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© Grace Ly

Poulet yas­sa, soupe Phnom Penh, pâtes à la mer­guez : dis moi quel plat tu fais je te dirai qui tu es

Mettre des mets sur des mots. C'est ce que font ces cuisinières amatrices en cuisinant des recettes transmises par leur famille, qui leur ont permis d'en apprendre plus sur leurs racines. Aujourd'hui, elles font vivre leurs souvenirs à travers les odeurs du poulet yassa, de la tarte flambée ou des pâtes à la merguez.

Il existe parfois des histoires qui ne se transmettent pas par la parole au sein des familles. Soit parce qu'elles sont difficiles à raconter, renvoient à des événements traumatiques. Soit parce que tout simplement les mots ne suffisent pas pour les appréhender dans leur entièreté. Alors la cuisine intervient. Et par un ingrédient, une saveur, un plat, les langues se délient, et chacun·e en apprend plus sur ses racines. Dans cet article, Causette donne la parole à des personnalités (la chanteuse Aurélie Saada et la journaliste Grace Ly) et à des anonymes, pour comprendre l'importance de la cuisine dans leur vie, son rôle de transmission et comment elle réussit à faire vivre les souvenirs. Chacune nous livre un plat emblématique de sa famille.

Aurélia Saada, chanteuse - Les pâtes à la merguez
PATES AUX MERGUEZ 392
© Zoé & Blaise

"L'amour de la cuisine est omniprésent chez moi : tout le monde cuisine, les jeunes, les vieux, ceux qui savent ou non... Au-delà du fait de manger, la pièce de la cuisine est très importante. Il s'agit d'un lieu de vie où l'on se retrouve, où l'on discute, se dispute. Les grands moments de la vie s'y déroulent. Dans ma famille, beaucoup de choses passent par la cuisine. On est pudiques, c'est comme ça que l'on se dit qu’on s’aime ou qu’on se manque. Je suis issue d’une famille juive tunisienne mais qui n'est pas forcément très religieuse. Alors on va cuisiner des plats traditionnels mais à notre façon. Notre tradition, c'est de ne pas totalement respecter les traditions. Elles se réécrivent. Du coup, on est très aventureux. Quand ma famille a connu l'antisémitisme en Tunisie, dans les années 50, elle est venue s'installer en France, qui a une place particulière pour elle. Mon grand-père s'est mis à cuisiner au beurre ou avec de la crème pour montrer son amour pour ce pays. En cuisine, tout se mélange et se transmet. Il n'existe pas, à mon sens, de notion d’appropriation culturelle. Cette pratique appartient à tout le monde et à personne.

Je n'ai été pour la première fois en Tunisie que très récemment. Alors le souvenir du pays m'a été transmis par la cuisine de mes parents et de ma grand-mère, à travers des parfums, comme ceux du cumin et de la fleur d'oranger, et des plats, comme des couscous, des ragoûts, des poissons... Il y a aussi une certaine influence italienne. Mes grands-parents n'avaient pas beaucoup de moyens, mais ils faisaient toujours des grands repas, avec une table abondante : on trouvait du harissa, du thon, de la viande, de la semoule, plein de sauces... C'était modeste et généreux, très joyeux. Je trouve cela précieux d'avoir été élevée dans ce cadre. Aujourd'hui je n'ai pas peur d'inviter plein de gens en même temps. J'adore ça les tables extensibles.

Beaucoup de plats évoquent mes racines, mais il y en a un que j’adore. Un véritable plat du dimanche soir, des fonds de placard, issu du métissage, que mon grand-père et mon père faisaient, que je réalise à mon tour. Il réjouit tout le monde : les pâtes à la merguez, que l'on appelle aussi les pâtes à la sauce. Ce sont des spaghettis à la sauce tomate et aux merguez. Mais on remplace le parmesan par de la chapelure, car dans la tradition juive, on ne mélange pas le lait et la viande. C'est tout bête, de l'oignon, du concentré de tomate, des merguez, mais pour moi ce plat possède un goût très particulier. En Tunisie on le mange partout."

Aurélie Saada vient de publier un livre de recettes Cuisiner le soleil, chez Hachette Pratique. Elle sera aussi en concert au Casino de Paris le 18 décembre prochain.

