Anna Roy & Baptiste Beaulieu : ils se battent pour mieux soigner

Elle est sage-femme, il est médecin généraliste. Chacun·e à leur manière, Anna Roy et Baptiste Beaulieu partagent le même combat : retrouver une médecine plus humaine, tant pour les patient·es que pour les soignant·es. Crise de la santé, relation de soin, maltraitance médicale… Pour Causette, elle et il reviennent sur les raisons de la colère et sur ce qui les fait tenir.

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© JÉRÔME BONNET

Révélée au public par ses interventions dans l’émission La Maison des maternelles, sur France 5, par ses livres sur la santé périnatale ou par son podcast Sage-Meuf,
Anna Roy a fini par quitter l’hôpital public, car elle jugeait ne plus pouvoir accompagner ses patientes correctement. C’était le sens de son hashtag #JeSuisMaltraitante, lancé en novembre 2020, pour mettre en lumière le manque de moyens des sages-femmes et le malaise de l’hôpital public. De son côté, le médecin Baptiste Beaulieu alerte depuis des années, sur les réseaux sociaux ou dans ses chroniques sur France Inter, sur cette difficulté croissante à bien soigner. Entretien croisé.

Causette : Pourquoi êtes-vous devenu·es soignant·es ? Qu’est-ce qui vous animait ?

Anna Roy : J’aimais bien l’idée d’être au croisement de la science et du côté métaphysique des choses. Donc, je voulais devenir soit astronaute, soit sagefemme. Je voulais vraiment être avec les gens qui mouraient ou qui naissaient. Et j’avais envie d’aider les autres, évidemment. J’ai toujours été un saint-bernard.

Baptiste Beaulieu : J’avais envie d’un métier où je rentre le soir en me disant que j’ai aidé des gens, tout bêtement. Et puis, l’être humain, quand il est malade, il a tôt fait de devenir méchant – et c’est normal, parce qu’il souffre. Quelque part, soigner des gens, c’est aussi une façon de faire baisser un peu le thermomètre de la méchanceté globale du monde.

Anna, il y a quelque temps, vous disiez que, dans une salle d’accouchement, vous vous sentiez « à [votre] place sur terre ». Pourtant, fin 2021, vous avez fini par quitter l’hôpital. Qu’est-ce qui vous a décidée à raccrocher votre blouse ?

A. R. : Je ne supportais plus les conditions de travail. Parce que vous ne pouvez pas faire correctement votre boulot. Très concrètement, en salle d’accouchement, on est une sage-femme pour quatre patientes, qui sont en état de grande urgence car elles accouchent toutes. Alors il faut prioriser. Mais en réalité, prioriser dans ces moments-là de l’existence, c’est inacceptable. Moi, j’ai laissé des femmes accoucher sans péridurale, qui se sont retrouvées en état de dissociation parce qu’elles souffraient et n’étaient pas accompagnées. Parfois, on leur dit « j’arrive, je viens vous donner votre antidouleur », et vous revenez trois heures après. C’est ça l’hôpital, maintenant. En post-partum, là où il y a les mères et les nouveau nés, j’étais seule pour vingt-neuf patientes. Donc je ne pouvais pas les accompagner correctement. À un moment, j’étais dans un état de contradiction morale que je ne supportais plus. Pour ma santé mentale, je suis partie, pour exercer comme sage-femme libérale. Mais finalement, je vais revenir à l’hôpital.

Pourquoi ?

A. R. : Parce que j’ai besoin de ça. Je suis addict à la salle d’accouchement. C’est vraiment un endroit particulier, hors du temps et de l’espace. En fait, j’ai une relation avec la salle d’accouchement qui est celle d’une relation amoureuse toxique. Ça me fait du mal et, en même temps, je suis dépendante.

