Le 2 octobre, au Brésil, le candidat de la gauche, Luiz Inacio Lula da Silva (dit « Lula »), est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, avec 48,4 % des voix. Face à lui, l’extrême droite du président sortant Jair Bolsonaro a réalisé un bien meilleur score que prévu (43,2 %). Les femmes auront un rôle déterminant au second tour, le 30 octobre. Un poids que les deux candidats n’ignorent pas.
« Jair Bolsonaro a été le candidat le plus impopulaire auprès des femmes de toute l’histoire du Brésil. » Le constat prononcé par Thomas Traumann, analyste et éditorialiste politique, s’est transformé en sentence, dimanche 2 octobre, au premier tour de l’élection présidentielle. En 2018, les intentions de vote des femmes à la veille du second tour étaient à 42 % en faveur de Jair Bolsonaro, contre 41 % pour Fernando Haddad, du Parti des travailleurs (PT). Quatre ans plus tard, dans leurs intentions de vote au premier tour, les femmes déclaraient préférer largement Lula au président sortant (47 %, contre 32 %). Au second tour, d’après les derniers sondages, les hommes voteront à égalité parfaite pour les deux candidats. C’est donc le vote des femmes qui pourrait faire la différence.
Ce phénomène de rejet de la figure de Jair Bolsonaro par les femmes intéresse depuis des mois les universitaires et les analystes. Pour l’expliquer, il y a bien sûr les politiques menées par le président sortant (inflation, déforestation, gestion de la pandémie, violences à la suite de la multiplication des armes), mais aussi son style, notamment ses nombreuses sorties misogynes : « Dans les études qualitatives, les femmes disent rejeter Jair Bolsonaro pour son comportement machiste et irrespectueux », relate Priscilla Brito, analyste politique.
Des propos insolents
Parmi tant d’autres exemples remarquables, on se souvient d’une délicieuse vidéo, de décembre 2021, dans laquelle le président apparaissait dansant sur une parodie d’un morceau funk qui comparait les électrices de gauche à des « chiennes ». Jair Bolsonaro a également à cœur de vanter ses performances sexuelles, et se déclare d’ailleurs « indébandable » (imbroxavel). Un néologisme qu’ont scandé, lors d’un meeting le 7 septembre, des dizaines de milliers de ses partisan·es, après que le président a embrassé son épouse.
Pire, Jair Bolsonaro s’attaque verbalement aux femmes qui se confrontent à lui. Le 28 août, lors d’un débat en direct à la télévision, il s’est adressé à la journaliste Vera Magalhães, qui abordait (à raison) la désinformation gouvernementale au sujet des vaccins pendant la pandémie : « Vera, je ne pouvais pas attendre autre chose de votre part, j’ai l’impression que vous dormez en pensant à moi, vous devez avoir une sorte de passion pour moi. […] Vous êtes une honte pour le journalisme brésilien. »
Pour tenter d’adoucir cette figure de macho, le président mise sur sa femme. « Elle a pour rôle de l’humaniser, de lui donner l’image d’un homme bon, de dire que, “malgré ses paroles, il a des sentiments” », détaille Thomas Traumann. D’autant que Michelle Bolsonaro a un atout de poids : elle est ouvertement chrétienne évangélique, un culte – proche du protestantisme – en pleine expansion dans le pays, et largement pratiqué par des femmes, notamment des femmes précaires. « Dans dix ans, à ce rythme, il y aura plus d’évangéliques que de catholiques au Brésil », explique le docteur en sciences politiques Victor Araújo. Or, « 70 % des évangéliques touchent moins de 2 400 réis par mois [468 euros, ndlr], et 65 % sont des femmes », précise-t-il. En effet, les mères seules, délaissées par les institutions, se tournent souvent vers ce culte qui leur laisse davantage de place que le catholicisme. Des églises évangéliques, en particulier pentecostales (la majorité), dans lesquelles se répand une parole extrêmement conservatrice et favorable à Jair Bolsonaro. On ne se prive pas d’y insister sur les affaires de corruption dont a été accusé Lula1, et d’agiter le spectre d’un parti favorable à l’avortement, à l’éducation sexuelle à l’école et à la libéralisation des drogues.
![Présidentielle au Brésil : le poids des mères 2 SIPA AP22722900 000039 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/10/SIPA_AP22722900_000039-1-1024x683.jpg)
Selon plusieurs spécialistes, les sondeurs, avant le premier tour, ont probablement sous-estimé le nombre d’évangéliques dans le pays (le dernier recensement date de 2010) et avec lui le score potentiel de Jair Bolsonaro. Mais sa popularité parmi l’électorat protestant n’a pour autant pas empêché le candidat de décevoir les femmes en général, par rapport à la promesse qu’il incarnait en 2018 : « Il passait pour un gars nouveau, même s’il ne l’était pas, et puis, surtout, il mobilisait autour d’un discours sur la famille, expliquant comment il allait la protéger. Ça avait su toucher, notamment des mères de famille. Sauf qu’en quatre ans, elles ont eu le temps de se rendre compte que ce discours était vide. Aujourd’hui, on trouve de nombreuses repenties », explique Priscilla Brito.
