Anna Roy & Baptiste Beaulieu : ils se battent pour mieux soigner

Elle est sage-​femme, il est méde­cin géné­ra­liste. Chacun·e à leur manière, Anna Roy et Baptiste Beaulieu par­tagent le même com­bat : retrou­ver une méde­cine plus humaine, tant pour les patient·es que pour les soignant·es. Crise de la san­té, rela­tion de soin, mal­trai­tance médi­cale… Pour Causette, elle et il reviennent sur les rai­sons de la colère et sur ce qui les fait tenir.

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© JÉRÔME BONNET

Révélée au public par ses inter­ven­tions dans l’émission La Maison des mater­nelles, sur France 5, par ses livres sur la san­té péri­na­tale ou par son pod­cast Sage-​Meuf,
Anna Roy a fini par quit­ter l’hôpital public, car elle jugeait ne plus pou­voir accom­pa­gner ses patientes cor­rec­te­ment. C’était le sens de son hash­tag #JeSuisMaltraitante, lan­cé en novembre 2020, pour mettre en lumière le manque de moyens des sages-​femmes et le malaise de l’hôpital public. De son côté, le méde­cin Baptiste Beaulieu alerte depuis des années, sur les réseaux sociaux ou dans ses chro­niques sur France Inter, sur cette dif­fi­cul­té crois­sante à bien soi­gner. Entretien croisé.

Causette : Pourquoi êtes-​vous devenu·es soignant·es ? Qu’est-ce qui vous animait ?

Anna Roy : J’aimais bien l’idée d’être au croi­se­ment de la science et du côté méta­phy­sique des choses. Donc, je vou­lais deve­nir soit astro­naute, soit sage­femme. Je vou­lais vrai­ment être avec les gens qui mou­raient ou qui nais­saient. Et j’avais envie d’aider les autres, évi­dem­ment. J’ai tou­jours été un saint-bernard. 

Baptiste Beaulieu : J’avais envie d’un métier où je rentre le soir en me disant que j’ai aidé des gens, tout bête­ment. Et puis, l’être humain, quand il est malade, il a tôt fait de deve­nir méchant – et c’est nor­mal, parce qu’il souffre. Quelque part, soi­gner des gens, c’est aus­si une façon de faire bais­ser un peu le ther­mo­mètre de la méchan­ce­té glo­bale du monde.

Anna, il y a quelque temps, vous disiez que, dans une salle d’accouchement, vous vous sen­tiez « à [votre] place sur terre ». Pourtant, fin 2021, vous avez fini par quit­ter l’hôpital. Qu’est-ce qui vous a déci­dée à rac­cro­cher votre blouse ?

A. R. : Je ne sup­por­tais plus les condi­tions de tra­vail. Parce que vous ne pou­vez pas faire cor­rec­te­ment votre bou­lot. Très concrè­te­ment, en salle d’accouchement, on est une sage-​femme pour quatre patientes, qui sont en état de grande urgence car elles accouchent toutes. Alors il faut prio­ri­ser. Mais en réa­li­té, prio­ri­ser dans ces moments-​là de l’existence, c’est inac­cep­table. Moi, j’ai lais­sé des femmes accou­cher sans péri­du­rale, qui se sont retrou­vées en état de dis­so­cia­tion parce qu’elles souf­fraient et n’étaient pas accom­pa­gnées. Parfois, on leur dit « j’arrive, je viens vous don­ner votre anti­dou­leur », et vous reve­nez trois heures après. C’est ça l’hôpital, main­te­nant. En post-​partum, là où il y a les mères et les nou­veau nés, j’étais seule pour vingt-​neuf patientes. Donc je ne pou­vais pas les accom­pa­gner cor­rec­te­ment. À un moment, j’étais dans un état de contra­dic­tion morale que je ne sup­por­tais plus. Pour ma san­té men­tale, je suis par­tie, pour exer­cer comme sage-​femme libé­rale. Mais fina­le­ment, je vais reve­nir à l’hôpital.

Pourquoi ?

