mon com­plice m’indique d’autres tables occu­pées par des jeunes femmes haut per­chées, toutes des « tables pro­mo­teurs ». À côté de moi, il y a Suzanne 2, en robe blanche affrio­lante, qui ne tar­de­ra pas à se faire abor­der par un client de la boîte pour l’inviter à se dépla­cer vers sa table, ce qu’elle refuse. « Certains sont de gros relous, à deman­der : “Viens à ma table, viens chez moi.” Mais il faut s’y attendre dans le monde de la nuit. Ce qui est gênant, c’est que les pro­mo­teurs nous demandent par­fois d’être sym­pa et ave­nante avec tel ou tel gros client, et là, on frôle l’escorting », com­mente Laure 2, brune en petite robe orange pétant. Elle est venue avec son amie Élodie 2, étu­diante vêtue d’un pan­ta­lon de cuir, qui ne pour­rait pas se per­mettre de payer ses consos si ce n’était pas gra­tuit pour elle. Des hommes s’installent à une table à côté de la nôtre. Nico 2, chas­seur de têtes de son métier, en che­mise, m’explique qu’il vient pour ren­con­trer quelqu’un et me demande mon numé­ro. Il ignore que la plu­part des filles sont invi­tées par des « RP ». Je m’éloigne pour faire un tour, mais je suis vite rat­tra­pée par notre pro­mo­teur, qui me dit gen­ti­ment de retour­ner à sa table. Celle-​ci doit paraître attrayante et il est donc pré­fé­rable de ne pas s’en écar­ter. C’est alors que j’aperçois Laure en train de conso­ler Élodie. Elle pleure. Le pro­mo­teur d’une table voi­sine vient de l’agresser ver­ba­le­ment en lui disant qu’elle n’avait « rien à faire ici » parce qu’elle n’est pas assez mince. Je quitte la soi­rée sur cette image de la jeune femme qui essuie ses larmes qui ont cou­lé sur sa tenue de soirée.

Équipes de rabat­teurs au "black"

Si les rému­né­ra­tions par table de filles sont en géné­ral fixes (de cent euros à plu­sieurs cen­taines d’euros selon les boîtes), il arrive que les pro­mo­teurs et pro­mo­trices tra­vaillant pour plu­sieurs soi­rées s’entourent eux-​mêmes d’une petite équipe de rabat­teurs « sous-​traitants » et les rému­nèrent à leur tour au « black » en fonc­tion du pro­fil des dames. « En géné­ral, je donne une com­mis­sion de dix euros par fille. Pour une fille du type man­ne­quin, c’est-à-dire grande et mince, c’est plu­tôt entre vingt et trente euros », explique Marc. Une pra­tique que me confirment plu­sieurs inter­lo­cu­teurs, ain­si que ce mes­sage envoyé dans une conver­sa­tion WhatsApp d’organisation : « Pour ce soir, j’ai du bud­get uni­que­ment pour des filles du type “modèle” », indique un de ses membres, tout en deman­dant à se faire envoyer des pho­tos au préa­lable. Dans cer­tains clubs, des tables sont même spé­cia­le­ment consa­crées à des pro­fils man­ne­quins et rap­portent plus d’argent aux pro­mo­teurs qui en sont res­pon­sables. Elles sont aus­si pla­cées à des endroits dif­fé­rents dans la boîte, comme à L’Arc. « Les filles sont posi­tion­nées en fonc­tion de leurs men­su­ra­tions, s’indigne une ancienne habi­tuée. On m’a quand même déjà pro­po­sé de conti­nuer la soi­rée sur le podium du haut, une sorte de piste sur­éle­vée, et ce, en lais­sant mes amies en bas, parce qu’elles étaient un peu trop grosses ou trop petites. »

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Contactées, les boîtes de nuit pré­sen­tées comme sélec­tives par mes sources – L’Arc, Le Matignon, Club Montaigne, Boum Boum – n’ont pas sou­hai­té répondre à mes ques­tions. Seule The Key a don­né suite, assu­rant ne pas avoir de cri­tères de sélec­tion. « L’objectif est d’avoir un apport de masse de per­sonnes pour don­ner un effet de rem­plis­sage. C’est de la déco, dans le sens où il faut que le club soit plein. Ce sont des tables de filles pour les trois quarts, car, géné­ra­le­ment, les clients sont des gar­çons. Donc faut bien com­pen­ser », explique le gérant. « C’est de l’habillage pour satis­faire les gros spen­ders 3 », com­mente de son côté Gauthier 2, tren­te­naire, orga­ni­sa­teur de soi­rées depuis dix ans, qui a choi­si de bou­der la pra­tique du pro­mo­ting. « La logique est simple. Les clubs autour des Champs-​Élysées vivent grâce aux car­rés VIP et le but est de faire du chiffre sur les tables. On fait donc venir des jolies filles pour opti­mi­ser les tables d’à côté. Si tu as une table pour habiller ta soi­rée et que t’as que des bou­dins, ça ne marche pas. On pour­rait pen­ser à du proxé­né­tisme, mais per­sonne n’a for­cé per­sonne. C’est un jeu. Soit tu y joues, soit tu n’y joues pas. »

