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Ginette Kolinka lors de la conférence sur le devoir de mémoire du 15 novembre 2023 organisée par l'association Meridio. © Association Meridio

Antisémitisme : Ginette Kolinka, l’une des der­nières sur­vi­vantes de la Shoah, à la ren­contre de 350 étudiant·es à Paris

Alors que l’on compte plus de 1 500 actes anti­sé­mites en France depuis le 7 octobre, l’une des der­nières sur­vi­vantes de la Shoah, Ginette Kolinka, 98 ans, a plon­gé 350 étudiant·es parisien·nes dans son his­toire, à l’occasion d’une confé­rence sur le devoir de mémoire orga­ni­sée par l’association Meridio, mer­cre­di 15 novembre. Reportage. 

D’emblée, Ginette Kolinka est caté­go­rique : elle n’est pas une héroïne. Difficile à croire tout de même quand on connaît le com­bat qu’elle mène depuis plus de vingt-​cinq ans. Celle qui a côtoyé Simone Veil à Birkenau sillonne inlas­sa­ble­ment les éta­blis­se­ments sco­laires fran­çais pour trans­mettre la mémoire de la Shoah aux nou­velles géné­ra­tions. Il n’y a qu’à entendre l’accueil qui lui est réser­vé, ce mer­cre­di matin dans l’amphithéâtre de l’Université Paris-​Cité, pour mesu­rer l’importance et l’impact de son engagement.

À 98 ans, Ginette Kolinka, née Cherkasky, est invi­tée à témoi­gner devant 350 étudiant·es de la facul­té, dans le cadre d’une confé­rence sur le devoir de mémoire orga­ni­sée par l’association poli­tique étu­diante apar­ti­sane Meridio. Alors que le minis­tère de l’Intérieur a annon­cé mar­di avoir recen­sé plus de 1 500 actes et pro­pos anti­sé­mites en France depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas le 7 octobre der­nier, on se dit en la voyant s’installer der­rière le bureau que le devoir de mémoire de cette ancienne dépor­tée et res­ca­pée de la Shoah prend là un sens tout particulier. 

Visualiser l’horreur 

Au début de chaque inter­ven­tion, avant de plon­ger et d’entraîner son audi­toire dans son his­toire, Ginette Kolinka a le même réflexe : dégai­ner plu­sieurs vieilles pho­tos en noir et blanc for­mat A4. Elle pré­sente d’abord une prise de vue de la devise en fer for­gé Arbeit macht frei (“le tra­vail rend libre”), à l’entrée du camp de concen­tra­tion et d’extermination d’Auschwitz. Elle a été dépor­tée à quelques kilo­mètres de là, à 19 ans, au camp de Birkenau le 12 avril 1944 avec son père, son frère et son neveu. “Aujourd’hui, ça ne res­semble plus au Birkenau des dépor­tés, ça ne res­semble plus au Birkenau que j’ai connu”, dit-​elle à l’assemblée. Ginette Kolinka sort ensuite deux por­traits jau­nis, l’un de son père, Léon, et l’un de Gilbert, son petit frère. Ils ne revien­dront pas.

Elle finit par sor­tir, enfin, son propre por­trait, en riant dou­ce­ment. Dessus, une ado­les­cente aux che­veux noirs. “Vous allez voir la dif­fé­rence avec main­te­nant, ça va vous foutre le cafard !” Les étudiant·es laissent échap­per de petits rires. Elle inter­pelle ensuite une jeune fille au pre­mier rang : “Est-​ce que vous trou­vez que j’ai l’air nor­male sur la pho­to ?” L’interrogée acquiesce timi­de­ment. “Pour Hitler, j’étais anor­male, j’étais une ver­mine”, tranche Ginette Kolinka d’une voix gla­çante. En quelques minutes, le ton est donné. 

Ne vous fiez pas à son air mutin, sa petite taille, ses rides creu­sées et ses che­veux courts et gris, la vieille dame n’a rien d’une mamie gâteau. Avec son éner­gie, son verbe haut, son humour acé­ré et son franc-​parler, Ginette Kolinka n’est pas là pour édul­co­rer la réa­li­té de la dépor­ta­tion. Il paraît même que lorsqu’elle se rend dans des classes, elle dit : “Levez la main ceux qui ont moins de 15 ans.” Les concerné·es s’exécutent avant de s’entendre dire : “Vous êtes tous morts.” Pas meilleure manière de visua­li­ser la sélec­tion impi­toyable qui s’opérait à l’arrivée des déporté·es dans les camps d’extermination.

“On nous a reti­ré notre huma­ni­té

À l’image de cette anec­dote, avec elle, rien n’est pas­sé sous silence. Elle se sou­vient des lieux et des dates avec exac­ti­tude. Après son retour des camps, en mai 1945, elle a pour­tant mis de côté cette période dou­lou­reuse pen­dant plus de cin­quante ans, par peur “d’ennuyer les gens”. Il a fal­lu que Steven Spielberg insiste pour qu’elle témoigne pour la pre­mière fois en 1997 pour sa fon­da­tion mémo­rielle. À sa grande sur­prise, les sou­ve­nirs enfouis rejaillissent. Depuis, elle raconte tout ce dont elle se sou­vient. “Je pré­fère ne témoi­gner que ce dont je suis cer­taine”, explique Ginette Kolinka à son auditoire. 