A. R. : Parce que j’ai besoin de ça. Je suis addict à la salle d’accouchement. C’est vrai­ment un endroit par­ti­cu­lier, hors du temps et de l’espace. En fait, j’ai une rela­tion avec la salle d’accouchement qui est celle d’une rela­tion amou­reuse toxique. Ça me fait du mal et, en même temps, je suis dépendante.

« À l’hôpital, on est mal­trai­tants. Et c’est pour ça que les soi­gnants fuient. Ce n’est pas pour des ques­tions de salaire »

Anna Roy, sage-femme

Depuis vos débuts à l’hôpital, il y a onze ans, vous avez vu les condi­tions se dégrader…

A. R. : Oui, vrai­ment. C’est très spec­ta­cu­laire. Et pour­tant, je suis très opti­miste de nature. Mais ça va de plus en plus mal. On a tou­jours moins de per­son­nel. Typiquement, dans mon hôpi­tal, on aug­men­tait sans cesse le nombre d’accouchements, mais on n’augmentait pas le nombre de per­son­nels, on le rédui­sait. Toutes les fonc­tions sup­ports, les bran­car­diers, les agents de ser­vice, les aides-​soignantes, tous ces gens qui sont le cœur bat­tant de l’hôpital, on nous les enlève. Il ne reste plus que des sages-​femmes, des méde­cins et des infir­mières. Mais à nous seuls, on ne peut pas y arri­ver. En fait, on est gérés par des admi­nis­tra­tifs, des ges­tion­naires qui sortent de grandes écoles, qui ne savent pas ce qu’est le soin. Ils n’ont jamais tenu la main d’un patient, et ils nous disent à nous com­ment faire notre métier. Ça rend fou. J’en pleu­rais de rage !

Et vous, Baptiste, vous n’avez jamais eu envie de tra­vailler à l’hôpital ?

B. B. : J’ai com­men­cé à l’hôpital, comme tous les internes, et je l’ai fui dès que j’ai pu. Je me sou­viens notam­ment d’une patiente, assez âgée, qui était arri­vée pour un acci­dent vas­cu­laire céré­bral. À ce moment-​là, nous, on est fati­gués, on n’a pas eu le temps de man­ger, on voit plein de patients. On est dans sa chambre et on vient nous inter­rompre pen­dant notre inter­ro­ga­toire pour nous dire que le gyné­co qu’on a deman­dé il y a trois heures est arri­vé pour une autre patiente. Je me rap­pelle avoir dit devant la patiente : « Attends, j’arrive, je finis avec l’AVC. » Et la vieille dame me dit : « Mais, c’est moi l’AVC ? » Non, bien sûr que vous n’êtes pas votre patho­lo­gie. Mais des exemples comme ça, il y en a plein d’autres. Quand on bataille trois ou quatre heures pour avoir une place dans les ser­vices à l’étage parce qu’on a une patiente de 86 ans sur un bran­card depuis six heures, ce n’est pas humain. Et fina­le­ment, on nous appelle en nous disant : « Quelqu’un est mort dans le ser­vice, on a une place qui s’est libé­rée. » Ce jour-​là, je me sou­viens avoir répon­du : « Super ! » Parce que j’étais content pour ma patiente. Mais en fait, quelqu’un était mort. Et tout ce qu’on trouve à dire, c’est « super ». Ce n’est pas pour ça qu’on devient soignant.

A. R. : C’était le sens de mon JeSuisMaltraitante. Je le pense vrai­ment : à l’hôpital, on est mal­trai­tants. Et c’est pour ça que les soi­gnants fuient. Ce n’est pas pour des ques­tions de salaire – même s’il fau­drait qu’on soit mieux payés –, ni pour des ques­tions d’horaires ou parce qu’on ne veut pas tra­vailler la nuit. C’est parce qu’on nous demande de prendre soin des gens, et qu’on se retrouve à faire l’inverse.

Comment est-​ce que vos consœurs et confrères ont réagi quand vous avez lan­cé le hash­tag #JeSuisMaltraitante ?

