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©Philipp Katzenberger

Dans le por­no, la culture de l’inceste fait recette

Nombre de vidéos dif­fu­sées sur les pla­te­formes de por­no mains­tream mettent en scène des rap­ports inces­tueux, en fai­sant appel au fan­tasme de la belle-​mère, du beau-​père ou de la belle-​fille. Et par­ti­cipent ain­si à une « culture de l’inceste », selon Sophie Bénard, doc­to­rante en phi­lo­so­phie au CNRS. 

« Ma belle-​mère est très chaude », « Je baise ma demi-​sœur alors qu’elle joue aux jeux vidéos », « Elle allume son beau-​père et se fait défon­cer ». Difficile d’échapper à cette ten­dance. Depuis au moins une ving­taine d’années, les grandes pla­te­formes por­no­gra­phiques – les « tubes », construites sur le modèle de Youtube : PornHub, YouPorn, XHamster – sont enva­hies de vidéos met­tant en scène des rap­ports sexuels inces­tueux entre de (très) jeunes adultes et leur beau-​parent bien plus âgé. Elles surfent donc sur le fan­tasme du sexe qui déroge à l’ordre fami­lial éta­bli tout en évi­tant soi­gneu­se­ment les liens du sang, inter­dit civi­li­sa­tion­nel ultime. Par ailleurs, en France, du moment qu’ils sont consen­tants, deux adultes d’une même famille peuvent entre­te­nir des rela­tions sexuelles sans que le droit n’y trouve à redire.

De quoi ce défer­le­ment de vidéos por­no­gra­phiques inces­tueuses est-​il le nom ? Sébastien Hubier enseigne les cultu­ral stu­dies à l’université de Reims et à Sciences Po. Son pro­chain livre, Pornologie*, ren­dra compte de ses recherches dans le domaine des porn stu­dies. « Pour moi, il y a deux expli­ca­tions à cette ten­dance, explique-​t-​il à Causette. D’une part, elle est une astuce nar­ra­tive. Le por­no sur Internet fonc­tionne sur le modèle de vidéos courtes, une quin­zaine de minutes en moyenne. La trame nar­ra­tive doit donc être réduite au maxi­mum, et ce que j’appelle le crypto-​inceste, parce qu’il joue avec les limites de l’acceptable en met­tant en scène la belle-​famille et pas la famille de sang, per­met de mettre en scène un rap­port sexuel dans l’espace domes­tique. Le plom­bier et le livreur de piz­zas sont un peu has been… alors on est pas­sé au beau-​frère. D’autre part, je pense que ce qui est recher­ché, d’un point de vue des fan­tasmes, est plu­tôt la dif­fé­rence d’âge que le lien fami­lial : en tap­pant ‘beau père’ je sais que je vais géné­rer des vidéos qui mettent en scène une jeune femme, une teen, et un homme plus mûr. »

Or, la trans­gres­sion géné­ra­tion­nelle est un fan­tasme par­ti­cu­liè­re­ment répan­du – d’où le grand suc­cès des MILF (Mother I’d Like to Fuck), dad­dys et teens. Si les termes MILF et dad­dys ren­voient bel et bien à un rôle fami­lial, la mater­ni­té et la pater­ni­té sont en réa­li­té poten­tielles : elles per­mettent sur­tout de défi­nir de l’âge moyen des acteur.trice.s mis en scène. Pour Sébastien Hubier, la majo­ri­té des recherches por­no­gra­phiques sont moti­vées par le fan­tasme d’une trans­gres­sion pos­sible : on regarde des pra­tiques ou des corps qu’on ne désire pas néces­sai­re­ment dans la réa­li­té mais qu’on pour­rait dési­rer. « Pour la plu­part des gens, décrypte-​t-​il, le fan­tasme trans­gres­sif, s’il n’est pas for­cé­ment avouable n’est pas pour autant cri­mi­nel ou délic­tueux. » 