Elle raconte l’air fétide et irres­pi­rable qui régnait dans le wagon – convoi n° 71 – la menant à Birkenau en avril 1944. Elle raconte l’arrivée au camp, la sélec­tion et le moment où elle se retrouve com­plè­te­ment nue. “À ce moment-​là, je suis pétri­fiée, j’ai les yeux rivés sur mes doigts de pied, confie-​t-​elle. Être nue alors que je n’accepte pas mon propre corps et devant des femmes que je ne connais pas, j’en suis malade de honte, je ne savais pas que nous n’avions pas toutes la même poi­trine. C’est à ce moment-​là que la haine est née en moi. Puis on nous a tatoué un numé­ro, on nous a rasé, on nous a reti­ré notre humanité.”

Ginette Kolinka montre aux étudiant·es le numé­ro gra­vé sur son avant-​bras gauche : 78599. “Un beau numé­ro, en rigole la res­ca­pée. Bien fait, avec des chiffres bien égaux et ali­gnés, il est très bien tatoué.” L’auditoire est sus­pen­du à son récit presque autant par­se­mé de petites plai­san­te­ries que d’atrocités. Elle raconte l’humiliation, la bru­ta­li­té des nazis, la mai­greur sque­let­tique des femmes, la fumée qui ne ces­se­ra jamais de sor­tir des che­mi­nées et les sélec­tions, chaque jour, lors des­quelles elle voit par­tir des cama­rades qu’elle ne ver­ra jamais reve­nir. Alors qu’elle fête­ra ses 99 ans en février pro­chain, elle ne sait tou­jours pas expli­quer ce qui l’a sau­vée et l’a main­te­nue en vie pen­dant un an. “On ne sau­ra jamais”, souffle-t-elle.

Reprendre le flambeau

Lorsqu’elle est reve­nue des camps de la mort, Ginette Kolinka pesait 26 kilos pour 1,59 m. Elle fait pas­ser dans les rangs une pho­to de corps nus déchar­nés. Ce sont des corps de survivant·es. “Quand je pense que j’ai été dans cet état. Heureusement, pen­dant un an, je ne me suis jamais vue dans une glace. Je me trou­vais tou­jours grosse”, peut-​on lire au crayon à papier juste à côté de la pho­to­gra­phie. Elle a ensuite repris sa vie en enfouis­sant la souf­france de la dépor­ta­tion loin dans sa mémoire. Alors que devant les étudiant·es elle s’apprête à y plon­ger de nou­veau, elle se redresse : “Il faut que j’arrête, là je suis dans mes sou­ve­nirs.” Il est de toute façon l’heure de pas­ser aux ques­tions des étudiant·es. Et elles sont nom­breuses à voir les mains qui se lèvent. Ce sont fina­le­ment sur­tout une cas­cade de remer­cie­ments. “Face à la recru­des­cence anti­sé­mite, mer­ci de nous per­mettre de com­prendre l’horreur même si on ne peut pas l’imaginer”, lance une jeune fille sous des applau­dis­se­ments. “Bon on va arrê­ter de se remer­cier”, lui répond Ginette Kolinka en riant.

L’actualité sourde de ces der­nières semaines a tout de même fait irrup­tion à la confé­rence. “Il y a eu plus de 1 500 actes anti­sé­mites en France en un mois, est-​ce que vous pen­sez que votre vécu suf­fit pour lut­ter contre l’antisémitisme ? Et que peut-​on faire, nous ?” demande une jeune fille assise en haut de l’amphithéâtre. “De l’antisémitisme, il y en a tou­jours eu et je n’ai pas spé­cia­le­ment l’impression qu’il y a une recru­des­cence. Les mots sale juif ou juive’, je les ai déjà enten­dus lorsque j’étais petite, avant la guerre”, répond sim­ple­ment Ginette. En ce qui concerne la lutte contre l’antisémitisme, la sur­vi­vante est tou­jours caté­go­rique : “Il faut conti­nuer à par­ler de la Shoah !” “On vit une époque très vio­lente, reprend celle qui se défi­nit comme juive mais athée. N’écoutons pas les extré­mistes d’où qu’ils viennent et arrê­tons de nous détes­ter. Avant de pen­ser à la reli­gion, pen­sons aux êtres humains.”

La confé­rence se ter­mine sur des applau­dis­se­ments sou­te­nus. C’est au tour de Ginette Kolinka de remer­cier son assis­tance et de lui don­ner une ultime recom­man­da­tion : “Tous les sur­vi­vants et tous les morts, on vous demande une seule chose : être des pas­seurs de mémoire.” “On sera là pour reprendre le flam­beau”, lui assure une étu­diante. Pour la sur­vi­vante, il est désor­mais l’heure de filer. Elle doit inter­ve­nir dans un lycée l’après-midi. Preuve qu’à 98 ans, elle a encore tant à nous dire. Et c’est d’ailleurs aujourd’hui l’un·e des dernier·ères à pou­voir le faire. 

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