A. R. : Au début, la plu­part l’ont mal pris. Ils ne com­pre­naient pas : « Anna, pour­quoi tu vas dire ça, alors qu’on donne notre vie pour notre métier ? », « Tu nous des­sers »… Au contraire, je crois que ça a créé un pont entre les gens et nous. Ce qui est mar­rant, c’est qu’il y a plein de pom­piers, des profs, des gens de Pôle emploi qui m’ont contac­tée pour me dire : « C’est ça. On est pris en sand­wich entre les usa­gers, les patients, et l’institution qui fait qu’on ne peut pas exer­cer notre métier correctement. »


B. B. : Il n’y a pas de juge­ment de valeur quand on dit qu’on est mal­trai­tant.
Par exemple, j’aurais bien aimé ne pas dire : « Je finis avec l’AVC. » Tu le fais à ton corps défen­dant, parce que tu es fati­gué, que tu as trop de monde à voir. Et tu finis par faire de l’abattage. Après, ça cor­res­pond aus­si à la manière dont on nous apprend à être soi­gnants. J’avais un pro­fes­seur qui nous disait, à pro­pos de l’examen cli­nique : « Il faut pal­per la viande. » C’est déjà une manière de nous apprendre à trai­ter les gens qui n’est pas cor­recte. Cette phrase, je ne l’ai jamais oubliée.

« Un jour, on nous appelle en nous disant : "Quelqu’un est mort dans le ser­vice, on a une place qui s’est libé­rée. " Je me sou­viens avoir répon­du : "Super!" »

Baptiste Beaulieu, médecin

Anna, très concrè­te­ment, qu’est-ce vous aime­riez faire dif­fé­rem­ment et que le sys­tème hos­pi­ta­lier actuel ne vous per­met pas ?

A. R. : Pouvoir prendre le temps néces­saire, tout sim­ple­ment. Il faut nous lais­ser le temps de faire notre métier. Parce qu’à la fois, on peut par­fois répa­rer des choses, mais on peut aus­si faire beau­coup de mal. Par exemple, il y a des femmes qui arrivent et leur bébé est mort à l’intérieur. La façon dont on va leur annon­cer ça, le mot que tu vas dire ou ne pas dire, il a une réper­cus­sion sur la vie de la per­sonne. Je me sou­viens d’une patiente, sur l’une de mes der­nières gardes, je lui ai dit « oui, c’est fini ». Et je suis par­tie. Normalement, j’ai un geste, je tire le rideau, je m’assois, je pose une main sur son bras, je reste là, quoi. Ce jour-​là, je n’ai pas pu prendre ce temps. Mais c’est quelle huma­ni­té, ça ?

B. B. : Ce que dit Anna, c’est vrai­ment impor­tant. J’en par­lais récem­ment : il y a quelque temps, je suis allé chez un patient en visite. Il avait une plaie abo­mi­nable sur l’orteil. L’infirmière libé­rale est arri­vée. Elle a pris une bonne demi-​heure pour enle­ver le pan­se­ment, le mouiller – pour ne pas que ça fasse mal au moment où elle l’arrache –, pour le refaire, puis par­ler avec moi des trai­te­ments. Et cette infir­mière, elle est payée 12 euros, dépla­ce­ment inclus. Et ça, c’est sans comp­ter les charges et les impôts. Alors elle le fait, parce qu’elle aime son métier. Mais elle gagne des queues de cerises. Ce n’est pas nor­mal, sur­tout quand on pense à ce que cette infir­mière libé­rale, payée 12 euros, fait éco­no­mi­ser à la socié­té. Parce que si le pan­se­ment de ce patient n’est pas chan­gé tous les jours, si cette infir­mière ne prend pas le temps de le faire, la plaie se sur­in­fecte, ça tourne à la sep­ti­cé­mie, et ça finit à l’hôpital avec un trai­te­ment anti­bio­tique, qui peut coû­ter hor­ri­ble­ment cher. Et le coût de la jour­née d’hospitalisation, n’en par­lons pas.

Comme Anna, vous dénon­cez la mal­trai­tance ins­ti­tu­tion­nelle que subissent les per­son­nels soi­gnants. Et pour­tant, vous n’avez pas par­ti­ci­pé à la grève des méde­cins géné­ra­listes, en fin d’année. Pourquoi ?

