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Le président Bolsonaro et son épouse Michelle, lors de la convention nationale du Parti libéral (PL), le 24 juillet © Mauro Pimentel / AFP

Présidentielle au Brésil : le poids des mères

Le 2 octobre, au Brésil, le can­di­dat de la gauche, Luiz Inacio Lula da Silva (dit « Lula »), est arri­vé en tête du pre­mier tour de l’élection pré­si­den­tielle, avec 48,4 % des voix. Face à lui, l’extrême droite du pré­sident sor­tant Jair Bolsonaro a réa­li­sé un bien meilleur score que pré­vu (43,2 %). Les femmes auront un rôle déter­mi­nant au second tour, le 30 octobre. Un poids que les deux can­di­dats n’ignorent pas.

« Jair Bolsonaro a été le can­di­dat le plus impo­pu­laire auprès des femmes de toute l’histoire du Brésil. » Le constat pro­non­cé par Thomas Traumann, ana­lyste et édi­to­ria­liste poli­tique, s’est trans­for­mé en sen­tence, dimanche 2 octobre, au pre­mier tour de l’élection pré­si­den­tielle. En 2018, les inten­tions de vote des femmes à la veille du second tour étaient à 42 % en faveur de Jair Bolsonaro, contre 41 % pour Fernando Haddad, du Parti des tra­vailleurs (PT). Quatre ans plus tard, dans leurs inten­tions de vote au pre­mier tour, les femmes décla­raient pré­fé­rer lar­ge­ment Lula au pré­sident sor­tant (47 %, contre 32 %). Au second tour, d’après les der­niers son­dages, les hommes vote­ront à éga­li­té par­faite pour les deux can­di­dats. C’est donc le vote des femmes qui pour­rait faire la différence.

Ce phé­no­mène de rejet de la figure de Jair Bolsonaro par les femmes inté­resse depuis des mois les uni­ver­si­taires et les ana­lystes. Pour l’expliquer, il y a bien sûr les poli­tiques menées par le pré­sident sor­tant (infla­tion, défo­res­ta­tion, ges­tion de la pan­dé­mie, vio­lences à la suite de la mul­ti­pli­ca­tion des armes), mais aus­si son style, notam­ment ses nom­breuses sor­ties miso­gynes : « Dans les études qua­li­ta­tives, les femmes disent reje­ter Jair Bolsonaro pour son com­por­te­ment machiste et irres­pec­tueux », relate Priscilla Brito, ana­lyste politique.

Des pro­pos insolents

Parmi tant d’autres exemples remar­quables, on se sou­vient d’une déli­cieuse vidéo, de décembre 2021, dans laquelle le pré­sident appa­rais­sait dan­sant sur une paro­die d’un mor­ceau funk qui com­pa­rait les élec­trices de gauche à des « chiennes ». Jair Bolsonaro a éga­le­ment à cœur de van­ter ses per­for­mances sexuelles, et se déclare d’ailleurs « indé­ban­dable » (imbroxa­vel). Un néo­lo­gisme qu’ont scan­dé, lors d’un mee­ting le 7 sep­tembre, des dizaines de mil­liers de ses partisan·es, après que le pré­sident a embras­sé son épouse.

Pire, Jair Bolsonaro s’attaque ver­ba­le­ment aux femmes qui se confrontent à lui. Le 28 août, lors d’un débat en direct à la télé­vi­sion, il s’est adres­sé à la jour­na­liste Vera Magalhães, qui abor­dait (à rai­son) la dés­in­for­ma­tion gou­ver­ne­men­tale au sujet des vac­cins pen­dant la pan­dé­mie : « Vera, je ne pou­vais pas attendre autre chose de votre part, j’ai l’impression que vous dor­mez en pen­sant à moi, vous devez avoir une sorte de pas­sion pour moi. […] Vous êtes une honte pour le jour­na­lisme brésilien. »

