Nombre de vidéos diffusées sur les plateformes de porno mainstream mettent en scène des rapports incestueux, en faisant appel au fantasme de la belle-mère, du beau-père ou de la belle-fille. Et participent ainsi à une « culture de l’inceste », selon Sophie Bénard, doctorante en philosophie au CNRS.
« Ma belle-mère est très chaude », « Je baise ma demi-sœur alors qu’elle joue aux jeux vidéos », « Elle allume son beau-père et se fait défoncer ». Difficile d’échapper à cette tendance. Depuis au moins une vingtaine d’années, les grandes plateformes pornographiques – les « tubes », construites sur le modèle de Youtube : PornHub, YouPorn, XHamster – sont envahies de vidéos mettant en scène des rapports sexuels incestueux entre de (très) jeunes adultes et leur beau-parent bien plus âgé. Elles surfent donc sur le fantasme du sexe qui déroge à l’ordre familial établi tout en évitant soigneusement les liens du sang, interdit civilisationnel ultime. Par ailleurs, en France, du moment qu’ils sont consentants, deux adultes d’une même famille peuvent entretenir des relations sexuelles sans que le droit n’y trouve à redire.
De quoi ce déferlement de vidéos pornographiques incestueuses est-il le nom ? Sébastien Hubier enseigne les cultural studies à l’université de Reims et à Sciences Po. Son prochain livre, Pornologie*, rendra compte de ses recherches dans le domaine des porn studies. « Pour moi, il y a deux explications à cette tendance, explique-t-il à Causette. D’une part, elle est une astuce narrative. Le porno sur Internet fonctionne sur le modèle de vidéos courtes, une quinzaine de minutes en moyenne. La trame narrative doit donc être réduite au maximum, et ce que j’appelle le crypto-inceste, parce qu’il joue avec les limites de l’acceptable en mettant en scène la belle-famille et pas la famille de sang, permet de mettre en scène un rapport sexuel dans l’espace domestique. Le plombier et le livreur de pizzas sont un peu has been… alors on est passé au beau-frère. D’autre part, je pense que ce qui est recherché, d’un point de vue des fantasmes, est plutôt la différence d’âge que le lien familial : en tappant ‘beau père’ je sais que je vais générer des vidéos qui mettent en scène une jeune femme, une teen, et un homme plus mûr. »
Or, la transgression générationnelle est un fantasme particulièrement répandu – d’où le grand succès des MILF (Mother I’d Like to Fuck), daddys et teens. Si les termes MILF et daddys renvoient bel et bien à un rôle familial, la maternité et la paternité sont en réalité potentielles : elles permettent surtout de définir de l’âge moyen des acteur.trice.s mis en scène. Pour Sébastien Hubier, la majorité des recherches pornographiques sont motivées par le fantasme d’une transgression possible : on regarde des pratiques ou des corps qu’on ne désire pas nécessairement dans la réalité mais qu’on pourrait désirer. « Pour la plupart des gens, décrypte-t-il, le fantasme transgressif, s’il n’est pas forcément avouable n’est pas pour autant criminel ou délictueux. »
Le crypto-inceste selon les mots de Sébastien Hubier – c’est-à-dire « l’inceste par alliance » – serait ainsi simple prétexte à la mise en scène d’un rapport sexuel entre deux personnes appartenant à des générations différentes. Mais peut-on se satisfaire d’une telle analyse ? Pourquoi de la MILF, daronne du meilleur ami du jeune adulte et qui connut son heure de gloire fantasmagorique au début des années 2010, est-on passé à la belle-mère, celle qui a pris la place légitime de la conjointe du père au sein de la famille ? La récurrence des termes incestueux sur les sites pornographiques suggère que les relations intra-familiales obsèdent nos imaginaires sexuels et fantasmatiques. Tout cela participerait-il d’une banalisation de ce qui est puni par la loi ? Car malheureusement, l’inceste ne se limite pas au fantasme. Pire encore, il s’abat la plupart du temps sur des mineurs non consentants, comme le prouvent les terribles chiffres d’un récent sondage Ipsos, révélant qu’un Français sur dix déclare avoir été victime de violences sexuelles lorsqu’il était mineur, dans 80% des cas au sein de la famille. Alors que Freud affirmait dans un manuscrit de 1897 que « l’inceste est un fait antisocial auquel, pour exister, la civilisation a dû peu à peu renoncer », il apparaît au contraire que l’inceste est bien plus répandu que le tabou qui l’entoure le laisse croire.
Lorsque « l’affaire Duhamel » éclate en janvier avec la parution de La Familia Grande de Camille Kouchner rendant compte des viols qui auraient été commis par le politologue Olivier Duhamel sur son beau-fils Victor alors que ce dernier était enfant, personne n’a remis en question le caractère incestueux de ces crimes. Dans une société où les familles recomposées sont toujours plus nombreuses, notre perception de l’inceste s’est ainsi élargie aux proches et parents par alliance – et c’est bien normal.
Ce constat posé, le succès des vidéos pornographiques d’inceste par alliance devient d’autant plus questionnant. Feindre l’inceste ne relèverait-il pas du même mécanisme que feindre le-viol-qui‑n’en-est-pas-un ? Les vidéos annonçant un « viol » dans leur titre sont extrèmement marginales sur les plateformes porno accessibles sur le web grand public, mais il n’est pas rare de voir une actrice « feindre » la douleur ou exprimer son désir de mettre fin à une pratique ou à la relation ; sans que sa réaction ne soit prise en compte. Que ces situations soient fictionnelles ou non, qu’elles soient jouées ou non, leur représentation persiste. Sans être nommées pour ce qu’elles sont, ces représentations se normalisent et s’immiscent dans les imaginaires.
La tolérance des plateformes pornographiques – et des amateurs et amatrices de porno – à ces scènes fait partie de ce qu’on appelle maintenant la « culture du viol ». L’expression désigne les formes de normalisation, voire de légitimation, du viol dans nos représentations culturelles. Mais les choses changent, à mesure que la société devient moins tolérante à cette culture. En décembre, suite à un article du New York Times racontant comment des milliers de vidéos de rapports non consentis prospéraient sur Pornhub, la plateforme avait supprimé à la serpe nombre de ses contenus. De la même façon, et compte tenu du nombre de vidéos pornographiques incestueuses, il semble légitime de déconstruire également les représentations pornographiques qui normalisent les rapports au sein d’une même famille, et participent d’une culture de l’inceste.
* Publication le 30 avril 2021 aux éditions Du Murmure