Sabina Spielrein, la psy­cha­na­lyste entre Jung et Freud

Cette pion­nière de la psy­cha­na­lyse a été au cœur d’une rela­tion tri­an­gu­laire hors du com­mun entre les deux psy­chiatres Carl Jung et Sigmund Freud. Sabina Spielrein fut long­temps reje­tée dans l’ombre de ces illustres confrères et connue davan­tage pour cette rela­tion ambi­guë que pour ses tra­vaux, pour­tant fondateurs. 

sabina spielrein 1885 1942 1930s
Sabine Spielrein. © Heritage Image Partnership Ltd : Alamy Stock Photo

Des années durant, Sabina Spielrein a lut­té contre sa folie, avant d’aider les autres à com­battre la leur. Elle naît en 1885 dans une famille juive aisée à Rostov-​sur-​le-​Don, en Russie. À l’âge de 19 ans, on l’envoie en Suisse pour soi­gner ce qu’on diag­nos­tique comme « des crises d’hystérie ». Elle est inter­née à Zurich, dans la cli­nique psy­chia­trique de Burghölzli, au sein du ser­vice répu­té du pro­fes­seur Eugen Bleuler. Là, elle est prise en charge par le psy­chiatre suisse Carl Gustav Jung, qui est alors dis­ciple et col­lègue de l’Autrichien Sigmund Freud. Carl Jung a dix ans de plus que Sabina Spielrein. Il devient son méde­cin, son ana­lyste, son confi­dent. La cure ana­ly­tique qu’il teste sur elle porte ses fruits puisque Sabina quitte bien­tôt la cli­nique et démarre des études de méde­cine pour deve­nir psy­cha­na­lyste, encou­ra­gée par celui qui l’a accom­pa­gnée vers la gué­ri­son. Mais, petit à petit, une rela­tion ambi­guë, instable, com­plexe, pas­sion­nelle, naît entre la jeune patiente et le méde­cin. D’un côté, Sabina Spielrein pro­clame qu’elle sait bien que Jung est amou­reux d’elle, même s’il n’en est pas conscient, et veut le per­sua­der de lui faire un enfant. De l’autre, Carl Jung – qui est marié – entre­tient son délire éro­to­mane, conser­vant sur elle son emprise. 

Pour sor­tir de cette rela­tion toxique et des ten­sions crois­santes géné­rées par la situa­tion, tous les deux se tournent vers Sigmund Freud. Dans une lettre du 7 mars 1909, Carl Jung lui parle d’un « vilain scan­dale » que lui fait une patiente qu’il a « autre­fois tirée d’une très grave névrose avec un immense dévoue­ment », et qui a « déçu [s]on ami­tié et [s]a confiance de la manière la plus bles­sante que l’on puisse ima­gi­ner ». D’après lui, Sabina Spielrein a pro­je­té sur lui la figure du sau­veur et de l’amant, alors qu’il ne s’agit pas d’une rela­tion adul­té­rine (de nom­breux historien·nes s’accordent pour­tant à dire qu’ils furent amants). Dans une lettre datée du 30 mai 1909, Sabina Spielrein contacte éga­le­ment Freud pour lui expo­ser ses états d’âme : « Deux com­po­santes très puis­santes luttent en moi : d’un côté, l’orgueil bles­sé exige que je vous fasse ­com­prendre ce que j’étais pour [Jung], et je pos­sède à ce titre de nom­breuses lettres de lui qui sont rela­ti­ve­ment claires ; d’un autre côté, vous voyez bien que je n’ai pu vous citer la moindre lettre où il m’appelle autre­ment que du nom d’amie. […] Je vou­drais me sépa­rer com­plè­te­ment du Dr Jung et suivre mon propre chemin. »

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Carl Gustav Jung. © Wikipédia
Docteure en psychanalyse 

