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© Capture d'ecran d'une vidéo Youtube de l'Huffpost

Pourquoi le fémi­nisme secoue tant la Corée du Sud

Une grande vague fémi­niste tra­verse la Corée du Sud depuis plu­sieurs années. Mais plus récem­ment, des hommes se sou­lèvent contre cette mobi­li­sa­tion qu’ils jugent radicale.

Ces der­nières années, un drôle de cli­mat pèse entre les femmes et les hommes de Corée du Sud. De plus en plus régu­liè­re­ment, des mili­tants mas­cu­li­nistes attaquent fron­ta­le­ment les fémi­nistes et leurs idées. Parfois, ce ne sont pas des mili­tantes qui sont conspuées, mais de simples vedettes mon­trant une cer­taine sym­pa­thie (pas fran­che­ment révo­lu­tion­naire) pour la cause des femmes. En 2018, la chan­teuse Naeun Son a dû pré­sen­ter des excuses publiques, car sa coque de télé­phone affi­chait le slo­gan « Girls can do any­thing », (les filles peuvent faire ce qu’elles veulent), jugé fémi­niste. Plus récem­ment, lors des Jeux olym­piques de Tokyo, l’archère triple cham­pionne olym­pique, An San, a subi une vague de cybe­rhar­cè­le­ment. La rai­son : sa coupe de che­veux très courte. En effet, de nombreux·euses inter­nautes l’ont accu­sée de ne pas être assez fémi­nine et pire, d’être une fémi­niste. Mais com­ment en est-​on arri­vé là ?

Le mou­ve­ment #MeToo 

En 2017, comme dans de nom­breux autres pays, le mou­ve­ment #MeToo a tou­ché la Corée du Sud. Mais pour la cher­cheuse en socio­lo­gie à l’Université de Cambridge (Royaume-​Uni) et spé­cia­liste des ques­tions de genre Youngcho Lee, les Sud-​Coréennes n’ont pas atten­du ce phé­no­mène pour s’exprimer. « Les gens ont ten­dance à croire que le mou­ve­ment #MeToo est le point de départ en Corée du Sud, mais depuis plu­sieurs années, les Coréennes uti­lisent des hash­tags sur Twitter pour dénon­cer et dis­cu­ter de vio­lences sexuelles qu’elles ont subies sur leurs lieux de tra­vail. » En effet, dès octobre 2016, sur les réseaux sociaux, le hash­tag #00계_​내_​성폭력 (#abus_​sexuel_​dans_​00) appa­raît. Les deux zéros sont à rem­pla­cer par le sec­teur de tra­vail où l’agression a eu lieu. C’est aus­si à cette période que de nom­breux forums en ligne naissent. En jan­vier 2018, une pro­cu­reure, Jihyun Seo, raconte l’agression qu’elle a subie en 2010. Elle accuse l’ancien ministre de la Justice d’attouchements. Ce témoi­gnage accé­lère la libé­ra­tion de la parole des femmes, entraî­nant de nom­breuses mani­fes­ta­tions orga­ni­sées par­tout dans le pays. 

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© Capture d’écran d’une vidéo YouTube du Huffpost.

Au-​delà du har­cè­le­ment et des agres­sions très fré­quentes sur les lieux de tra­vail, les mani­fes­tantes réclament aus­si l’égalité des salaires. La Corée du Sud appar­tient au club des vingt-​neuf pays les plus déve­lop­pés de l’OCDE (Organisation de coopé­ra­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­miques). Pourtant, en termes de salaires, les femmes touchent en moyenne un tiers de moins que les hommes, ce qui repré­sente le pire dif­fé­ren­tiel des vingt-​neuf pays. L’organisme a aus­si clas­sé la Corée du Sud der­nière de l’indice du pla­fond de verre, qui mesure la faci­li­té pour les femmes à atteindre des postes à res­pon­sa­bi­li­té. Hyojeong Kim est pré­si­dente de la socié­té NomadeHer, qui favo­rise les femmes à voya­ger seules. Lorsqu’elle était employée chez Naver1, elle se sou­vient de l’accueil très peu cha­leu­reux réser­vé à une col­lègue reve­nue d’un congé mater­ni­té. « Avant qu’elle ne tombe enceinte, tout se pas­sait bien pour elle et puis quand elle est reve­nue, c’était comme si elle n’existait pas aux yeux de cer­tains col­lègues mas­cu­lins, témoigne-​t-​elle. C’était comme si elle n’était plus utile, j’ai été beau­coup mar­quée par cela. » Aux yeux de l’entrepreneuse, les hommes refu­se­raient de socia­li­ser au tra­vail avec leurs col­lègues mères. 