B. B. : Déjà, parce que je vois 30 ou 35 patients par jour, et je ne me sen­tais pas de mettre une affiche sur ma porte disant : « Je suis en grève. » En gros, allez vous faire voir. Et puis le pro­blème – je ne sais pas s’il vient des médias ou des syn­di­cats de méde­cins – c’est que la reven­di­ca­tion qui venait en pre­mier, c’était : « On veut dou­bler notre salaire. » Ça, ce n’est pas audible pour les gens en cette période d’inflation. Il y avait d’autres reven­di­ca­tions qui, à mon avis, étaient plus per­ti­nentes. Moi, si je dois faire grève, c’est parce que j’en ai marre d’attendre un quart d’heure avant d’avoir un spé­cia­liste au télé­phone pour pou­voir prendre un rendez-​vous en urgence à mon patient. Ou parce que j’en ai marre de ne pas pou­voir prendre rendez-​vous chez un der­ma­to­logue pour mon patient qui doit faire exper­ti­ser un grain de beau­té rapi­de­ment. Il fau­dra attendre deux, trois mois. On crée une méde­cine à deux vitesses, où les per­sonnes qui peuvent payer les dépas­se­ments d’honoraires vont avoir rendez-​vous dans les deux semaines et celles qui n’ont pas trop d’argent, qui ont la CMU [la com­plé­men­taire san­té soli­daire, ndlr] ou l’AME [aide médi­cale de l’État], vont se retrou­ver à devoir patien­ter des mois. Mais on parle de la san­té, là. Et pour ces patients, il y a une vraie perte de chance thérapeutique.

A. R. : C’est très vrai. À l’hôpital, c’est deve­nu très clair sur les écho­gra­phies, les exa­mens com­plé­men­taires… Je trouve que ça s’accélère vraiment.

Comment expli­quer ces délais ?

B. B. : Le nombre de soi­gnants a aug­men­té, mais pas suf­fi­sam­ment par rap­port à l’augmentation glo­bale et au vieillis­se­ment de la popu­la­tion fran­çaise. Une popu­la­tion qui vieillit consomme plus de soins, et c’est nor­mal. Du coup, les spé­cia­listes, et je ne leur jette pas la pierre, sont archi débor­dés. Tu prends ren­dez vous en août et ils te voient en jan­vier. Ce n’est pas nor­mal. Et puis il y a aus­si des gens dans nos métiers qui font mar­cher la machine à billets, notam­ment avec cette his­toire de dépas­se­ments d’honoraires. Des der­ma­to­logues, par exemple, qui
vont pri­vi­lé­gier les soins esthé­tiques et com­pa­gnie, beau­coup plus rému­né­ra­teurs. Bizarrement, pour faire du laser vous avez un rendez-​vous rapidement !

« Moi, je trouve qu’il n’y a pas de bon ou de mau­vais motif pour venir aux urgences »

Anna Roy

Comment expliquez-​vous cette accé­lé­ra­tion d’une méde­cine à deux vitesses ?

B. B. : C’est typi­que­ment du désert médi­cal. Souvent, les gens s’imaginent que le désert médi­cal, c’est au fin fond de la Creuse ou de l’Ariège, mais c’est com­plè­te­ment faux. Aujourd’hui, ça touche tous les ter­ri­toires, y com­pris les grandes villes. Et il y a une autre chose qui est aus­si du désert médi­cal concret, c’est ce qu’on appelle le temps de consul­ta­tion dis­po­nible. Dans les années 1980, on pou­vait pas­ser vingt
minutes avec un patient. Mais main­te­nant, com­ment je fais quand il y a dix per­sonnes dans la salle d’attente ? Je me sens pris à la gorge, donc je vais vite et je suis obli­gé de prio­ri­ser. On a moins de temps à consa­crer à nos patients qu’à une cer­taine époque.

Quelles sont les consé­quences sur les rela­tions avec les patient·es ?