Freud s’inspirera de cette rela­tion com­plexe pour théo­ri­ser les phé­no­mènes croi­sés du trans­fert et du contre-​transfert. Entre Jung et Freud, les rela­tions sont aus­si conflic­tuelles pro­fes­sion­nel­le­ment. Et Sabina Spielrein se retrouve au cœur de leurs diver­gences. Leur rela­tion tri­an­gu­laire et épis­to­laire a été racon­tée au théâtre et au ciné­ma. On pense notam­ment au film A Dangerous Method, de David Cronenberg (2011) dans lequel Sabina Spielrein est cam­pée par Keira Knightley, Carl Jung par Michael Fassbender et Sigmund Freud par Viggo Mortensen. Dans leurs échanges, les deux psy­chiatres nomment Sabina Spielrein « la petite » ou bien « la petite autrice ». Pourtant, cinq ans après son arri­vée comme patiente, la jeune Russe, qui a appris à vivre avec sa mala­die, sou­tient sa thèse de méde­cine, deve­nant ain­si la pre­mière femme à écrire un doc­to­rat en psychanalyse.

Son titre en poche, Sabina Spielrein s’éloigne pro­fes­sion­nel­le­ment de Jung pour se ral­lier à Freud, dont elle par­tage davan­tage les théo­ries. En 1911, elle a 26 ans lorsqu’elle rejoint Vienne, où elle est l’une des pre­mières femmes admises à la Société psy­cha­na­ly­tique. Quand elle épouse, l’année sui­vante, le doc­teur Pavel Scheftel, Freud lui confie : « Vous voi­ci mariée, ce qui signi­fie pour moi que vous êtes à moi­tié gué­rie de votre atta­che­ment névro­tique à Jung. » À moi­tié seule­ment, car elle reste amou­reuse de Carl Jung et tente de récon­ci­lier leurs doc­trines, sans succès. 

Sabina Spielrein vit ensuite à Zurich, Lausanne et Genève, où elle est notam­ment l’analyste du psy­cho­logue suisse Jean Piaget. Dans ses tra­vaux, elle ­s’intéresse entre autres aux psy­choses schi­zo­phré­niques et aux rêves. Elle déve­loppe la thèse selon laquelle la pul­sion sexuelle est consti­tuée de deux com­po­santes contra­dic­toires. Ainsi, dans son pre­mier texte per­son­nel sur « La Destruction comme cause du deve­nir », paru en 1912, elle décrit le désir de mort comme fai­sant par­tie de la libi­do. La notion de « pul­sion des­truc­tive et sadique », qu’elle invente, sera reprise par Freud dans sa théo­rie sur la « pul­sion de mort », huit années plus tard.

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Sigmund Freud. © Wikipedia

En 1924, Sabina Spielrein retourne dans sa ville natale, Rostov-​sur-​le-​Don avec son mari et leurs deux filles. Elle sou­haite impor­ter la psy­cha­na­lyse dans la Russie sovié­tique. Elle exerce comme méde­cin géné­ra­liste, tout en s’occupant d’enfants délin­quants qu’elle traite par la psy­cha­na­lyse. Un tra­vail qui fera d’elle l’une des pion­nières de cette approche des enfants et de l’analyse du déve­lop­pe­ment enfan­tin de la psyché. 

Sabina Spielrein meurt fusillée, lors du mas­sacre par les nazis de la popu­la­tion juive de Rostov-​sur-​le-​Don en août 1942. Pendant long­temps, elle est can­ton­née aux notes de bas de page des publi­ca­tions de Freud et de Jung. En 1977, ses textes manus­crits sont décou­verts dans les sous-​sols de l’Institut de psy­cho­lo­gie de Genève, où elle ensei­gna. Sa cor­res­pon­dance avec le dis­ciple et le maître sera publiée bien plus tard et consti­tue­ra une trace pré­cieuse des pre­miers moments de la psy­cha­na­lyse. Son apport théo­rique consi­dé­rable influen­ça notam­ment les car­rières de Melanie Klein, Anna Freud, Jean Piaget et Donald Winnicott. 

En 2018, sa vie ins­pire à l’autrice Violaine Gelly la bio­gra­phie inti­tu­lée La vie déro­bée de Sabina Spielrein, dans laquelle elle tente de lui rendre la place qu’elle mérite, au-​dessus de la bataille d’ego entre Jung et Freud. 

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