« À l’hôpital, on est maltraitants. Et c’est pour ça que les soignants fuient. Ce n’est pas pour des questions de salaire »

Anna Roy, sage-femme

Depuis vos débuts à l’hôpital, il y a onze ans, vous avez vu les conditions se dégrader…

A. R. : Oui, vraiment. C’est très spectaculaire. Et pourtant, je suis très optimiste de nature. Mais ça va de plus en plus mal. On a toujours moins de personnel. Typiquement, dans mon hôpital, on augmentait sans cesse le nombre d’accouchements, mais on n’augmentait pas le nombre de personnels, on le réduisait. Toutes les fonctions supports, les brancardiers, les agents de service, les aides-soignantes, tous ces gens qui sont le cœur battant de l’hôpital, on nous les enlève. Il ne reste plus que des sages-femmes, des médecins et des infirmières. Mais à nous seuls, on ne peut pas y arriver. En fait, on est gérés par des administratifs, des gestionnaires qui sortent de grandes écoles, qui ne savent pas ce qu’est le soin. Ils n’ont jamais tenu la main d’un patient, et ils nous disent à nous comment faire notre métier. Ça rend fou. J’en pleurais de rage !

Et vous, Baptiste, vous n’avez jamais eu envie de travailler à l’hôpital ?

B. B. : J’ai commencé à l’hôpital, comme tous les internes, et je l’ai fui dès que j’ai pu. Je me souviens notamment d’une patiente, assez âgée, qui était arrivée pour un accident vasculaire cérébral. À ce moment-là, nous, on est fatigués, on n’a pas eu le temps de manger, on voit plein de patients. On est dans sa chambre et on vient nous interrompre pendant notre interrogatoire pour nous dire que le gynéco qu’on a demandé il y a trois heures est arrivé pour une autre patiente. Je me rappelle avoir dit devant la patiente : « Attends, j’arrive, je finis avec l’AVC. » Et la vieille dame me dit : « Mais, c’est moi l’AVC ? » Non, bien sûr que vous n’êtes pas votre pathologie. Mais des exemples comme ça, il y en a plein d’autres. Quand on bataille trois ou quatre heures pour avoir une place dans les services à l’étage parce qu’on a une patiente de 86 ans sur un brancard depuis six heures, ce n’est pas humain. Et finalement, on nous appelle en nous disant : « Quelqu’un est mort dans le service, on a une place qui s’est libérée. » Ce jour-là, je me souviens avoir répondu : « Super ! » Parce que j’étais content pour ma patiente. Mais en fait, quelqu’un était mort. Et tout ce qu’on trouve à dire, c’est « super ». Ce n’est pas pour ça qu’on devient soignant.

A. R. : C’était le sens de mon JeSuisMaltraitante. Je le pense vraiment : à l’hôpital, on est maltraitants. Et c’est pour ça que les soignants fuient. Ce n’est pas pour des questions de salaire – même s’il faudrait qu’on soit mieux payés –, ni pour des questions d’horaires ou parce qu’on ne veut pas travailler la nuit. C’est parce qu’on nous demande de prendre soin des gens, et qu’on se retrouve à faire l’inverse.

Comment est-ce que vos consœurs et confrères ont réagi quand vous avez lancé le hashtag #JeSuisMaltraitante ?

A. R. : Au début, la plupart l’ont mal pris. Ils ne comprenaient pas : « Anna, pourquoi tu vas dire ça, alors qu’on donne notre vie pour notre métier ? », « Tu nous dessers »… Au contraire, je crois que ça a créé un pont entre les gens et nous. Ce qui est marrant, c’est qu’il y a plein de pompiers, des profs, des gens de Pôle emploi qui m’ont contactée pour me dire : « C’est ça. On est pris en sandwich entre les usagers, les patients, et l’institution qui fait qu’on ne peut pas exercer notre métier correctement. »


B. B. : Il n’y a pas de jugement de valeur quand on dit qu’on est maltraitant.
Par exemple, j’aurais bien aimé ne pas dire : « Je finis avec l’AVC. » Tu le fais à ton corps défendant, parce que tu es fatigué, que tu as trop de monde à voir. Et tu finis par faire de l’abattage. Après, ça correspond aussi à la manière dont on nous apprend à être soignants. J’avais un professeur qui nous disait, à propos de l’examen clinique : « Il faut palper la viande. » C’est déjà une manière de nous apprendre à traiter les gens qui n’est pas correcte. Cette phrase, je ne l’ai jamais oubliée.

