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Education natio­nale : ceux qui l’ouvrent pren­dront la porte

Des enseignant·es qui dénoncent publi­que­ment la poli­tique du gou­ver­ne­ment ou les dys­fonc­tion­ne­ments de leur ins­ti­tu­tion ? Pas vrai­ment du goût de l’Éducation natio­nale, qui mul­ti­plie pres­sions et sanc­tions à l’encontre des contestataires.

« J’ai tou­jours écrit des textes enga­gés et jusque-​là je n’avais jamais eu de pro­blème », confie Sophie Carrouge, ensei­gnante depuis trente et un ans. Le 12 décembre 2018, cette pro­fes­seure de lycée à Dijon (Côte‑d’Or) publie un pam­phlet anti-​Macron sur un site d’info locale. Quelques jours plus tard, elle trouve dans son casier une convo­ca­tion du rec­to­rat. « Lors du rendez-​vous, on m’a d’abord dit que c’était la forme qui posait pro­blème, car j’avais indi­qué que j’étais pro­fes­seure au lycée Castel – comme je l’ai tou­jours fait. Mais en réa­li­té, il a sur­tout été ques­tion du fond. Ce qui déran­geait, c’était que je m’attaque au gou­ver­ne­ment », raconte l’enseignante, qui s’est vu rap­pe­ler son « devoir de réserve » (lire enca­dré page ci-​contre), mais n’a pas été sanc­tion­née. Du moins, pas cette fois. « Ils m’ont bien fait com­prendre que si je fai­sais encore un écart, j’encourais des sanc­tions extrê­me­ment graves », relate Sophie Carrouge, qui conti­nue d’écrire… sous pseudo.

Sauf que ce rap­pel à l’ordre, loin de faire taire les cri­tiques, a sus­ci­té une vague de sou­tien sur Twitter, où nombre de profs ont dégai­né le hash­tag #JeSuisEnseignant pour reven­di­quer leur liber­té d’expression. Deux mois plus tôt, déjà, ils et elles étaient monté·es au cré­neau avec #PasDeVague. Apparu le 21 octobre 2018 après l’agression d’une ensei­gnante, le hash­tag avait été mas­si­ve­ment repris – géné­rant, en un mois, deux fois plus de tweets que #MarchePourLeClimat. Menaces, insultes, coups… Si le mou­ve­ment #PasDeVague révèle les dif­fi­cul­tés des enseignant·es, il pointe sur­tout le mutisme de l’institution. « Le mes­sage prin­ci­pal ne vise pas tant à dénon­cer ces vio­lences [que] l’(in)action de la hié­rar­chie (rec­to­rat, conseil de dis­ci­pline) face à celles-​ci. Quelques comptes par­ti­cu­liè­re­ment véhé­ments uti­lisent des termes tels que “omer­ta” et “culture du silence” », confirme une étude du Sénat. 

Une « culture du silence » que fus­tige éga­le­ment Nicolas Glière, ensei­gnant et porte-​voix des #StylosRouges, ce mou­ve­ment né mi-
décembre sur Facebook – il compte aujourd’hui 69 000 membres –, dans le sillage des « gilets jaunes ». « Lorsqu’un ensei­gnant fait remon­ter un pro­blème, son chef d’établissement va géné­ra­le­ment mino­rer les faits en lui disant qu’il vaut mieux “ne pas faire de vagues” – pour ne pas nuire à l’image de l’établissement, et donc à sa car­rière », résume ce prof. Qui pré­vient : « Toute cette colère conte­nue est aujourd’hui en train de sortir. »

Coups de pression

Mais si l’institution n’aime pas qu’on fasse des vagues en interne, elle aime encore moins qu’on en fasse en public. Après Sophie Carrouge, c’est Sébastien Rome, direc­teur d’une école ­pri­maire dans l’Hérault, qui a reçu une « lettre d’admonestation » pour avoir cri­ti­qué la réforme Blanquer dans les médias (lire Causette #101). En novembre 2018, une ensei­gnante sta­giaire s’est, elle, ris­quée à racon­ter sur Twitter la for­ma­tion sur l’« e‑réputation » reçue dans son École supé­rieure du pro­fes­so­rat et de l’éducation (ESPE). « Nous avons lu des blogs et tweets de profs qui évoquent les condi­tions dif­fi­ciles du métier. Puis nous avons dû cher­cher les textes qui indiquent que les profs n’ont pas le droit de s’exprimer sur ces sujets sur le Net », écrivait-​elle, se deman­dant « si le fait [d’en] par­ler ris­qu[ait] de [lui] atti­rer des ennuis ». Le 6 mai, ver­dict : « Mon ins­pec­teur est venu aujourd’hui me par­ler de mon acti­vi­té sur Twitter, plus remar­quée que je ne l’imaginais, en par­ti­cu­lier pour mes pro­pos concer­nant les for­ma­tions de l’ESPE. […] La sanc­tion dis­ci­pli­naire a été évo­quée », témoigne-​t-​elle. Malgré nos demandes d’entretien, le rec­to­rat n’a pas répondu. 