Grace Ly, écrivaine et militante - La soupe Phnom Penh 
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© Grace Ly

"Je suis née dans une famille d'origine chinoise et cambodgienne. Dans mon enfance, il existait des codes très différents à la maison et en dehors. Je vivais avec ma grand-mère qui ne me disait jamais "Je t'aime", mais me demandait : "Est-ce que tu as faim ?" La cuisine est donc un point d’entrée pour moi vers mon héritage familial. Mes parents sont arrivés du Cambodge à Grenoble dans les années 70. Ils ont connu une rupture très forte avec leur vie d’avant. J’ai grandi parmi les survivants d’un génocide et entourée de fantômes. J'ai eu une enfance joyeuse mais amputée de cette mémoire familiale. Car la langue se heurtait à des choses qu'on avait du mal à exprimer. Mais on mettait nos tripes dans nos plats. J’ai compris plus tard que cette façon de prendre soin des autres, de cuisiner au lieu d'exprimer nos émotions, faisait partie des codes de notre famille. La cuisine permettait de parler des absents, de leur culture, de leurs souvenirs, de leurs déceptions et de leurs espoirs. Il n’était pas possible pour moi d'aller au Cambodge et de connaître la vie d'avant de ma famille. Mais en goûtant des plats de leur enfance, j'étais transportée vers d'autres saveurs.

Ce lien familial par la cuisine a parfois été mis à mal en France. Beaucoup de stéréotypes négatifs étaient associés à la cuisine asiatique. Plus jeune, on me disait que l'on mangeait des choses étranges, de la viande de chien... Je ressentais cette négativité. C'était douloureux de me dire que ce que je vivais dans mon cocon familial pouvait être stigmatisant à l'extérieur. Mais la nourriture réussissait à me réconcilier avec mes origines, à chasser ce que j'entendais dans la société. La cuisine est véritablement un refuge, j'y trouve le bonheur et l'amour de ma famille. J'ai d'ailleurs lancé en 2011 un blog culinaire, La petite banane, pour lutter contre les stéréotypes et les discriminations que subissaient des restaurateurs.

Quand j'étais jeune, j'aidais en cuisine. On prend toujours un peu le rôle de commis quand on est enfant, surtout lorsqu'on est une petite fille. Au début, je faisais des choses simples, comme équeuter les haricots mungo. Puis j'ai été promue et autorisée à faire le riz. C'est un aliment de base très important dans un repas. J'ai le souvenir très vif de ces temps de partage dans la cuisine, ces moments de bonheur. Ça a marqué ma personne adulte. J'aime prendre soin des autres en cuisinant. J'ai trois enfants et je les éduque par les sens et le goût. J'y tiens beaucoup. Il est important que les repas soient des moments de plaisir, où tout le monde se met à la tâche aussi.

Le plat qui me connecte le plus à mon histoire familiale est la soupe Phnom Penh. Car ma mère en mangeait, le matin, au Cambodge, avant d'aller à l'école. C'est un plat terre-mer qui consiste en des pâtes de riz fines, cuites à la minute, et un bouillon qui a cuit plusieurs heures, où il y a à la fois de la viande et des crevettes. Quand je suis allée au Cambodge pour la première fois, la première chose que j’ai faite, c'est d'en commander. C'est un plat que toutes les familles connaissent."

Grace Ly vient de publier un livre pour enfants Est-ce que tu as faim ?, aux éditions On compte pas pour du beurre, inspiré de son histoire.

Maria - Le poulet yassa et le tajine citron confit olive
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© Capture écran pccmarkets.com

"La cuisine est une pratique fondamentale et structurante pour moi. Au point que j’envisage d’en faire mon métier. J'adore cuisiner, car cela permet d’être créative, de partager des émotions, de fédérer... À travers chaque plat ou préparation, il existe toujours des histoires à raconter. J'ai hérité d'un important métissage : ma mère est Marocaine et mon père Antillais, Sénégalais et a des origines anglaises et françaises. Dans toutes ces cultures, la cuisine est génératrice de partage, avec des grands plats, des préparations communes. Mon père et ma mère étaient beaucoup derrière les fourneaux. J'ai grandi en les regardant faire. Je les ai aidés très jeune, comme pour réaliser des pastels, des petits beignets fourrés, pour l'apéro. Les deux sont arrivés tôt en France pour leur études. Ils ont eu besoin de se créer un environnement familier et ont appris à confectionner des plats de chez eux, voire à twister des plats français en ajoutant une épice ou un ingrédient.