B. B. : Nous sommes sous pres­sion, et ça rejaillit sur les patients. Je le vois, il y a une agres­si­vi­té qui monte chez les gens. Parce que leurs condi­tions de vie géné­rales se dété­riorent. Et que nos cabi­nets médi­caux, qui étaient les seuls endroits où on pou­vait encore pleu­rer, se confier, ont été désanc­tua­ri­sés. Il y avait cette idée magni­fique d’avoir des hôpi­taux ouverts 24 heures sur 24, tous les jours de l’année, où on pou­vait aller si on n’allait pas bien. Maintenant, on peut tou­jours y aller,
mais on ne sera pas for­cé­ment bien accep­té, ou alors on vous dira : « Ce n’est pas impor­tant, reve­nez plus tard. » Ça dit beau­coup de choses de notre état de civi­li­sa­tion actuel.

A. R. : Et puis, qu’est-ce que ça veut dire, venir « pour rien » ? Moi, je trouve qu’il n’y a pas de bon ou de mau­vais motif pour venir aux urgences. Je me sou­viens d’une patiente qui est venue à 3 heures du matin pour une mycose, c’est-à-dire « pour rien ». Mais il se trouve que cette femme avait été agres­sée sexuel­le­ment, par son patron, et ça fai­sait un an que ça durait. En fait, cette mycose, c’est ce qui lui a per­mis de par­ler de tout ça.

Cette mal­trai­tance ins­ti­tu­tion­nelle que vivent les soignant·es est-​elle impu­table aux poli­tiques qui ont été menées ces der­nières décen­nies ? Quels sont les prin­ci­paux fac­teurs à l’œuvre ?

B. B. : Le pre­mier truc, c’est la T2A, la tari­fi­ca­tion à l’acte, qui est une aber­ra­tion [Emmanuel Macron a annon­cé en jan­vier la fin de ce fonc­tion­ne­ment, mis en
place en 2004
]. Elle a libé­ra­li­sé à fond notre approche du soin, qui est deve­nu
un mar­ché comme un autre. Donc il faut engran­ger des actes, engran­ger des
actes, engran­ger des actes. Et ça veut dire aus­si par­fois prendre des déci­sions absurdes. Par exemple, la per­sonne qui pour­rait quit­ter l’hôpital à midi, on va la gar­der une jour­née de plus parce que le pro­chain patient n’arrive que le len­de­main, et ce serait dom­mage de ne pas fac­tu­rer une journée.

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© JÉRÔME BONNET

A. R. : En obs­té­trique, en psy­chia­trie et dans plein d’autres dis­ci­plines, le non-​acte médi­cal est le gage d’une prise en charge de qua­li­té. C’est-à-dire que, si tu accom­pagnes bien quelqu’un, tu as moins besoin de pra­ti­quer des actes médi­caux. Par exemple, tu vas évi­ter d’utiliser des for­ceps, de pra­ti­quer une césa­rienne… Tu vas prendre beau­coup de temps pour ça. Et fina­le­ment, avec ce sys­tème, tu perds de l’argent. Par contre, le mec qui a fait la césa­rienne en deux-​deux, lui, il se fait le max de thunes. C’est absurde. Et c’est la porte ouverte à la mau­vaise médecine.

Vous êtes tous deux mobi­li­sés sur la ques­tion de la mal­trai­tance médi­cale, depuis plu­sieurs années. Avez-​vous l’impression que les choses changent ?

B. B. : Oui, pour une bonne rai­son : c’est que le com­bat fémi­niste infuse dans toute la socié­té, y com­pris dans les facul­tés de soi­gnants. Déjà, la pro­fes­sion médi­cale se fémi­nise. Et puis il y a eu #MeToo. Avant, on pou­vait être un étu­diant avec des valeurs fémi­nistes, huma­nistes, et on se sen­tait par­fois un petit peu seul, on n’osait pas trop la rame­ner. Mais main­te­nant, il y a des gens à l’autre bout du monde ou de la France qui portent un dis­cours qui nous rend forts, qui nous disent : « Je peux dire non, parce que je ne suis pas seul. » Ça, c’est le bon côté des réseaux sociaux. Et c’est super fort.