Quelques semaines plus tard, à l’autre bout de la France, c’est au tour d’Adam*, ensei­gnant actif sur Twitter et chro­ni­queur à ses heures, d’avoir des déboires avec sa hié­rar­chie. En juin, lorsqu’il reçoit les résul­tats de ses vœux d’affectation pour la ren­trée, il découvre qu’il ne retrou­ve­ra pas le poste d’enseignant qu’il occu­pait jusqu’alors et qu’aucune de ses demandes n’a été accep­tée. Le logi­ciel de sai­sie des vœux ayant connu des bugs, il croit alors à une erreur. Mais lors de l’entretien avec son direc­teur d’académie, sur­prise ! « On m’a dit que c’était la machine, qu’il n’y avait rien à faire. Et là, on a com­men­cé à me par­ler de ma pré­sence sur les réseaux sociaux, à me repro­cher de prendre posi­tion, à me dire de faire atten­tion… », relate Adam, qui dénonce « une muta­tion for­cée qui ne dit pas son nom ».

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“Dossiers gris”

Selon plu­sieurs syn­di­cats, les pres­sions de ce genre se seraient accrues face à la mobi­li­sa­tion contre la réforme pour une « École de la confiance ». « L’an der­nier, il y a eu beau­coup de rap­pels à l’ordre concer­nant les prises de posi­tion sur Internet ou dans les médias. On n’a jamais reçu autant de leçons de “loyau­té”. Ça nous inquiète beau­coup », confirme Joëlle Noller, du Syndicat natio­nal uni­taire des ins­ti­tu­teurs, pro­fes­seurs des écoles et PEGC (SNUipp). Une défiance ren­for­cée par l’article 1 de la réforme, qui fait men­tion de « l’exemplarité des per­son­nels de l’Éducation natio­nale ». Selon Monsieur le Prof, ensei­gnant sui­vi par plus de 258 000 abonné·es sur Facebook, le texte a fait naître un vrai « cli­mat de sus­pi­cion » : « Beaucoup d’enseignants me demandent com­ment s’y prendre sur les réseaux sociaux. La pre­mière chose que je leur dis, c’est de gar­der l’anonymat et d’être pru­dents. Ce n’est pas de la para­no, c’est juste qu’il faut faire atten­tion, car il y a déjà eu des pro­blèmes. » 

Depuis quelques années, l’Éducation natio­nale semble en effet sur­veiller ses ouailles de très près. Comme Amandine*, convo­quée par son direc­teur aca­dé­mique en 2015 au sujet de son acti­vi­té sur Twitter : « Dans mon dos­sier à charge, j’ai retrou­vé tous mes tweets sur la réforme des rythmes sco­laires, que j’ai abon­dam­ment cri­ti­quée, et d’autres sur la poli­tique », se sou­vient cette prof, qui a éco­pé d’un aver­tis­se­ment. Elle n’est pas la seule à avoir appris, à ses dépens, que l’administration archi­vait les publi­ca­tions de ses agent·es. En 2013, à la veille de la ren­trée, Jacques Risso, direc­teur d’une école pri­maire dans le Vaucluse depuis vingt-​quatre ans, apprend qu’il est sus­pen­du. Officiellement, parce qu’il aurait mal géré un cas de har­cè­le­ment entre élèves. Mais en ouvrant le dos­sier de plus de deux cents pages com­pi­lées par son ins­pec­trice, il découvre avec stu­pé­fac­tion « un fourre-​tout » où figurent… cer­tains de ses des­sins. Depuis des années, Jacques Risso réa­lise en effet des vignettes gen­ti­ment iro­niques sur son métier, qu’il publie notam­ment sur Facebook. Serait-​ce la vraie rai­son de sa sus­pen­sion ? En 2016, le tri­bu­nal admi­nis­tra­tif de Nîmes a jugé que le retrait de sa fonc­tion de direc­teur était bien une « sanc­tion dégui­sée » et que « la faute impu­tée à l’agent n’[était] pas carac­té­ri­sée »

Du côté de l’Éducation natio­nale, on se défend de tout « fli­cage ». « Nous ne sur­veillons pas les réseaux sociaux toute la jour­née », nous assure Édouard Geffray, direc­teur géné­ral des res­sources humaines au minis­tère, qui pré­cise au pas­sage que les sanc­tions à ce sujet sont « assez rares ». Reste qu’une charte sur le bon usage des réseaux sociaux est actuel­le­ment en pro­jet. Et qu’à par­tir de la ren­trée, les enseignant·es en for­ma­tion seront sys­té­ma­ti­que­ment sensibilisé·es à la ­ques­tion afin d’avoir « le bon posi­tion­ne­ment », nous dit Édouard Geffray. Dans leur inté­rêt… bien sûr. 

* Le pré­nom a été modifié.


Les profs peuvent-​ils tout dire ?

Si les enseignant·es ont droit à la liber­té d’expression, leur sta­tut de fonc­tion­naire leur impose cer­taines limites. Dans l’exercice de leurs fonc­tions, ils et elles doivent ain­si res­pec­ter l’obligation de neu­tra­li­té et de laï­ci­té. Le secret pro­fes­sion­nel leur inter­dit aus­si de révé­ler des infor­ma­tions sur un·e élève ou sa famille. Pas ques­tion non plus de par­ta­ger des infor­ma­tions dont ils et elles auraient eu connais­sance dans le cadre de leur métier, au nom de la dis­cré­tion professionnelle. 

En revanche, le devoir de réserve, si fré­quem­ment invo­qué, n’est pas ins­crit dans la loi : c’est ce qu’on appelle une « construc­tion juris­pru­den­tielle ». Autrement dit, chaque affaire est exa­mi­née au cas par cas, selon le sta­tut hié­rar­chique de l’agent·e, les cir­cons­tances et la nature de ses pro­pos. En théo­rie, tant qu’on ne verse pas dans l’injure ou le men­songe, on a le droit de cri­ti­quer une poli­tique édu­ca­tive… à ses risques et périls ?

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