Pour ten­ter d’adoucir cette figure de macho, le pré­sident mise sur sa femme. « Elle a pour rôle de l’humaniser, de lui don­ner l’image d’un homme bon, de dire que, “mal­gré ses paroles, il a des sen­ti­ments” », détaille Thomas Traumann. D’autant que Michelle Bolsonaro a un atout de poids : elle est ouver­te­ment chré­tienne évan­gé­lique, un culte – proche du pro­tes­tan­tisme – en pleine expan­sion dans le pays, et lar­ge­ment pra­ti­qué par des femmes, notam­ment des femmes pré­caires. « Dans dix ans, à ce rythme, il y aura plus d’évangéliques que de catho­liques au Brésil », explique le doc­teur en sciences poli­tiques Victor Araújo. Or, « 70 % des évan­gé­liques touchent moins de 2 400 réis par mois [468 euros, ndlr], et 65 % sont des femmes », précise-​t-​il. En effet, les mères seules, délais­sées par les ins­ti­tu­tions, se tournent sou­vent vers ce culte qui leur laisse davan­tage de place que le catho­li­cisme. Des églises évan­gé­liques, en par­ti­cu­lier pen­te­cos­tales (la majo­ri­té), dans les­quelles se répand une parole extrê­me­ment conser­va­trice et favo­rable à Jair Bolsonaro. On ne se prive pas d’y insis­ter sur les affaires de cor­rup­tion dont a été accu­sé Lula1, et d’agiter le spectre d’un par­ti favo­rable à l’avortement, à l’éducation sexuelle à l’école et à la libé­ra­li­sa­tion des drogues. 

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Les femmes de l’école de sam­ba Portela de Rio, en sou­tien à Lula, le 25 sep­tembre. © Bruna Prado /​AP /​Sipa

Selon plu­sieurs spé­cia­listes, les son­deurs, avant le pre­mier tour, ont pro­ba­ble­ment sous-​estimé le nombre d’évangéliques dans le pays (le der­nier recen­se­ment date de 2010) et avec lui le score poten­tiel de Jair Bolsonaro. Mais sa popu­la­ri­té par­mi l’électorat pro­tes­tant n’a pour autant pas empê­ché le can­di­dat de déce­voir les femmes en géné­ral, par rap­port à la pro­messe qu’il incar­nait en 2018 : « Il pas­sait pour un gars nou­veau, même s’il ne l’était pas, et puis, sur­tout, il mobi­li­sait autour d’un dis­cours sur la famille, expli­quant com­ment il allait la pro­té­ger. Ça avait su tou­cher, notam­ment des mères de famille. Sauf qu’en quatre ans, elles ont eu le temps de se rendre compte que ce dis­cours était vide. Aujourd’hui, on trouve de nom­breuses repen­ties », explique Priscilla Brito.

Pas assez d’argent pour vivre

Si l’analyste poli­tique parle des mères, c’est parce que dans un Brésil encore très machiste, les femmes sont avant tout des mères. Souvent céli­ba­taires. Au Brésil2, 11 mil­lions de femmes élèvent seules leurs enfants, sans aide émo­tion­nelle ou finan­cière (les pen­sions ali­men­taires sont rare­ment payées). Soit 7 % du corps élec­to­ral. Une popu­la­tion frap­pée de plein fouet par la crise éco­no­mique que tra­verse le pays. « Cette semaine, je man­quais d’argent pour ache­ter des couches, la semaine der­nière, c’était la nour­ri­ture. Des choses qui devraient être basiques », raconte Tania Maria, 23 ans, les che­veux et la peau noire, un bébé de 20 mois, et un emploi fixe. Elle a voté Lula le 2 octobre et le jus­ti­fie : « On a besoin que ça s’améliore, on a besoin de poli­tiques sociales. » Entre 2 019 et août 2022, les prix ont aug­men­té de 25 % au Brésil, selon l’indice IPCA (indice des prix à la consom­ma­tion) : « L’incapacité de Bolsonaro à faire bais­ser l’inflation est un fac­teur impor­tant de rejet auprès des femmes pré­caires », ajoute Thomas Traumann. 

Conscient du poids élec­to­ral de cette frange de la popu­la­tion, Jair Bolsonaro a ten­té un coup élec­to­ral, en juillet. Son nom : Auxilio Brasil. Une aide des­ti­née aux foyers les plus modestes qui est pas­sée de 400 à 600 réis (de 78 à 117 euros) men­suels. « C’est plus que ce que don­nait Lula à l’époque [ jusqu’à 200 réis], et puis, il a pro­mis des choses pour la suite », explique Cynthia, mère seule sans res­sources qui vote­ra Bolsonaro au second tour, comme au pre­mier. La « pro­messe », c’est une aide per­ma­nente de 1 200 réis men­suels pour les mères seules, mesure encore en cours d’approbation par le Parlement. Une annonce qui n’a eu que peu d’effets sur les résul­tats du vote, puisque, au pre­mier tour, Jair Bolsonaro n’est arri­vé en tête que dans 31 des 1 000 com­munes qui comptent la plus grande pro­por­tion de béné­fi­ciaires de l’Auxilio Brasil. Dès le 4 octobre, en recherche de voix pour le second tour, le pré­sident sor­tant pro­met­tait un « trei­zième mois » à l’Auxilio Brasil, à par­tir de 2023.