A. R. : La vague fémi­niste m’a chan­gée, elle m’a por­tée. Pendant mes études, les soi­gnants qui m’encadraient se moquaient sou­vent de moi, parce que je n’arrivais pas à exa­mi­ner les patients sans leur dire : « je peux ? », « je suis
déso­lée, j’ai les mains froides »
. Je me rap­pelle que quelqu’un avait écrit dans mon dos­sier « étu­diante brillante, mais fait preuve de trop de sen­si­ble­rie ». La vague fémi­niste m’a légi­mi­tée, elle m’a mon­tré que cette « sen­si­ble­rie » – qui n’en était pas – était juste. C’était le signe que j’étais humaine.

B. B. : Un truc qui m’a un peu vio­len­té ces der­niers temps, ce sont les
réac­tions qu’il y a pu y avoir quand une ministre, éga­le­ment gyné­co, a été accu­sée de viols par des patientes parce qu’elle avait pra­ti­qué des exa­mens sans consen­te­ment [Chrysoula Zacharopoulou, actuelle secré­taire d’État char­gée du Développement, de la Francophonie et des Partenariats inter­na­tio­naux]. Sur la Toile, cer­tains disaient : « Quand tu vas chez le gyné­co, tu sais bien que c’est pas pour jouer au ten­nis », etc. Mais ça me paraît impor­tant de rap­pe­ler qu’en fait, quand tu entres dans un cabi­net médi­cal, ce n’est pas un blanc-​seing que tu donnes au méde­cin pour faire abso­lu­ment tout ce qu’il a envie sur ton corps. Donc, c’est bien de deman­der avant, pen­dant, et d’expliquer pour­quoi tu le fais. Et puis sur­tout, comme dans n’importe quel rap­port au corps, si la per­sonne te dit : « stop, on arrête », eh bien stop, on arrête. Le consen­te­ment tacite et illi­mi­té, ça n’existe pas, ni en amour ni dans un cabi­net médical.

A. R. : Et puis on ne touche pas un sexe, un anus ou des seins sans deman­der l’autorisation à l’intéressé, enfin ! Il faut le dire aux étu­diants. Parce qu’en réa­li­té, il y a beau­coup de soi­gnants qui ne voient pas du tout les choses comme ça. Sur ce sujet, on est un peu à la marge.

B. B. : Beaucoup partent du prin­cipe que le corps, c’est juste un mor­ceau de viande qui n’a pas d’histoire. Mais les corps ont tou­jours une his­toire. Parfois des his­toires qui sont des bagages lourds, notam­ment quand on se rap­proche de la sphère géni­tale. Il y a une charge sym­bo­lique très forte liée à ces zones-​là. C’est impor­tant de le rappeler.

Comment peut-​on espé­rer soi­gner cette rela­tion entre soignant·es et soigné·es et, plus lar­ge­ment, com­ment sor­tir de cette crise glo­bale du soin ?

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© JÉRÔME BONNET

B. B. : Déjà, en obli­geant les diri­geants à être soi­gnés dans des hôpi­taux publics et à pas­ser par des par­cours de soins nor­maux, pour qu’ils voient ce qu’il se passe. Parce qu’il ne faut pas se leur­rer : les per­sonnes qui prennent les déci­sions, quand elles auront un pro­blème, elles iront à l’Hôpital amé­ri­cain et seront soi­gnées rapi­de­ment. Elles échappent au bor­del qu’elles créent, et que vivent main­te­nant la plu­part des Français. La deuxième chose, qui touche au pro­blème de la mal­trai­tance médi­cale, c’est qu’il faut vrai­ment faire entrer la parole des per­sonnes concer­nées dans les facul­tés de soi­gnants. Parce que dire « c’est méchant d’être méchant », ça ne mar­che­ra jamais aus­si bien que d’entendre une per­sonne racon­ter ce qu’elle vit. Quand je vais dans les facul­tés de méde­cine, sou­vent, je lis des témoi­gnages. Notamment, celui d’une patiente qui raconte que son méde­cin n’arrête pas de lui dire qu’elle a gros­si, mais que son mari est en train de mou­rir, et qu’elle a ten­dance à man­ger un peu plus, parce que c’est la seule chose qui la console en ce moment. À la fin du témoi­gnage, il y a des étu­diantes, et même par­fois des mecs, qui pleurent dans l’amphi. Je sais que, là, j’ai réus­si à chan­ger quelque chose de bien en eux. Ce qui n’aurait pas mar­ché si j’avais fait de la « mora­line ». Donc, il faut faire entrer la parole des patients et des patientes, y com­pris des per­sonnes mili­tantes, dans les amphis de méde­cine. Faire venir des per­sonnes trans, des fémi­nistes pour par­ler de notre rap­port au corps, de notre rap­port au corps fémi­nin, de l’accueil des vio­lences sexuelles. Sinon, ça reste trop abs­trait pour les étudiants.