« Les femmes coréennes ne retour­ne­ront plus jamais à leur condi­tion pas­sée »

Jihyun Seo

Le droit à l’avortement a aus­si fait par­tie des reven­di­ca­tions des mani­fes­ta­tions de 2018. Toléré jusqu’en 2005, l’avortement a ensuite été inter­dit via une poli­tique nata­liste cette année-​là et jusqu’en 2012. L’enjeu : faire repar­tir le taux de nata­li­té – par­mi les plus bas du monde – à la hausse. Après des années de lutte, l’avortement est fina­le­ment décri­mi­na­li­sé en jan­vier 2021. Cependant, un flou juri­dique per­siste puisque l’IVG n’est pas enca­dré. Aujourd’hui, les asso­cia­tions de défense des droits des femmes sou­haitent un cadre légal pour garan­tir l’accès à l’avortement pour toutes et une cou­ver­ture par la Sécurité sociale. 

Les mili­tantes ont tout de même obte­nu quelques résul­tats posi­tifs. Les cas de har­cè­le­ments ou d’agressions sont pris plus au sérieux qu’il y a quelques années. Un site por­no­gra­phique, Soranet, a été fer­mé. Ce site était poin­té du doigt par les fémi­nistes, car il dif­fu­sait des vidéos de femmes fil­mées à leur insu dans les toi­lettes publiques entre autres. Il n’y a pas eu de chan­ge­ments struc­tu­rels, mais pour Jihyun Seo, « les femmes coréennes ne retour­ne­ront plus jamais à leur condi­tion passée. »

Explosion du mou­ve­ment antiféministe 

Comme un contre­coup à la libé­ra­tion de la parole des femmes, des hommes, qui pro­ba­ble­ment se sen­taient mena­cés, ont com­men­cé à s’attaquer aux fémi­nistes. L’exemple le plus récent est celui de l’archère An San. Pour la cher­cheuse spé­cia­li­sée dans la ques­tion du genre, Youngcho Lee, les célé­bri­tés en Corée du Sud ont des stan­dards moraux très éle­vés à res­pec­ter : « Si une célé­bri­té coréenne montre le moindre soup­çon d’opinion poli­tique, elle subi­ra immé­dia­te­ment une vague de cri­tiques du public. » Elle estime que pour les femmes, en géné­ral, le fait d’être fémi­niste n’est pas dif­fi­cile à vivre au sein de la socié­té coréenne, elle-​même se reven­dique en tant que telle. Mais toutes les Coréennes inter­viewées par Causette n’ont pas le même res­sen­ti. Hyojeong Kim éprouve par exemple quelques dif­fi­cul­tés à abor­der le sujet dans son entou­rage. « J’ai ins­tal­lé mon entre­prise en France pour évi­ter tout sou­ci, car j’aurais faci­le­ment pu avoir des bâtons dans les roues. Je suis ouver­te­ment fémi­niste, mais j’avoue que je n’en parle pas avec ma famille, car le mot “fémi­niste” est très néga­tif en Corée du Sud. » 

« Avant #MeToo, des femmes n’ont pas hési­té à s’exprimer. On peut dire qu’il y a un mou­ve­ment propre à la Corée du Sud »

Youngcho Lee

En effet, le mou­ve­ment anti­fé­mi­niste est né en réac­tion au déve­lop­pe­ment de la lutte des femmes pour leurs droits. Gwenaël Germain est cher­cheur en psy­cho­lo­gie sociale, spé­cia­li­sé sur la ques­tion fémi­niste en Corée du Sud. Il est arri­vé dans le pays au moment où les forums mili­tants – fémi­nistes et anti­fé­mi­nistes – se sont déve­lop­pés. « À l’époque, le plus connu de ces forums mas­cu­li­nistes était Ilbe, où cer­tains hommes tenaient des pro­pos extrê­me­ment miso­gynes. Il leur arri­vait de noter le phy­sique des femmes ou encore de dif­fu­ser leurs ébats sans le consen­te­ment de leur par­te­naire. » Ces hommes voient le fémi­nisme comme un mou­ve­ment radi­cal, ils accusent les mili­tantes d’être misandres et vio­lentes, d’autres jus­ti­fient leur réti­cence au fémi­nisme par le fait qu’il s’agirait d’un phé­no­mène impor­té de l’Occident. Si la Corée du Sud s’est ouverte au monde, elle reste un pays très conser­va­teur de par sa culture. Pour Youngcho Lee, cet argu­ment n’est pas valable, puisqu’il est par­tiel­le­ment faux. « Il est vrai que beau­coup d’inspirations sont tirées des théo­ries fémi­nistes étran­gères, mais les femmes n’ont pas atten­du #MeToo pour contes­ter la domi­na­tion patriar­cale dans le pays. On peut même dire qu’il y a un mou­ve­ment propre à la Corée du Sud. » Face à la viru­lence du mou­ve­ment mas­cu­li­niste, les femmes, elles, se montrent de plus en plus méfiantes, selon Gwenaël Germain. « En 2016, lors de mes pre­miers voyages, je n’ai eu aucun sou­ci à entrer en contact avec des femmes, là c’est deve­nu un peu dif­fi­cile, estime-​t-​il. Je pense que le contre­coup violent de #MeToo les a ren­dues très méfiantes vis-​à-​vis des hommes. » 