Pas assez d’argent pour vivre
Si l’analyste politique parle des mères, c’est parce que dans un Brésil encore très machiste, les femmes sont avant tout des mères. Souvent célibataires. Au Brésil2, 11 millions de femmes élèvent seules leurs enfants, sans aide émotionnelle ou financière (les pensions alimentaires sont rarement payées). Soit 7 % du corps électoral. Une population frappée de plein fouet par la crise économique que traverse le pays. « Cette semaine, je manquais d’argent pour acheter des couches, la semaine dernière, c’était la nourriture. Des choses qui devraient être basiques », raconte Tania Maria, 23 ans, les cheveux et la peau noire, un bébé de 20 mois, et un emploi fixe. Elle a voté Lula le 2 octobre et le justifie : « On a besoin que ça s’améliore, on a besoin de politiques sociales. » Entre 2 019 et août 2022, les prix ont augmenté de 25 % au Brésil, selon l’indice IPCA (indice des prix à la consommation) : « L’incapacité de Bolsonaro à faire baisser l’inflation est un facteur important de rejet auprès des femmes précaires », ajoute Thomas Traumann.
Conscient du poids électoral de cette frange de la population, Jair Bolsonaro a tenté un coup électoral, en juillet. Son nom : Auxilio Brasil. Une aide destinée aux foyers les plus modestes qui est passée de 400 à 600 réis (de 78 à 117 euros) mensuels. « C’est plus que ce que donnait Lula à l’époque [ jusqu’à 200 réis], et puis, il a promis des choses pour la suite », explique Cynthia, mère seule sans ressources qui votera Bolsonaro au second tour, comme au premier. La « promesse », c’est une aide permanente de 1 200 réis mensuels pour les mères seules, mesure encore en cours d’approbation par le Parlement. Une annonce qui n’a eu que peu d’effets sur les résultats du vote, puisque, au premier tour, Jair Bolsonaro n’est arrivé en tête que dans 31 des 1 000 communes qui comptent la plus grande proportion de bénéficiaires de l’Auxilio Brasil. Dès le 4 octobre, en recherche de voix pour le second tour, le président sortant promettait un « treizième mois » à l’Auxilio Brasil, à partir de 2023.
686000 morts du Covid
L’attitude de Bolsonaro quant à la gestion du Covid-19 n’a pas arrangé ses affaires auprès des femmes. « C’est souvent ressorti dans les enquêtes d’opinion, surtout auprès des mères, car il s’est positionné fortement contre la vaccination infantile », explique l’analyste Thomas Traumann. Au total, le Covid a tué 686 000 personnes dans le pays, touchant d’autant plus les populations précaires et, donc, les femmes. De quoi ternir le discours sur la protection de la famille… « Les mères ont bien vu, en quatre ans, que les paroles de Bolsonaro ne débouchaient sur rien », constate Livia Reis Santos, docteure en sciences sociales pour l’université de Rio. « Le ministère de la Femme, de la Famille et des Droits humains a vu son budget baisser chaque année, et, malgré cela, tout l’argent n’a pas été investi », précise-t-elle. Pendant ses quatre ans à la tête du pays, Jair Bolsonaro aura même réalisé plusieurs coupes budgétaires touchant les plus précaires.
Pendant la campagne, l’équipe de Lula s’est donc engouffrée dans la brèche. « On a vu surgir des spots publicitaires qui rappelaient toutes les avancées mises en place pour les mères durant sa présidence » (de 2003 à 2010), décrit Thomas Traumann. L’ancien président avait en effet lancé Bolsa Familia, une allocation familiale versée aux familles modestes qui devaient, en contrepartie, scolariser leurs enfants et effectuer les vaccins obligatoires. Lula considérait alors les femmes comme les cheffes du foyer. C’est elles qui touchaient directement cette aide, et qui recevaient le titre de propriété si le foyer obtenait un accès au logement social via le programme Minha Casa, Minha Vida (Ma maison, ma vie).
S’il n’a pas officiellement dévoilé son programme, Lula a pris des engagements oraux : reprise des travaux dans les écoles (72 % sont à l’arrêt, faute de fonds), augmentation du nombre de places en crèche, maintien d’un Auxilio Brasil (qui changerait sûrement de nom)… Pour tenter d’attirer les femmes évangéliques, il a aussi rappelé que c’est sous sa présidence qu’avait été créée la loi sur la liberté religieuse. Chacun y va de ses promesses. Les urnes, elles, parleront le 30 octobre.
- En 2018, Luiz Inacio Lula da Silva a été condamné pour corruption et blanchiment d’argent dans l’affaire Petrobras. Sa condamnation a été annulée par la Cour suprême en 2021. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a aussi estimé que l’enquête ayant mené à sa condamnation avait été partiale.
- En 2021, la population brésilienne était de 214 millions de personnes, dont près de 110 millions de femmes.
- En 2018, Luiz Inacio Lula da Silva a été condamné pour corruption et blanchiment d’argent dans l’affaire Petrobras. Sa condamnation a été annulée par la Cour suprême en 2021. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a aussi estimé que l’enquête ayant mené à sa condamnation avait été partiale.[↩]
- En 2021, la population brésilienne était de 214 millions de personnes, dont près de 110 millions de femmes.[↩]