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(©Alamy Stock Photo)

Complainte : quand on cla­mait et chan­tait les faits divers

Des débuts de l'imprimerie, au XVe siècle, à l'émergence de la radio, après la Seconde Guerre mon­diale, sur les places de foires et de mar­chés, on cla­mait et chan­tait les faits divers dans un genre par­ti­cu­lier : la com­plainte. Un for­mat média­tique popu­laire, qui tra­dui­sait la fas­ci­na­tion pour les affaires san­glantes et main­te­nait un cer­tain ordre social.

« Écoutez tous l'histoire bien navrante/​D'un assas­sinat com­mis dernièrement/​À Pleudihen, ceci nous épouvante/​Tant l'assassin a mis d'acharnement/Sur sa vic­time une brave épicière/Qu'il a frap­pée à grands coups de couteau/​À l'aide de cette lame meurtrière/​Il muti­la la pauvre dame Renault. » En 1896, dans la com­mune de Pleudihen-​sur-​Rance, en Bretagne, une mar­chande nom­mée Renault meurt, tuée par un ban­dit. Peu de temps après est publié un texte qui décrit, dans les détails les plus gla­çants, le sort de la com­mer­çante et pré­cise à son en-​tête : « Air : de Béranger ou la Berceuse verte. » L'indication donne la mélo­die à reprendre en chœur à celles et ceux qui entendent les cou­plets enton­nés par un chan­teur de rue.

Le nom de cet éton­nant objet nar­ra­tif ? Une com­plainte cri­mi­nelle. « C'est une chan­son contem­poraine de l'événement qui vient de se dérou­ler et qui joue le rôle d'un média. Sa dis­tri­bu­tion se fait égale­ ment sous forme impri­mée, sur des feuilles que l'on appelle canards, qu'un col­por­teur inter­pré­tait puis ven­dait », sou­ligne Jean-​François Heintzen, plus connu sous le pseu­do de « Maxou », auteur de Chanter le crime. Canards san­glants et com­plaintes tra­giques (Bleu autour, 2022). Sur celle-​ci : un titre en lettres capi­tales, un résu­mé, les paroles du récit et une repro­duc­tion d'un bois gra­vé. Chacu·ne peut donc entrer dans le récit par une voie dif­fé­rente – le chant, l'image ou le texte – , et ain­si s'appro­prier le fait divers lors de moments par­ta­gés, en veillée ou à la foire.

À chaque catas­trophe sa complainte

Les pre­mières traces de ces vers macabres, alors appe­lés des « occa­sion­nels », remontent à la fin du XV" siècle, peu après l'apparition de l'impres­sion à carac­tère mobile. D'abord décla­mées, les com­plaintes com­mencent à être inter­pré­tées sur un air connu à une époque qui reste floue. « Il y a eu des chan­sons sur les nau­frages, les inon­da­tions, les acci­dents de train… Toute catas­trophe peut se prê­ter à une com­plainte », explique le chercheur-​collec­tionneur. Certaines mélo­dies récur­rentes des com­plaintes deviennent même très popu­laires, comme l'air de Fualdès, la Complainte du juif errant ou encore la célèbre Paimpolaise - écrite en 1895 – qui agré­mente pas moins de 140 canards recen­sés par Maxou.

Les textes évoquent aus­si bien l'infanticide com­ mis à Charensat, dans un vil­lage du Puy-​de-​Dôme, que les méfaits des écu­meurs de Cartignies, une bande de cam­brio­leurs et cam­brio­leuses de cette com­mune du Nord. C'est à la fin du Second Empire, et en par­ti­cu­lier avec l'émergence de la presse popu­laire et du Petit Journal en 1863, que les com­plaintes cri­mi­nelles connaissent leur apo­gée. Certains fabri­cants et impri­meurs en font leurs choux gras et en publient des cen­taines. Jean-​François Heintzen explique : « On pour­rait ima­gi­ner que la presse concur­rence le canard, mais il a l'avantage, à cette époque, d'avoir de l'image et du son. Donc, au contraire, la pre­mière presse popu­laire donne de la matière aux canar­diers pour écrire. »

À chaque affaire son texte, quand elle n'en ins­pire pas plu­ sieurs si l'événement s'avère par­ti­cu­liè­re­ment reten­tis­sant. Ainsi, Madame Steinheil, sus­pectée d'avoir assas­si­né son mari et sa mère en 1908, se retrouve dans trente et une com­plaintes ; le mas­sacre de Pantin, au cours duquel Jean­ Baptiste Troppmann a tué huit membres d'une même famille en 1869, appa­raît dans vingt-​sept d'entre elles. Les col­por­teurs les dif­fusent dans ces cas-​là dans tout le pays. Les faits divers les moins écla­tants res­tent quant à eux can­ton­nés aux com­munes et villes des alentours.

Un ordre social populaire

« [ … ] Aux mains dubourreau/Qu'on livre aussitôt/​Son hor­rible tête/​Car un beau matin/​Il faut qu'l'assassin/ Pay' sa dette. » Ainsi démarre la chan­son Garde z vos fillettes en 1923, après qu'une enfant de 3 ans a été étran­glée à Paris. Cet appel à l'échafaud se retrouve régu­liè­re­ment dans les com­plaintes cri­minelles, tout comme une injonc­tion à la moralité.

« Ce n'est pas une demande venue d'en haut, mais d'en bas. Les com­plaintes sont une forme d'expression d'une vox popu­li », pré­cise l'historien, qui inter­prète ces textes lors de confé­rences et de concerts. Les bonnes gens qui écoutent avec effroi les chan­teurs de me racon­ter le sor­dide se montrent ain­si lar­ge­ment favo­rables à la peine de mort. Au tra­vers des canards san­glants, on peut d'ailleurs prendre le pouls de l'époque : un fort anti­sé­mi­tisme au moment de l'affaire Dreyfus, une miso­gy­nie crasse pen­dant le pro­cès de Landru, sur­nom­mé « l'inventeur du divorce express » pour avoir exé­cuté douze femmes. « Il n'y avait aucun contrôle ni cen­sure », com­plète Maxou. La gra­vi­té des crimes change éga­le­ment au fil du temps. Si l'infanticide reste long­temps la pire conju­ra­tion, au XIXe et au XXe siècle, le par­ri­cide prend sa place en haut du classement.

Comme beau­coup d'autres pra­tiques, celle de clai­ron­ner l'horreur sur la place publique voit son inté­rêt dimi­nuer à mesure que la tech­no­lo­gie avance. L'arrivée des images dans la presse dans l'entre-deux-guerres impose aux com­plaintes de se réin­ven­ter : on les fait plus courtes et agré­men­tées de refrains pour se démar­quer face à la concur­rence. Jusqu'à ce que la radio s'invite dans les foyers et la rende défi­ni­ti­ve­ment désuète. Reste la pas­sion du fait divers, tou­jours aus­si tenace. Jean-​François Heintzen nuance : « Aujourd'hui, on reçoit les faits divers indi­vi­duel­le­ment, seul devant sa télé, alors que les com­plaintes étaient reçues col­lec­ti­ve­ment. » Avis aux chan­son­niers qui vou­draient se lancer.

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