La ques­tion hou­leuse du ser­vice militaire 

Parmi les nom­breux points qui opposent fémi­nistes et mas­cu­li­nistes, la ques­tion du ser­vice mili­taire est l’un des plus impor­tants. En Corée du Sud, entre l’âge de 18 et 28 ans, tous les hommes2 doivent effec­tuer un ser­vice mili­taire d’environ dix-​huit mois. Pour beau­coup de Sud-​Coréens, cette période est très dif­fi­cile à vivre. En août der­nier, la série Deserter Pursuit a créé la polé­mique dans le pays. Cette fic­tion dépeint le quo­ti­dien éprou­vant, par­fois même insup­por­table, de jeunes sol­dats enrô­lés dans l’armée. Prenant au mot les fémi­nistes qui réclament l’égalité, les anti­fé­mi­nistes demandent depuis quelques années un ser­vice mili­taire obli­ga­toire pour tous et toutes, comme en Israël. Une péti­tion à l’intention du pré­sident et récla­mant le ser­vice mili­taire des femmes a ain­si été signée par 300 000 personnes.

« Dans son his­toire contem­po­raine, la Corée a tou­jours été colo­ni­sée. Les hommes le vivent comme leur propre échec, esti­mant qu'ils ont échoué à pro­té­ger les femmes de leur pays. »

Youngcho Lee
Affiche de pro­mo­tion de la série Deserter Pursuit

En avril 2021, les démo­crates perdent les deux villes les plus impor­tantes du pays lors des élec­tions muni­ci­pales, Séoul et Busan. Surfant sur le suc­cès de la péti­tion, le dépu­té démo­crate Yongjin Park reprend l’idée d’un ser­vice mili­taire fémi­nin pour rega­gner en popu­la­ri­té. Pour la cher­cheuse Youngcho Lee, plu­sieurs rai­sons expliquent la colère de ces hommes. Pendant ses recherches, la jeune femme s’est inté­res­sée, à tra­vers l’ouvrage de Kwonkim Hyeonyoung3 Une ana­lyse des hommes coréens, à la théo­rie de la mas­cu­li­ni­té post­co­lo­niale. « La Corée du Sud est un pays qui a une base très patriar­cale. Les hommes sont cen­sés pro­té­ger les femmes des dan­gers exté­rieurs, explique-​t-​elle. Or, dans son his­toire contem­po­raine, la Corée a tou­jours été colo­ni­sée. C’est quelque part des échecs répé­tés qui ont par­ti­ci­pé à la construc­tion d’une mas­cu­li­ni­té faible et donc vin­di­ca­tive. » Derrière l’animosité des mas­cu­li­nistes se cache­rait donc un res­sen­ti­ment envers des « ingrates » man­quant de recon­nais­sance pour ces hommes qui sacri­fient une par­tie de leur jeu­nesse à l’armée, pour elles. Même si Youngcho Lee admet les dif­fi­cul­tés que les hommes ren­contrent à l’armée, la mise en place d’un ser­vice mili­taire pour les femmes n’apaiserait pas les choses : « Ils le réclament dans un esprit presque de ven­geance, donc je ne pense pas que cela soit la solution. »

À un an de l’élection pré­si­den­tielle, le déve­lop­pe­ment de ce mou­ve­ment anti­fé­mi­niste a pris une ampleur poli­tique puisque les politicien·nes tentent de s’emparer du sujet. Le par­ti conser­va­teur, notam­ment, tente d’attirer ces jeunes hommes en pro­met­tant la sup­pres­sion du minis­tère de l’Égalité des sexes, créé en 2001. Un son­dage de juillet 2021 montre que 48 % des Sud-Coréen·nes, avec une majo­ri­té d’hommes, sont en faveur de cette proposition.

  1. l’équivalent de Google en Corée du Sud[]
  2. faite excep­tion des ath­lètes qui ont rem­por­té des médailles aux Jeux olym­piques ou des com­pé­ti­tions majeures en Asie et cer­tains musi­ciens qui ont rem­por­té des prix pres­ti­gieux[]
  3. pro­fes­seure de l’Université natio­nale des arts de Séoul[]
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