686000 morts du Covid

L’attitude de Bolsonaro quant à la ges­tion du Covid-​19 n’a pas arran­gé ses affaires auprès des femmes. « C’est sou­vent res­sor­ti dans les enquêtes d’opinion, sur­tout auprès des mères, car il s’est posi­tion­né for­te­ment contre la vac­ci­na­tion infan­tile », explique l’analyste Thomas Traumann. Au total, le Covid a tué 686 000 per­sonnes dans le pays, tou­chant d’autant plus les popu­la­tions pré­caires et, donc, les femmes. De quoi ter­nir le dis­cours sur la pro­tec­tion de la famille… « Les mères ont bien vu, en quatre ans, que les paroles de Bolsonaro ne débou­chaient sur rien », constate Livia Reis Santos, doc­teure en sciences sociales pour l’université de Rio. « Le minis­tère de la Femme, de la Famille et des Droits humains a vu son bud­get bais­ser chaque année, et, mal­gré cela, tout l’argent n’a pas été inves­ti », précise-​t-​elle. Pendant ses quatre ans à la tête du pays, Jair Bolsonaro aura même réa­li­sé plu­sieurs coupes bud­gé­taires tou­chant les plus précaires.

Pendant la cam­pagne, l’équipe de Lula s’est donc engouf­frée dans la brèche. « On a vu sur­gir des spots publi­ci­taires qui rap­pe­laient toutes les avan­cées mises en place pour les mères durant sa pré­si­dence » (de 2003 à 2010), décrit Thomas Traumann. L’ancien pré­sident avait en effet lan­cé Bolsa Familia, une allo­ca­tion fami­liale ver­sée aux familles modestes qui devaient, en contre­par­tie, sco­la­ri­ser leurs enfants et effec­tuer les vac­cins obli­ga­toires. Lula consi­dé­rait alors les femmes comme les cheffes du foyer. C’est elles qui tou­chaient direc­te­ment cette aide, et qui rece­vaient le titre de pro­prié­té si le foyer obte­nait un accès au loge­ment social via le pro­gramme Minha Casa, Minha Vida (Ma mai­son, ma vie).

S’il n’a pas offi­ciel­le­ment dévoi­lé son pro­gramme, Lula a pris des enga­ge­ments oraux : reprise des tra­vaux dans les écoles (72 % sont à l’arrêt, faute de fonds), aug­men­ta­tion du nombre de places en crèche, main­tien d’un Auxilio Brasil (qui chan­ge­rait sûre­ment de nom)… Pour ten­ter d’attirer les femmes évan­gé­liques, il a aus­si rap­pe­lé que c’est sous sa pré­si­dence qu’avait été créée la loi sur la liber­té reli­gieuse. Chacun y va de ses pro­messes. Les urnes, elles, par­le­ront le 30 octobre.

  1. En 2018, Luiz Inacio Lula da Silva a été condam­né pour cor­rup­tion et blan­chi­ment d’argent dans l’affaire Petrobras. Sa condam­na­tion a été annu­lée par la Cour suprême en 2021. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a aus­si esti­mé que l’enquête ayant mené à sa condam­na­tion avait été partiale.
  2. En 2021, la popu­la­tion bré­si­lienne était de 214 mil­lions de per­sonnes, dont près de 110 mil­lions de femmes.

  1. En 2018, Luiz Inacio Lula da Silva a été condam­né pour cor­rup­tion et blan­chi­ment d’argent dans l’affaire Petrobras. Sa condam­na­tion a été annu­lée par la Cour suprême en 2021. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a aus­si esti­mé que l’enquête ayant mené à sa condam­na­tion avait été par­tiale.[]
  2. En 2021, la popu­la­tion bré­si­lienne était de 214 mil­lions de per­sonnes, dont près de 110 mil­lions de femmes.[]
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