« Un jour, on nous appelle en nous disant : "Quelqu’un est mort dans le service, on a une place qui s’est libérée. " Je me souviens avoir répondu: "Super!" »

Baptiste Beaulieu, médecin

Anna, très concrètement, qu’est-ce vous aimeriez faire différemment et que le système hospitalier actuel ne vous permet pas ?

A. R. : Pouvoir prendre le temps nécessaire, tout simplement. Il faut nous laisser le temps de faire notre métier. Parce qu’à la fois, on peut parfois réparer des choses, mais on peut aussi faire beaucoup de mal. Par exemple, il y a des femmes qui arrivent et leur bébé est mort à l’intérieur. La façon dont on va leur annoncer ça, le mot que tu vas dire ou ne pas dire, il a une répercussion sur la vie de la personne. Je me souviens d’une patiente, sur l’une de mes dernières gardes, je lui ai dit « oui, c’est fini ». Et je suis partie. Normalement, j’ai un geste, je tire le rideau, je m’assois, je pose une main sur son bras, je reste là, quoi. Ce jour-là, je n’ai pas pu prendre ce temps. Mais c’est quelle humanité, ça ?

B. B. : Ce que dit Anna, c’est vraiment important. J’en parlais récemment : il y a quelque temps, je suis allé chez un patient en visite. Il avait une plaie abominable sur l’orteil. L’infirmière libérale est arrivée. Elle a pris une bonne demi-heure pour enlever le pansement, le mouiller – pour ne pas que ça fasse mal au moment où elle l’arrache –, pour le refaire, puis parler avec moi des traitements. Et cette infirmière, elle est payée 12 euros, déplacement inclus. Et ça, c’est sans compter les charges et les impôts. Alors elle le fait, parce qu’elle aime son métier. Mais elle gagne des queues de cerises. Ce n’est pas normal, surtout quand on pense à ce que cette infirmière libérale, payée 12 euros, fait économiser à la société. Parce que si le pansement de ce patient n’est pas changé tous les jours, si cette infirmière ne prend pas le temps de le faire, la plaie se surinfecte, ça tourne à la septicémie, et ça finit à l’hôpital avec un traitement antibiotique, qui peut coûter horriblement cher. Et le coût de la journée d’hospitalisation, n’en parlons pas.

Comme Anna, vous dénoncez la maltraitance institutionnelle que subissent les personnels soignants. Et pourtant, vous n’avez pas participé à la grève des médecins généralistes, en fin d’année. Pourquoi ?

B. B. : Déjà, parce que je vois 30 ou 35 patients par jour, et je ne me sentais pas de mettre une affiche sur ma porte disant : « Je suis en grève. » En gros, allez vous faire voir. Et puis le problème – je ne sais pas s’il vient des médias ou des syndicats de médecins – c’est que la revendication qui venait en premier, c’était : « On veut doubler notre salaire. » Ça, ce n’est pas audible pour les gens en cette période d’inflation. Il y avait d’autres revendications qui, à mon avis, étaient plus pertinentes. Moi, si je dois faire grève, c’est parce que j’en ai marre d’attendre un quart d’heure avant d’avoir un spécialiste au téléphone pour pouvoir prendre un rendez-vous en urgence à mon patient. Ou parce que j’en ai marre de ne pas pouvoir prendre rendez-vous chez un dermatologue pour mon patient qui doit faire expertiser un grain de beauté rapidement. Il faudra attendre deux, trois mois. On crée une médecine à deux vitesses, où les personnes qui peuvent payer les dépassements d’honoraires vont avoir rendez-vous dans les deux semaines et celles qui n’ont pas trop d’argent, qui ont la CMU [la complémentaire santé solidaire, ndlr] ou l’AME [aide médicale de l’État], vont se retrouver à devoir patienter des mois. Mais on parle de la santé, là. Et pour ces patients, il y a une vraie perte de chance thérapeutique.

