Aisance à l’oral, qualité d’écoute, sens de l’humour… Des entreprises poussent leurs salarié·es à s’évaluer en permanence les uns les autres par le biais d’applications s’inspirant de Facebook, d’Uber ou de TripAdvisor.
Quand, vers 2015, la start-up berlinoise où travaillait Mathilde Ramadier a décidé d’équiper ses salarié·es avec l’appli 7Geese, les patrons les ont convoqué·es en grande pompe pour leur en faire la promo. « 7Geese fonctionne comme un réseau social, se souvient cette autrice 1 et traductrice. On nous a demandé de créer un profil, puis d’y afficher nos trois objectifs pour la semaine. Chacun devait ensuite commenter et “liker” ceux des autres en fonction de leur réalisation. » Chargée de rédiger des newsletters, la trentenaire s’interroge. « J’ai fait remarquer qu’étant la seule francophone je ne voyais pas comment mes collègues pourraient évaluer mon travail… » Un ange passe. Mais le patron s’en fiche : « Essaye de jouer le jeu ! » « J’ai donc rempli mon profil et fait le minimum syndical », poursuit-elle. Car l’outil, qu’on lui promet « fun », s’avère plus pervers qu’il n’y paraît. « Quand votre collègue récolte cent cinquante “likes” et vous trois, vous vous sentez forcément mal. Évidemment, le PDG comme les associés étaient exemptés de profil. »
7Geese n’est pas la seule trouvaille des patron·nes pour instaurer une évaluation continue des employé·es entre eux. La direction de la start-up se targue aussi de remplacer les réunions, jugées chronophages, par des « talks » au cours desquels des salarié·es présentent leur travail. Le style se veut à la cool, les interventions rythmées comme un show. Mais l’ambiance change quand l’auditoire reçoit peu après un questionnaire par mail. « Qu’avez-vous pensé de la présentation d’untel ? Était-ce trop long ? Quelles sont ses qualités ? Vous a‑t-il fait rire ? » Malaise… « Les questions étaient présentées avec des sortes de smileys, comme chez Airbnb, grince Mathilde Ramadier. On ne se rendait pas bien compte de l’enjeu, mais cela créait un climat de compétition et de défiance, d’autant qu’on était tous en contrat court et donc sur un siège éjectable. »
Fini le tête-à-tête ringard
Dans la novlangue des ressources humaines (RH), 7Geese, comme d’autres outils du même acabit, promet aux entreprises d’obtenir un « feed-back continu » et « à 360° ». Fini le ringard tête-à-tête entre patron·ne et salarié·e au cours d’un entretien d’évaluation annuel avec, au menu, ses forces et ses faiblesses. Le travailleur ou la travailleuse a désormais la joie de voir son boulot commenté en permanence par ses supérieur·es, mais aussi par ses collègues, sur ses compétences en général comme sur les « soft skills » (les compétences douces) prisées des DRH : sens de l’écoute ou du dialogue, aisance à l’oral, qualités d’un·e « leader »… Des qualités forcément subjectives.
Des dizaines d’entreprises se positionnent sur le marché du feed-back, telles Reflektive, 5Feedback, Zest, etc. Dans la même veine, Cocoworker ou Briq créditent les salarié·es de points à distribuer à leurs voisin·es de bureau. Dans un exemple fictif donné par Cocoworker, le feed-back d’un·e salarié·e envers un·e autre fleure bon la spontanéité et la sincérité : « Tu as brillé par ta proactivité en étant à l’initiative de ce beau projet. […] Tu as fait bouger les lignes par ta capacité à questionner nos habitudes. Bravo ! » Le tout assorti d’un « kiff », sorte de morceau de sucre virtuel. Un concurrent, Bonusly, invite même les boîtes à afficher « dans une salle de réunion, à la cuisine ou au sol de l’usine » la bobine des salarié·es auréolé·es des meilleurs scores. C’est l’employé·e du mois 2.0 !
La start-up franco-californienne Flashbrand permet aussi d’envoyer des feed-back signés ou anonymes, sollicités ou non. Son fondateur, Denis Descause, défend son créneau. « On veut aider chaque employé à comprendre comment les autres le perçoivent à chaque interaction, car c’est en captant ces signaux que l’on peut se corriger, plaide-t-il. On essaie d’inculquer une culture du développement permanent de soi. » Et ce même s’il faut parfois souffrir pour s’optimiser soi-même. « Notre cerveau est tel que l’on a tendance à surréagir face aux critiques, à stresser et à ne pas les accepter, mais cela s’éduque, tient-il à rassurer. Ce que l’on dit, c’est : “Feedback is a gift” [le feed-back est un cadeau]. Même si ça ne me fait pas plaisir d’entendre que j’ai des progrès à faire, je préfère le savoir et m’améliorer. »
Parmi les clients de Flashbrand, le groupe Manpower ou Capgemini Invent. Victor 2, ex-consultant pour ce cabinet de conseil, se souvient de l’arrivée du service sur les téléphones pros. À l’issue d’un projet commun, d’une réunion, les salarié·es sont incité·es à se jauger réciproquement. « On n’avait pas d’échange avec la personne évaluée, décrit-il. On lui envoyait un commentaire sur l’appli et on la notait sur cinq étoiles. » L’ensemble des avis sur chacun·e est ensuite partagé avec les cadres chargé·es d’aiguiller les consultant·es dans leur carrière. « La direction essayait de nous rassurer en disant : “On ne regarde pas la note”, commente Victor. Mais j’ai vu des gens paniquer à l’approche des entretiens annuels et demander des feed-back pour essayer de redresser la leur. » Une partie des consultant·es tentent alors d’ignorer l’outil, mais Capgemini Invent impose un nombre minimal de commentaires. Et les stratégies de résistance sont limitées dans des univers aussi concurrentiels. « Si l’on se coordonne pour se mettre de bons avis, on risque vite de se décrédibiliser », constate Victor. Contactée, la direction du cabinet de conseil n’a pas trouvé le temps de nous répondre.
Comme dans Black Mirror
Chez Capgemini Invent, le service Flashbrand a fini par évoluer au fil des mois. La diffusion sur Netflix de Chute libre, un épisode de la série Black Mirror mettant en scène un monde où chaque interaction fait l’objet d’une évaluation sur cinq étoiles au point de corrompre les rapports sociaux, a fait grincer des dents. « Les paramétrages malheureux des débuts – la note assortie d’une couleur verte, jaune ou rouge, en fonction – ont fini par disparaître », glisse un représentant des salarié·es. Depuis, l’usage de l’appli serait, selon lui, en perte de vitesse, ce qui ne semble pas pour lui déplaire. « Je refuse déjà de noter les chauffeurs Uber, ironise-t-il. Ces outils nous plongent dans un système d’évaluation de tous, tout le temps. Le fait que les salariés se disent des choses pour s’aider à progresser, pour ouvrir un dialogue, peut être intéressant, mais a‑t-on besoin d’une appli pour ça ? Il suffit peut-être de revenir aux fondamentaux des relations sociales. »
1. Mathilde Ramadier est l’autrice de Bienvenue dans le Nouveau Monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups (éd. Premier Parallèle, 2017).
2. Le prénom a été modifié.