A. R. : Et puis il faut mettre des soi­gnants à la tête des hôpi­taux. Il faut connaître le soin pour pou­voir diri­ger un hôpi­tal. Oui, il y a des réformes à faire. Mais en concer­ta­tion avec des soi­gnants ! Parce qu’on peut avoir de bonnes idées. En fait, il fau­drait un grand Grenelle, se remettre autour d’une table comme en 1958, quand il y a eu la créa­tion des CHU [centres hos­pi­ta­liers uni­ver­si­taires].

« Si la per­sonne te dit : "stop, on arrête", eh bien stop, on arrête. Le consen­te­ment tacite et illi­mi­té, ça n’existe pas, ni en amour ni dans un cabi­net médical »

Baptiste Beaulieu

Le Ségur de la san­té, orga­ni­sé en 2019 par le gou­ver­ne­ment, n’a pas suffi ?

A. R. : Depuis, les gens quittent encore plus l’hôpital, donc c’est que ça n’a pas très bien fonc­tion­né. Parce que mettre des petits pan­se­ments sur des frac­tures ouvertes, ça ne marche pas. Alors même qu’on dépense de l’argent, et par­fois beau­coup, pour ça.

Ce que vous nous dites, fina­le­ment, c’est que le pro­blème n’est pas seule­ment financier…

A. R. : Il y a effec­ti­ve­ment des moyens de ratio­na­li­ser les dépenses, de dépen­ser moins d’argent bête­ment. Mais en soi, il faut sur­tout chan­ger de para­digme. Se dire que le soin de la popu­la­tion, accueillir les gens, être là quand ils meurent ou qu’ils donnent vie, ça coûte cher. Et il faut s’en réjouir ! Le soin, ça ne peut pas être lucra­tif, et ça ne le sera jamais. Et la façon dont les popu­la­tions naissent, dis­pa­raissent et sont soi­gnées dit beau­coup de qui on est, en tant que socié­té. En France, on pou­vait être fiers de notre sys­tème de soin. Il faut que ça rede­vienne un objet de fier­té. C’est ça qui nous manque, et c’est la rai­son pour laquelle les gens quittent l’hôpital.

« Il faut faire venir des per­sonnes trans, des fémi­nistes, dans les amphis de méde­cine, pour par­ler de notre rap­port au corps féminin »

Baptiste Beaulieu

B. B. : Je n’oublie pas qu’avant le Covid, on nous gazait dans la rue quand on allait mani­fes­ter avec les infir­mières. Il y a eu cette image d’une infir­mière traî­née par un poli­cier… En fait, ce dont les gens ne se rendent pas compte, c’est qu’il faut qu’ils viennent avec nous dans la rue. C’est de leur san­té dont il s’agit. On avait l’un des meilleurs sys­tèmes de san­té au monde et là, clai­re­ment, on est en train de le perdre. Il faut qu’on se batte pour le défendre. Parce que c’est ça qui fait qu’on est une civi­li­sa­tion et pas seule­ment un agglo­mé­rat d’individus qui ne pensent qu’à eux.

Lire aus­si l Crise à l’hôpital : un syn­di­cat de gyné­co­logues craint les « fer­me­tures esti­vales inopi­nées de maternités »

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