A. R. : C’est très vrai. À l’hôpital, c’est devenu très clair sur les échographies, les examens complémentaires… Je trouve que ça s’accélère vraiment.

Comment expliquer ces délais ?

B. B. : Le nombre de soignants a augmenté, mais pas suffisamment par rapport à l’augmentation globale et au vieillissement de la population française. Une population qui vieillit consomme plus de soins, et c’est normal. Du coup, les spécialistes, et je ne leur jette pas la pierre, sont archi débordés. Tu prends rendez vous en août et ils te voient en janvier. Ce n’est pas normal. Et puis il y a aussi des gens dans nos métiers qui font marcher la machine à billets, notamment avec cette histoire de dépassements d’honoraires. Des dermatologues, par exemple, qui
vont privilégier les soins esthétiques et compagnie, beaucoup plus rémunérateurs. Bizarrement, pour faire du laser vous avez un rendez-vous rapidement !

« Moi, je trouve qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais motif pour venir aux urgences »

Anna Roy

Comment expliquez-vous cette accélération d’une médecine à deux vitesses ?

B. B. : C’est typiquement du désert médical. Souvent, les gens s’imaginent que le désert médical, c’est au fin fond de la Creuse ou de l’Ariège, mais c’est complètement faux. Aujourd’hui, ça touche tous les territoires, y compris les grandes villes. Et il y a une autre chose qui est aussi du désert médical concret, c’est ce qu’on appelle le temps de consultation disponible. Dans les années 1980, on pouvait passer vingt
minutes avec un patient. Mais maintenant, comment je fais quand il y a dix personnes dans la salle d’attente ? Je me sens pris à la gorge, donc je vais vite et je suis obligé de prioriser. On a moins de temps à consacrer à nos patients qu’à une certaine époque.

Quelles sont les conséquences sur les relations avec les patient·es ?

B. B. : Nous sommes sous pression, et ça rejaillit sur les patients. Je le vois, il y a une agressivité qui monte chez les gens. Parce que leurs conditions de vie générales se détériorent. Et que nos cabinets médicaux, qui étaient les seuls endroits où on pouvait encore pleurer, se confier, ont été désanctuarisés. Il y avait cette idée magnifique d’avoir des hôpitaux ouverts 24 heures sur 24, tous les jours de l’année, où on pouvait aller si on n’allait pas bien. Maintenant, on peut toujours y aller,
mais on ne sera pas forcément bien accepté, ou alors on vous dira : « Ce n’est pas important, revenez plus tard. » Ça dit beaucoup de choses de notre état de civilisation actuel.

A. R. : Et puis, qu’est-ce que ça veut dire, venir « pour rien » ? Moi, je trouve qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais motif pour venir aux urgences. Je me souviens d’une patiente qui est venue à 3 heures du matin pour une mycose, c’est-à-dire « pour rien ». Mais il se trouve que cette femme avait été agressée sexuellement, par son patron, et ça faisait un an que ça durait. En fait, cette mycose, c’est ce qui lui a permis de parler de tout ça.

Cette maltraitance institutionnelle que vivent les soignant·es est-elle imputable aux politiques qui ont été menées ces dernières décennies ? Quels sont les principaux facteurs à l’œuvre ?

B. B. : Le premier truc, c’est la T2A, la tarification à l’acte, qui est une aberration [Emmanuel Macron a annoncé en janvier la fin de ce fonctionnement, mis en
place en 2004
]. Elle a libéralisé à fond notre approche du soin, qui est devenu
un marché comme un autre. Donc il faut engranger des actes, engranger des
actes, engranger des actes. Et ça veut dire aussi parfois prendre des décisions absurdes. Par exemple, la personne qui pourrait quitter l’hôpital à midi, on va la garder une journée de plus parce que le prochain patient n’arrive que le lendemain, et ce serait dommage de ne pas facturer une journée.