Quand j'ai pris mon indépendance, j'ai moi aussi essayé de refaire ce que je mangeais avec eux. D'ailleurs, on m'a offert un rice-cooker, un appareil qui permet de faire cuire le riz, comme premier achat pour mon appartement ! Cela peut paraître étrange, mais témoigne de l'importance de la cuisine pour nous. Par contre, je n'ai pas vraiment de recettes de leur part, tout était plutôt dicté à l'oral. Il faut beaucoup tester, refaire, et à la fin on arrive à une recette qui ne ressemblera pas à l'originale, mais ce n'est pas grave. La seule personne qui avait un carnet de recettes était ma grand-mère paternelle. Il faisait partie des objets les plus importants que je voulais garder d'elle mais je l'ai perdu. Elle faisait des accras de morue dont je n'ai jamais retrouvé le goût.

Il est très difficile de choisir un seul plat emblématique de mes origines. Du côté de ma mère, je dirais tout de même le tajine citron confit et olive, que je surnomme 'poulet jaune', car il s'agit vraiment de ma madeleine de Proust. Du côté de mon père, je crois que le poulet yassa est ce qui me fait le plus penser à lui. C'est un plat avec des oignons confits, une sauce très citronnée, mais surtout du nokoss, une pâte faite à base de piment, d'ail, de poivre noir et de bouillon en cube, que l'on glisse sous le poulet. On met du nokoss partout, cela permet de relever le goût. Pour moi, ces plats possèdent une valeur réconfortante. La cuisine est la chose qui m'a le plus poussée à m’intéresser à mes origines. Je n’ai pas été élevée dans une autre culture que la France, mais mon patrimoine culinaire me rapproche de mes racines. Sans la cuisine, je suis pas sûre que j’aurais autant cultivé ce lien."

Marie - La tarte flambée
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© Marie Zinck

"La cuisine me ramène forcément à mon histoire familiale. Originaire d'Alsace, je réalise pas mal de plats alsaciens enseignés par mon grand-père ou ma mère et que je mange depuis toute petite. Ma mère est la personne à qui je dois l'amour de faire la cuisine. C'est elle, dans ma famille, qui a toujours cuisiné, que ce soit salé ou sucré. Mon grand-père paternel, lui, m'a transmis l'amour de la gastronomie, de la gourmandise, une passion pour la nourriture alsacienne, tout simplement. Il est mort quand j'étais encore petite, mais je me rappelle que c'était le bon vivant alsacien par excellence. Il était dans la démesure par rapport à la nourriture et n'avait aucune limite. Les repas constituaient toujours des festins. Quand j'allais le voir le week-end, pour le goûter, il me préparait toujours une soupe de petits pois au lard grillé. Pour moi c'était l'extase. Alors qu'un autre enfant, habitué au sucre pour 16h, refuserait ce plat. Surtout qu'il n'est pas très sexy... Ma grand-mère maternelle a également participé à mon attachement pour la cuisine alsacienne. Tous les mercredis, pour le déjeuner, elle réalisait des knepfles, des sortes de quenelles à base de farine, d'oeuf et d'eau, que l'on dégustait avec de la compote de pommes maison. Pour moi, il s'agissait d'un repas incroyable car je n'en mangeais que chez elle. Quand elle est morte, ma mère a commencé à le reproduire car je le lui demandais et aujourd'hui je le fais à mon tour.

Petite, je n'aidais pas à cuisiner, ça ne m'intéressait pas tant que ça. Mais j'aimais beaucoup observer ma mère, car elle était vraiment douée. J'ai le souvenir d'une odeur en particulier : lorsqu'elle mettait dans une casserole une bonne dose de beurre et qu'elle faisait revenir des échalotes. Elle m'a suivie toute mon enfance. Je montais sur un petit tabouret juste pour renifler cette odeur parce que pour moi c'était la meilleure odeur au monde. Ma mère le savait et elle m'appelait toujours pour que je puisse la sentir et touiller les échalotes dans le beurre. Aujourd'hui, quand je refais des recettes que ma mère m'a enseignées, ou du moins qu'elle réalisait devant moi, j'essaie de lui demander quels étaient les ingrédients qu'elle utilisait et quelques conseils. Notamment pour sa tarte au fromage, qui était vraiment son dessert signature. J'arrive à la reproduire à l'identique, ce qui constitue une fierté pour moi. Cuisiner est vraiment une pratique qui me connecte à mes racines. C'est désormais mon hobby, l'activité qui me permet de lâcher-prise. Maintenant que je suis maman, j'aimerais pouvoir à mon tour transmettre le plaisir de cuisine à ma fille, Zoé. On la porte et on lui montre comment je touille, ce que je mets dans sa purée, ce que je fais revenir à la poêle... J'ai espoir que ce soit des choses qui vont lui donner envie de continuer à regarder ce que je fais et puis surtout de participer le jour où elle aura l'âge. Comme pour moi avec ma mère.