Le crypto-​inceste selon les mots de Sébastien Hubier – c’est-à-dire « l’inceste par alliance » – serait ain­si simple pré­texte à la mise en scène d’un rap­port sexuel entre deux per­sonnes appar­te­nant à des géné­ra­tions dif­fé­rentes. Mais peut-​on se satis­faire d’une telle ana­lyse ? Pourquoi de la MILF, daronne du meilleur ami du jeune adulte et qui connut son heure de gloire fan­tas­ma­go­rique au début des années 2010, est-​on pas­sé à la belle-​mère, celle qui a pris la place légi­time de la conjointe du père au sein de la famille ? La récur­rence des termes inces­tueux sur les sites por­no­gra­phiques sug­gère que les rela­tions intra-​familiales obsèdent nos ima­gi­naires sexuels et fan­tas­ma­tiques. Tout cela participerait-​il d’une bana­li­sa­tion de ce qui est puni par la loi ? Car mal­heu­reu­se­ment, l’inceste ne se limite pas au fan­tasme. Pire encore, il s’abat la plu­part du temps sur des mineurs non consen­tants, comme le prouvent les ter­ribles chiffres d’un récent son­dage Ipsos, révé­lant qu’un Français sur dix déclare avoir été vic­time de vio­lences sexuelles lorsqu’il était mineur, dans 80% des cas au sein de la famille. Alors que Freud affir­mait dans un manus­crit de 1897 que « l’inceste est un fait anti­so­cial auquel, pour exis­ter, la civi­li­sa­tion a dû peu à peu renon­cer », il appa­raît au contraire que l’inceste est bien plus répan­du que le tabou qui l’entoure le laisse croire. 

Lorsque « l’affaire Duhamel » éclate en jan­vier avec la paru­tion de La Familia Grande de Camille Kouchner ren­dant compte des viols qui auraient été com­mis par le poli­to­logue Olivier Duhamel sur son beau-​fils Victor alors que ce der­nier était enfant, per­sonne n’a remis en ques­tion le carac­tère inces­tueux de ces crimes. Dans une socié­té où les familles recom­po­sées sont tou­jours plus nom­breuses, notre per­cep­tion de l’inceste s’est ain­si élar­gie aux proches et parents par alliance – et c’est bien normal.

Ce constat posé, le suc­cès des vidéos por­no­gra­phiques d’inceste par alliance devient d’autant plus ques­tion­nant. Feindre l’inceste ne relèverait-​il pas du même méca­nisme que feindre le-viol-qui‑n’en-est-pas-un ? Les vidéos annon­çant un « viol » dans leur titre sont extrè­me­ment mar­gi­nales sur les pla­te­formes por­no acces­sibles sur le web grand public, mais il n’est pas rare de voir une actrice « feindre » la dou­leur ou expri­mer son désir de mettre fin à une pra­tique ou à la rela­tion ; sans que sa réac­tion ne soit prise en compte. Que ces situa­tions soient fic­tion­nelles ou non, qu’elles soient jouées ou non, leur repré­sen­ta­tion per­siste. Sans être nom­mées pour ce qu’elles sont, ces repré­sen­ta­tions se nor­ma­lisent et s’immiscent dans les imaginaires. 

La tolé­rance des pla­te­formes por­no­gra­phiques – et des ama­teurs et ama­trices de por­no – à ces scènes fait par­tie de ce qu’on appelle main­te­nant la « culture du viol ». L’expression désigne les formes de nor­ma­li­sa­tion, voire de légi­ti­ma­tion, du viol dans nos repré­sen­ta­tions cultu­relles. Mais les choses changent, à mesure que la socié­té devient moins tolé­rante à cette culture. En décembre, suite à un article du New York Times racon­tant com­ment des mil­liers de vidéos de rap­ports non consen­tis pros­pé­raient sur Pornhub, la pla­te­forme avait sup­pri­mé à la serpe nombre de ses conte­nus. De la même façon, et compte tenu du nombre de vidéos por­no­gra­phiques inces­tueuses, il semble légi­time de décons­truire éga­le­ment les repré­sen­ta­tions por­no­gra­phiques qui nor­ma­lisent les rap­ports au sein d’une même famille, et par­ti­cipent d’une culture de l’inceste.

* Publication le 30 avril 2021 aux édi­tions Du Murmure

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