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© JÉRÔME BONNET

A. R. : En obstétrique, en psychiatrie et dans plein d’autres disciplines, le non-acte médical est le gage d’une prise en charge de qualité. C’est-à-dire que, si tu accompagnes bien quelqu’un, tu as moins besoin de pratiquer des actes médicaux. Par exemple, tu vas éviter d’utiliser des forceps, de pratiquer une césarienne… Tu vas prendre beaucoup de temps pour ça. Et finalement, avec ce système, tu perds de l’argent. Par contre, le mec qui a fait la césarienne en deux-deux, lui, il se fait le max de thunes. C’est absurde. Et c’est la porte ouverte à la mauvaise médecine.

Vous êtes tous deux mobilisés sur la question de la maltraitance médicale, depuis plusieurs années. Avez-vous l’impression que les choses changent ?

B. B. : Oui, pour une bonne raison : c’est que le combat féministe infuse dans toute la société, y compris dans les facultés de soignants. Déjà, la profession médicale se féminise. Et puis il y a eu #MeToo. Avant, on pouvait être un étudiant avec des valeurs féministes, humanistes, et on se sentait parfois un petit peu seul, on n’osait pas trop la ramener. Mais maintenant, il y a des gens à l’autre bout du monde ou de la France qui portent un discours qui nous rend forts, qui nous disent : « Je peux dire non, parce que je ne suis pas seul. » Ça, c’est le bon côté des réseaux sociaux. Et c’est super fort.

A. R. : La vague féministe m’a changée, elle m’a portée. Pendant mes études, les soignants qui m’encadraient se moquaient souvent de moi, parce que je n’arrivais pas à examiner les patients sans leur dire : « je peux ? », « je suis
désolée, j’ai les mains froides »
. Je me rappelle que quelqu’un avait écrit dans mon dossier « étudiante brillante, mais fait preuve de trop de sensiblerie ». La vague féministe m’a légimitée, elle m’a montré que cette « sensiblerie » – qui n’en était pas – était juste. C’était le signe que j’étais humaine.

B. B. : Un truc qui m’a un peu violenté ces derniers temps, ce sont les
réactions qu’il y a pu y avoir quand une ministre, également gynéco, a été accusée de viols par des patientes parce qu’elle avait pratiqué des examens sans consentement [Chrysoula Zacharopoulou, actuelle secrétaire d’État chargée du Développement, de la Francophonie et des Partenariats internationaux]. Sur la Toile, certains disaient : « Quand tu vas chez le gynéco, tu sais bien que c’est pas pour jouer au tennis », etc. Mais ça me paraît important de rappeler qu’en fait, quand tu entres dans un cabinet médical, ce n’est pas un blanc-seing que tu donnes au médecin pour faire absolument tout ce qu’il a envie sur ton corps. Donc, c’est bien de demander avant, pendant, et d’expliquer pourquoi tu le fais. Et puis surtout, comme dans n’importe quel rapport au corps, si la personne te dit : « stop, on arrête », eh bien stop, on arrête. Le consentement tacite et illimité, ça n’existe pas, ni en amour ni dans un cabinet médical.

A. R. : Et puis on ne touche pas un sexe, un anus ou des seins sans demander l’autorisation à l’intéressé, enfin ! Il faut le dire aux étudiants. Parce qu’en réalité, il y a beaucoup de soignants qui ne voient pas du tout les choses comme ça. Sur ce sujet, on est un peu à la marge.

B. B. : Beaucoup partent du principe que le corps, c’est juste un morceau de viande qui n’a pas d’histoire. Mais les corps ont toujours une histoire. Parfois des histoires qui sont des bagages lourds, notamment quand on se rapproche de la sphère génitale. Il y a une charge symbolique très forte liée à ces zones-là. C’est important de le rappeler.

Comment peut-on espérer soigner cette relation entre soignant·es et soigné·es et, plus largement, comment sortir de cette crise globale du soin ?