Parmi tous les plats alsaciens, il y en a un qui se trouve vraiment être mon préféré : la tarte flambée. Il est emblématique pour moi, car, jusqu'à mes 12 ans, avant que mes parents ne divorcent, on allait tous les vendredis soirs déguster une tarte flambée, ma mère, mon père et moi. Il s'agissait d'une tradition à laquelle on n'échappait pas. Aujourd'hui, je pourrais en manger tous les jours. On a investi avec mon compagnon dans une plaque en terre cuite qui va au four et qui permet d'avoir le rendu d'une tarte flambée comme si elle était cuite au feu de bois à plus de 400 degrés. Mais je rêve d'avoir un jour un four à tarte flambée traditionnel."

Anna - Les citrons confits
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© Anna Cuxac

"Pendant longtemps, la cuisine n'a pas été un sujet pour moi. Quand j'étais adolescente, ma mère a essayé de me transmettre ses recettes mais je n'étais pas à l'écoute. J'étais plutôt spectatrice. Elle prenait soin de moi en faisant de bons plats. Lorsque j'ai grandi, j'ai commencé à m'y intéresser et à prendre plaisir. Pour ma mère, la cuisine était vraiment synonyme de partage et de convivialité. La cuisine provençale constituait son domaine d'expertise, car ma grand-mère maternelle était originaire de Marseille. Elle réalisait également des mets italiens, comme mon grand-père était Italien, dans un esprit de retour aux origines. Il s'agissait de plats plus ou moins simples, issus d'une cuisine bon marché, car ma mère venait d'un milieu populaire.

Depuis le décès de mes parents, il existe mille manières de faire vivre leur souvenir, mais la cuisine est très clairement le meilleur moyen. Quand je me mets aux fourneaux, je pense à ma mère, je la revois dans sa cuisine. Elle avait un souci du bien manger, du local, de saison et bio. Cuisiner ses recettes me connecte à mes racines, à un territoire, rien que dans le choix des ingrédients. Certaines herbes ne se trouvent pas facilement en dehors du Sud, comme la sarriette, par exemple. Ou la farine de pois chiche. Souvent, j'en remonte de ma ville d'origine, Toulon.

Le citron confit est la recette qui me rappelle le plus mes origines. C'est très méditerranéen. Au Maghreb, ils les font confire dans de la saumure et du sel. Nous on fait ça à l'huile d'olive. Cela permet d'avoir des citrons toute l'année. Il s'agit d'un ingrédient de base qui va rendre exceptionnel n'importe quel plat, comme une pintade ou un poisson passé au four. Tous mes amis trouvent qu'ils apportent un goût particulier. J'aime aussi beaucoup voir ces pots remplis de rondelles de citrons, je les trouve très beaux. Après la mort de ma mère, il nous restait des bocaux de ses citrons confits. On a récemment ouvert le dernier d'entre eux et on le savoure petit à petit. Je trouve cela assez fou que ce soit un produit que l'on peut manger pendant des années. D'ailleurs, plus il a reposé, meilleur il est. J'ai essayé d'en refaire mais les citrons n'ont pas le même goût que ceux de ma mère. Je ne sais pas si c'est parce qu'elle utilisait une bonne bouteille d'huile, parce qu'il s'agissait des agrumes de son jardin ou parce qu'elle avait un certain tour de main. Mais c'est quelque chose de magique. On cherche un peu toujours à réitérer le goût des choses qui nous ont été transmises, mais c'est impossible de le faire avec exactitude. Car c'est aussi de l'ordre du souvenir, de l'émotion du moment... On tente, quand même, pour toucher du doigt un moment d'amour."

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