Un rapport glaçant de l’ONG Human Rights Watch, publié lundi 21 août, accuse l’Arabie saoudite d’avoir ordonné l’assassinat de centaines, voire de milliers de migrant·es éthiopien·nes à sa frontière avec le Yémen entre mars 2022 et juin 2023. Décryptage avec Nadia Hardman, chercheuse au sein de l’ONG et autrice du rapport.
Des atrocités commises à l’abri du regard de la communauté internationale et en toute impunité. Selon le rapport glaçant publié par l’Organisation de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch (HRW), lundi 21 août, des centaines, voire des milliers d’Ethiopien·nes, auraient été assassiné·es par des gardes-frontières saoudiens à la frontière entre l’Arabie Saoudite et le Yémen de mars 2022 à juin 2023. Les témoignages recueillis par HRW font état de meurtres d’une violence inouïe, mais aussi de violences sexuelles et d’actes de tortures.
D’après l’Organisation internationale pour les migrations des Nations unies, plus de 200 000 personnes tentent chaque année de gagner la riche monarchie du Golfe en empruntant la dangereuse « route de l’Est » reliant la Corne de l’Afrique au golfe Persique en passant par le Yémen, pays en proie à la guerre et à une dramatique crise humanitaire depuis plus de huit ans. Ces femmes, ces enfants et ces hommes quittent l’Éthiopie et prennent la route au péril de leur vie pour échapper aux difficultés économiques et fuir le conflit meurtrier du Tigré qui a fait rage en Éthiopie entre 2020 et 2022, mais dont les conséquences n’en finissent plus de peser sur la population.
Difficile de quantifier avec précision le nombre de migrant·es tué·es à la frontière montagneuse et reculée entre le Yémen et l’Arabie saoudite ces derniers mois, mais selon HRW, ces massacres constitueraient un crime contre l’humanité. Décryptage de la situation avec Nadia Hardman, chercheuse sur les droits des réfugiés et des migrants au sein de HRW et autrice du rapport publié ce lundi.
Causette : Vous avez publié un rapport accablant ce lundi 21 août. Quand et comment avez-vous eu connaissance de ces crimes ciblés ?
Nadia Hardman : Je travaille depuis de nombreuses années sur la route migratoire de la Corne de l’Afrique vers l’Arabie saoudite. Nous documentons de nombreux abus, de la torture et des violences sexuelles notamment, le long du parcours depuis une dizaine d’années, mais le niveau de violences auquel nous assistons aujourd’hui est nouveau pour nous.
Avant 2022, nous recensions plutôt des meurtres occasionnels et peu fréquents. C’est en octobre 2022 que nous avons commencé à recevoir des informations faisant état de massacres. J’ai donc commencé à enquêter en janvier dernier.
Je travaille avec des gens sur le terrain au Yémen avec qui nous avons réalisé une quarantaine d’entretiens téléphoniques avec des victimes et leurs proches. Nous avons également analysé près de 350 images et vidéos publiées sur les réseaux sociaux ou recueillies auprès d’autres sources. Nous avons aussi géolocalisé les postes de garde-frontières saoudiens. Nous avons dénombré près de 655 victimes, mais il est probable qu’il s’agisse de milliers en réalité.
Pour être honnête, j’ai été choquée par ce que nous avons découvert. Je ne m’attendais pas à documenter des attaques aussi systématiques et généralisées. À tel point qu’elles peuvent constituer un crime contre l’humanité.
Comment expliquer que de tels crimes aient pu avoir lieu à l’abri des regards et en toute impunité ?
N.H. : C’est une région du monde hors des projecteurs, qui passe vraiment sous les radars. Cette route migratoire est empruntée depuis longtemps, mais jusqu’à présent, elle ne faisait pas l’objet d’une large attention médiatique. C’est aussi difficile d’accès. Personne ne peut vraiment se rendre sur place pour documenter ces violences avec précisions, c’est pourquoi nous avons également procédé par une enquête numérique pour comprendre et visualiser ce qui s’y passe.
Ces exactions ont-elles toujours lieu à l’heure actuelle ?
N.H. : Oui, je continue de recevoir des informations selon lesquelles les massacres se poursuivent. Je n’ai ni vérifié ni enquêté sur ces cas parce que le rapport devait être publié, mais je crois savoir que des travaux sont en cours là-dessus.
Ces meurtres constituent selon vous un crime contre l’humanité. Comment établir qu’il s’agit d’une politique étatique de tueries systématiques ?
N.H. : Nous demandons une enquête soutenue par l’ONU pour déterminer justement si ces crimes constituent effectivement un crime contre l’humanité.
Mais comme nous parlons de crime contre l’humanité, nous avons aussi besoin du soutien de la communauté internationale pour peut-être poursuivre les responsables saoudiens. Les autorités saoudiennes doivent cesser de tuer des gens dès maintenant, et ce doit être le message envoyé par chaque gouvernement. S’il n’y a pas de justice, cela ne fera que perpétuer d’autres meurtres et abus.
Les États-Unis viennent de demander justement à l’Arabie saoudite d’enquêter sur les allégations. Qu’en pensez-vous ?
N.H. : Je n’y crois pas. Les autorités saoudiennes ne tentent pas de mener leur propre enquête et déclarent que ces affirmations sont sans fondement, c’est pourquoi nous avons vraiment besoin d’une enquête de l’ONU.
De plus, l’Arabie saoudite sait très bien détourner l’attention internationale en investissant notamment dans des événements sportifs, mais nous espérons vraiment que dans ce cas-ci, le pays ne pourra pas blanchir ces crimes horribles en dépensant des milliards dans le sport afin de redorer son image.
Avez-vous eu des contacts avec les autorités saoudiennes ?
N.H. : Nous avons écrit au ministère de l’Intérieur saoudien, au ministère de la Défense et à la Commission saoudienne des droits de l’homme, mais nous n’avons reçu, pour l’heure, aucune réponse. C’est pourquoi on a besoin que des pays s’engagent pour exiger des réponses de la part des autorités saoudiennes. Cette situation est si grave qu’elle ne peut plus être ignorée.