Si cer­taines disent se sen­tir plus en sécu­ri­té avec ce « cha­pe­ron » qu’est le pro­mo­teur, plu­sieurs femmes qui fré­quentent ou ont fré­quen­té ces soi­rées en pointent les dérives. Lola 2, ancien modèle de 24 ans, a été démar­chée en ligne et s’est amu­sée entre 18 et 21 ans dans ce type d’événements. « Au bout d’un moment, ça m’a saou­lée, car la rela­tion avec un pro­mo­teur peut être com­pli­quée. Comme on est leur mar­chan­dise et qu’ils sont en com­pé­ti­tion, ils peuvent nous engueu­ler si on est en retard ou si on est sor­ties avec un concur­rent, regrette-​t-​elle. Quand tu es jeune, c’est pra­tique d’avoir tout offert et tu es impres­sion­nable. Cela donne du pou­voir aux clients riches. Il m’est arri­vé qu’un client paye une bou­teille à la table des filles et que le pro­mo­teur me demande d’aller le remer­cier. » Certaines sou­lignent la drague « lourde », voire le har­cè­le­ment sexuel de cer­tains pro­mo­teurs. Alison 2, jeune femme de 23 ans, raconte avoir été emme­née par l’un d’eux dans un after après une soi­rée en club, qui s’est avé­ré être une « par­touze ». « Il a essayé de m’embrasser et j’ai dû le ­repous­ser à plu­sieurs reprises. Avec mon amie, on s’est cachées dans la bai­gnoire, puis on est par­ties. Un autre soir, il a insis­té pour que je vienne à une soi­rée. J’ai deman­dé : “Tu paies le Uber ?” Il m’a insul­tée : “T’es qu’une mich­to, t’es qu’un cadavre.” » « Il y a quelque chose d’hyper mal­sain dans le fait de tout offrir et de dire qu’il n’y a pas d’attentes en retour, alors qu’il y en a, abonde Léa 2, autre ancienne habi­tuée de ces nuits-​là. Les hommes s’attendent à ce que tu sois acces­sible. » Certaines femmes peuvent même être assi­mi­lées à des escorts, ou pous­sées à le deve­nir. « Un client d’une boîte m’a déjà sug­gé­ré qu’on pour­rait “s’arranger” si je ren­trais avec lui », raconte Arianne 2, 23 ans. Elles choi­sissent donc par­fois de sor­tir avec des pro­mo­trices. L’une d’elles, dans le monde de la nuit depuis plu­sieurs années, explique : « Certaines me racontent qu’un pro­mo­teur a mis quelque chose dans leur verre et qu’elles se sont réveillées le len­de­main avec eux sans savoir com­ment elles étaient arri­vées là. Elles se sentent plus en sécu­ri­té avec moi. »

Mais toutes les pro­mo­trices ne sont pas un rem­part au sexisme. Aux Planches, dans le VIIIe arron­dis­se­ment, celles-​ci doivent amas­ser un maxi­mum de filles tous les jeu­dis soir. C’est la soi­rée « Bonheur des dames ». Caroline 2, ancienne pro­mo­trice des lieux, m’explique qu’elle devait invi­ter une quin­zaine de filles, par­fois mineures. « Cela pou­vait dégé­né­rer, car beau­coup ne savent pas boire et la cible est quand même assez jeune. Mais je les sur­veillais et il n’y a jamais eu de pro­blème », assure-​t-​elle. Une jeune femme inter­ro­gée pour cet article m’a aus­si dit être entrée sans pro­blème à 17 ans.

"On sert à appâ­ter les mecs"

Je me rends à ladite soi­rée un jeu­di de mars. Des ser­veurs, torse nu, servent un dîner léger et du cham­pagne à des jeunes femmes apprê­tées, pen­dant qu’une dan­seuse bur­lesque fait mon­ter la tem­pé­ra­ture. Tout est gra­tuit, sauf le ves­tiaire, et le cham­pagne à volon­té. Les portes ont ouvert autour de 21 heures et la pre­mière par­tie de soi­rée est non mixte. Vers 23 heures, quand les jeunes filles sont bien alcoo­li­sées, les hommes sont auto­ri­sés à entrer. Certains vont sur les ban­quettes pour offrir une bou­teille aux filles. D’autres inves­tissent la piste de danse, entourent les convives, tentent des approches. Un mec se colle à dif­fé­rentes femmes mal­gré leurs pro­tes­ta­tions. Il y a Chris 2, 33 ans, en veste-​pantalon de toile. « Les femmes nous attendent, veut-​il croire. Le fait qu’il y ait beau­coup de filles flatte le regard et per­met de tes­ter son pou­voir de séduc­tion. » Il marque une pause. « Tu dois me prendre pour un “Balance ton porc”… Mais pour­quoi les filles viennent ici alors ? » Patrick 2, céli­ba­taire de 36 ans, appré­cie de se sen­tir « comme dans un jar­din de tulipes. Tu viens, t’as deux cents filles qui sont abor­dables. Vers 1 h 30, elles sont plus déten­dues parce qu’elles ont bu. Tu peux aller avec une fille de 20 ans et elle ne te regarde pas bizar­re­ment. » Les filles pré­sentes, elles, disent en majo­ri­té pro­fi­ter du sys­tème sans être dupes pour autant. « On sait très bien qu’on sert à appâ­ter les mecs. Mais on est là pour pas­ser un bon moment entre amies », explique Myriam 2, 24 ans. À la sor­tie, je recroise l’homme qui col­lait les filles à l’intérieur. Il repart avec son pote, des traces de rouge à lèvres sur le visage. Quant à moi, je tente, dans les jours qui suivent, d’obtenir des expli­ca­tions de la part de l’établissement, sans succès. 

1. MP : mes­sage pri­vé.
2. Tous les pré­noms ont été modi­fiés.
3. Spender : homme qui fait cra­mer sa carte bleue.

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