« C’est le scrutin de l’égalité. Votez comme si votre vie en dépendait. » Le message en Une du numéro d’automne de Ms., LE magazine historique de la presse féministe américaine, donne le ton. À la veille des élections, les féministes sont sur le pied de guerre. Contexte parfait pour dresser un petit bilan de leurs combats.
Les basiques toujours d’actualité
Premier constat : les droits des femmes sont toujours menacés, même les plus basiques. C’est d’ailleurs par là que commence Hélène Quanquin, professeure à l’université Lille-III, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre aux États-Unis : « Ce n’est pas nouveau, mais ça va rester un sujet crucial : la défense du droit à l’avortement. Parce que les Républicains sont dans une opposition complète et parce que, avec le futur président, vont être élus de nouveaux juges à la Cour suprême, de qui dépend la question. »
C’est aussi la première réponse que donne Ninotchka Rosca, écrivaine et responsable du comité transnational de l’asso « féministe et anti-impérialiste » AF3IRM, qui opère dans tout le pays : « Pour vous donner une idée de l’état de chaos dans lequel on est, imaginez que Joe Biden a été accusé par ses détracteurs de vouloir légaliser l’avortement jusqu’au terme de la grossesse ! »
Dans un autre genre, tout aussi sympathique : « Ici, les sectes évangéliques militent pour que les femmes n’aient pas le droit de sortir, même pour travailler. » La révulsion viscérale que suscitent ces sujets chez les conservateurs a même donné naissance au terme de sex panics. Comprenez : la peur engendrée par des droits sexuels accordés aux femmes. Ambiance.
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La question trans crispe tout le monde
Il est cependant une question centrale autour de laquelle se scindent les féministes américaines : pour qui le féminisme doit-il se battre ? Jusqu’où doit aller l’intersectionnalité ? « La question de fond, expose Ninotchka Rosca, d’AF3IRM, c’est en fait : “Qui sont les femmes ?” Les droits des femmes et les droits des femmes trans se rejoignent dans de nombreux cas, mais du point de vue de notre association, ce n’est pas tout à fait la même chose. Il faut veiller à reconnaître ces droits, mais opérer une distinction. Il y a, par exemple, en ce moment un débat judiciaire pour déterminer quelle place donner aux femmes trans dans le sport, car elles sont souvent plus lourdes que les femmes cis, ce qui pose des questions d’équité si on les intègre aux mêmes équipes. »
Sur le spectre des idées, pousser cette posture à l’extrême aboutit au mouvement Terf, acronyme de Trans-exclusionary radical feminists. « Ce sont des femmes qui excluent les femmes transgenres des discussions féministes », résume Hélène Quanquin. Être une Terf, c’est ce qui est reproché à la mondialement connue J. K. Rowling, l’autrice d’Harry Potter, accusée, à la suite d’une série de Tweet discutables, d’être transphobe. C’est dire que le sujet concerne. De l’autre côté du spectre, il y a Gloria Steinem. La mythique féministe, fondatrice du magazine Ms., a récemment changé de point de vue sur cette question à la faveur des personnes trans. À l’image du féminisme américain, « elle est bien plus radicale que dans les années 1970, au début de sa carrière, dit en souriant Imara Jones. Aujourd’hui, elle est un soutien pour nous »
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Intersectionnalité au taquet
Petit rappel pour celles et ceux qui n’auraient pas suivi, l’intersectionnalité désigne le fait de subir plusieurs systèmes d’oppression différents en même temps. Exemple : le patriarcat ET le racisme quand on est une femme noire. Pour en parler, Imara Jones est plutôt calée. C’est une femme trans, noire, animatrice du podcast TransLash, et autrice, fin août, d’une tribune dans le Times pour valoriser les femmes noires trans. Elle plante le décor : « Les voix qui dominent la scène des idées féministes ici sont celles des femmes noires. Et la conversation qui occupe le plus de place est l’intersectionnalité. On parle ici de race, mais aussi du fait que l’identité de genre n’est toujours pas un droit pour les personnes trans. » Ces deux variantes de l’intersectionnalité sont au cœur de l’actualité des idées féministes américaines. Un signe : les pionnières de cette pensée reviennent à fond sur le devant de la scène. « Angela Davis réémerge en tant que référence centrale » du féminisme, note Imara Jones. À 76 ans, elle a fait la Une de Vanity Fair fin août. « Ses écrits sont restés d’actualité, comme ceux de la militante et intellectuelle bell hooks, ou encore ceux d’Audre Lorde », née en 1934 (et morte en 1992), « noire, lesbienne, mère, warrior et poète » – comme elle le résumait elle-même. L’Oprah Magazine, site dérivé de la célébrissime émission de talk-show d’Oprah Winfrey, recommandait en cette rentrée cinq de ses essais.
Ces références ne sont pas qu’un effet de mode. Les derniers best-sellers féministes aux États-Unis sont tous intersectionnels. Comme Bad Feminist, de Roxane Gay (éd. Harper Perennial, 2014), et Unapologetic. A Black, Queer, and Feminist Mandate for Radical Movements, de Charlene Carruthers (éd. Beacon Press, 2018). La dernière grande parution en date est l’ouvrage Vanguard, de l’historienne Martha Jones (éd. Basic Books, 2020). Il raconte la conquête de leurs droits politiques par les femmes noires. Globalement, le « féminisme blanc » ne fait presque plus partie des librairies.
Le terrain avant tout
« Les féministes françaises sont très engagées dans le monde des idées et des concepts, observe Imara Jones, mais quand il s’agit de les décliner concrètement, votre société semble plus proche du XVIIe siècle… » Aux États-Unis, la lutte vient de la base et elle est dominée « par un savoir-faire de terrain, pas forcément théorisé, directement mené par des militantes au sein de leurs communautés locales ». Tel est le résumé de la situation selon Marie-Cécile Naves, politologue spécialiste des États-Unis et autrice de La Démocratie féministe. Réinventer le pouvoir (éd. Calmann-Lévy), en librairie en octobre. Il n’y a qu’à voir les mères du mouvement Black Lives Matter, prêtes à créer un mur des mères pour protester contre les violences policières.
Et évidemment, le succès de la Women’s March, « l’une des plus grandes manifestations de notre histoire », rappelle Ninotchka Rosca : 4 millions de militant·es en 2019 – dont l’une des leadeuses, Linda Sarsour, est, là encore, une activiste « voilée », figure d’intersectionnalité, souligne Hélène Quanquin. Imara Jones complète : « C’est surtout dans des ONG locales et au sein du milieu académique que se fait la lutte. » Elle passe par le tissu d’associations féministes et LGBTQI+, présentes dans presque chaque université. Elle passe aussi par Twitter, où les profs de gender studies ou d’African American studies vulgarisent leurs recherches et parviennent à regrouper autour de 100 000 abonné·es, comme Keeanga Yamahtta ou Tressie McMillan Cottom. Kimberlé Crenshaw, juriste inventrice du terme « intersectionnalité », en est carrément devenue une personnalité publique, évoquée dans les conversations de tous les jours