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B. B. : Déjà, en obligeant les dirigeants à être soignés dans des hôpitaux publics et à passer par des parcours de soins normaux, pour qu’ils voient ce qu’il se passe. Parce qu’il ne faut pas se leurrer : les personnes qui prennent les décisions, quand elles auront un problème, elles iront à l’Hôpital américain et seront soignées rapidement. Elles échappent au bordel qu’elles créent, et que vivent maintenant la plupart des Français. La deuxième chose, qui touche au problème de la maltraitance médicale, c’est qu’il faut vraiment faire entrer la parole des personnes concernées dans les facultés de soignants. Parce que dire « c’est méchant d’être méchant », ça ne marchera jamais aussi bien que d’entendre une personne raconter ce qu’elle vit. Quand je vais dans les facultés de médecine, souvent, je lis des témoignages. Notamment, celui d’une patiente qui raconte que son médecin n’arrête pas de lui dire qu’elle a grossi, mais que son mari est en train de mourir, et qu’elle a tendance à manger un peu plus, parce que c’est la seule chose qui la console en ce moment. À la fin du témoignage, il y a des étudiantes, et même parfois des mecs, qui pleurent dans l’amphi. Je sais que, là, j’ai réussi à changer quelque chose de bien en eux. Ce qui n’aurait pas marché si j’avais fait de la « moraline ». Donc, il faut faire entrer la parole des patients et des patientes, y compris des personnes militantes, dans les amphis de médecine. Faire venir des personnes trans, des féministes pour parler de notre rapport au corps, de notre rapport au corps féminin, de l’accueil des violences sexuelles. Sinon, ça reste trop abstrait pour les étudiants.

A. R. : Et puis il faut mettre des soignants à la tête des hôpitaux. Il faut connaître le soin pour pouvoir diriger un hôpital. Oui, il y a des réformes à faire. Mais en concertation avec des soignants ! Parce qu’on peut avoir de bonnes idées. En fait, il faudrait un grand Grenelle, se remettre autour d’une table comme en 1958, quand il y a eu la création des CHU [centres hospitaliers universitaires].

« Si la personne te dit: "stop, on arrête", eh bien stop, on arrête. Le consentement tacite et illimité, ça n’existe pas, ni en amour ni dans un cabinet médical »

Baptiste Beaulieu

Le Ségur de la santé, organisé en 2019 par le gouvernement, n’a pas suffi ?

A. R. : Depuis, les gens quittent encore plus l’hôpital, donc c’est que ça n’a pas très bien fonctionné. Parce que mettre des petits pansements sur des fractures ouvertes, ça ne marche pas. Alors même qu’on dépense de l’argent, et parfois beaucoup, pour ça.

Ce que vous nous dites, finalement, c’est que le problème n’est pas seulement financier…

A. R. : Il y a effectivement des moyens de rationaliser les dépenses, de dépenser moins d’argent bêtement. Mais en soi, il faut surtout changer de paradigme. Se dire que le soin de la population, accueillir les gens, être là quand ils meurent ou qu’ils donnent vie, ça coûte cher. Et il faut s’en réjouir ! Le soin, ça ne peut pas être lucratif, et ça ne le sera jamais. Et la façon dont les populations naissent, disparaissent et sont soignées dit beaucoup de qui on est, en tant que société. En France, on pouvait être fiers de notre système de soin. Il faut que ça redevienne un objet de fierté. C’est ça qui nous manque, et c’est la raison pour laquelle les gens quittent l’hôpital.

« Il faut faire venir des personnes trans, des féministes, dans les amphis de médecine, pour parler de notre rapport au corps féminin »

Baptiste Beaulieu

B. B. : Je n’oublie pas qu’avant le Covid, on nous gazait dans la rue quand on allait manifester avec les infirmières. Il y a eu cette image d’une infirmière traînée par un policier… En fait, ce dont les gens ne se rendent pas compte, c’est qu’il faut qu’ils viennent avec nous dans la rue. C’est de leur santé dont il s’agit. On avait l’un des meilleurs systèmes de santé au monde et là, clairement, on est en train de le perdre. Il faut qu’on se batte pour le défendre. Parce que c’est ça qui fait qu’on est une civilisation et pas seulement un agglomérat d’individus qui ne pensent qu’à eux.

Lire aussi l Crise à l’hôpital : un syndicat de gynécologues craint les « fermetures estivales inopinées de maternités »

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