Laura Kövesi : icône de la lutte anticorruption

Ancienne bas­ket­teuse de haut niveau, icône de la lutte anti­cor­rup­tion en Roumanie, Laura Kövesi dirige le nou­veau Parquet euro­péen à Luxembourg. Une ins­ti­tu­tion inédite, entrée en action il y a un an pour pro­té­ger les inté­rêts finan­ciers de l’Union européenne.

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Laura Kövesi © Manuel Braun pour Causette

« Je ne peux pas sou­rire : je mets des gens en pri­son ! » Laura Kövesi a délais­sé ses dos­siers trente minutes pour poser. Elle n’aime pas ça, mais plai­sante volon­tiers avec le photo­graphe, sous l’œil de son offi­cier de sécu­ri­té. Par la baie vitrée, elle regarde la cour de jus­tice de l’Union euro­péenne. Sans doute cogite-​t-​elle sur ses dizaines d’enquêtes en cours. 

Laura Kövesi, c’est l’histoire d’une femme, limo­gée pour avoir trop bien fait son tra­vail, qui prend aujourd’hui sa revanche. Une grande brune de 1,82 mètre, pas­sée des par­quets de bas­ket aux par­quets cri­mi­nels. À l’approche de ses 49 ans, elle a consa­cré plus de la moi­tié de sa vie à « mettre des gens en pri­son ». En Roumanie d’abord, et main­te­nant à Luxembourg, depuis cette tour de dix-​sept étages. Pour des rai­sons de sécu­ri­té, son bureau ne peut pas accueillir le shoo­ting photo. 

Une « aven­ture unique »

Il aura fal­lu plus d’un an pour la ren­con­trer. En même temps, il aura fal­lu plus de vingt ans à l’institution qu’elle dirige pour voir le jour. On pou­vait bien patien­ter un peu. La voi­là sou­riante, déten­due et d’humeur badine, mal­gré la pres­sion qui pèse sur ses épaules. Elle répète sa joie. « Je suis très heu­reuse d’être ici, je suis hono­rée et débor­dée à la fois. Je me sens sur­tout très fière en tant que femme d’Europe de l’Est que l’on m’ait confié cette res­pon­sa­bi­li­té. Le Parquet euro­péen n’a aucun pré­cé­dent, c’est une aven­ture unique. L’équipe est incroyable. Ils sont pro­fes­sion­nels, cou­ra­geux, construc­tifs. Ils ne sont pas juste ici pour avoir une car­rière européenne. »

« J’ai le sen­ti­ment d’avoir atteint le maxi­mum dans ma car­rière. En tant que pro­cu­reur, vous ne pou­vez pas rêver meilleur poste. Mais ça a été un che­min long et difficile. »

En 2019, au terme d’une pro­cé­dure épique, Laura Kövesi a été choi­sie pour diri­ger le nou­veau Parquet euro­péen, qui enquête sur les fraudes fis­cales, le blan­chi­ment d’argent et la cor­rup­tion qui siphonnent des mil­liards d’euros du bud­get de l’Union euro­péenne (UE). Pour la seule fraude trans­fron­ta­lière à la TVA, l’UE éva­lue le pré­ju­dice entre 30 et 60 mil­liards d’euros par an. Fait inédit, les procureur·eures de cette ins­tance supra­na­tio­nale sont chargé·es d’enquêter, mais aus­si de pour­suivre et de tra­duire en jus­tice les auteur·rices d’infractions. Son poste de cheffe lui donne un rôle clé à l’échelle euro­péenne. « J’ai le sen­ti­ment d’avoir atteint le maxi­mum dans ma car­rière. En tant que pro­cu­reur, vous ne pou­vez pas rêver meilleur poste. Mais ça a été un che­min long et dif­fi­cile. » Avant de se mettre offi­ciel­le­ment au tra­vail, le 1er juin 2021, Laura Kövesi a défen­du sa can­di­da­ture face aux pré­ten­dants fran­çais et alle­mand. De longues trac­ta­tions ont abou­ti à sa nomi­na­tion. Un épi­logue à l’image des quelques vingt années de débats qui ont été néces­saires pour que vingt-​deux États sur les vingt-​sept de l’UE coopèrent contre la fraude fiscale. 

La juriste Mireille Delmas-​Marty, décé­dée en février 2022, a fait par­tie du pre­mier groupe de tra­vail qui a réflé­chi à la meilleure façon de coor­don­ner cette lutte. Interrogée par Causette en jan­vier 2021, elle se réjouis­sait de cette nou­velle cheffe. « Pour lut­ter contre la cor­rup­tion, il faut deux qua­li­tés, que pos­sède Laura Kövesi : l’impartialité, qui sup­pose une grande com­pé­tence pour arbi­trer entre les argu­ments contra­dic­toires dans les affaires dif­fi­ciles, et l’indépendance dans les affaires de cor­rup­tion qui mettent en jeu des inté­rêts poli­tiques et éco­no­miques puis­sants. Elle est une per­sonne plé­bis­ci­tée par­tout en Europe pour son action contre la cor­rup­tion en Roumanie. Ses com­pé­tences et son cou­rage sont indéniables. » 

Menaces de mort

Retour en 2013, en Roumanie. La veille de ses 40 ans, Laura Kövesi est nom­mée pro­cu­reure en chef de la Direction natio­nale anti­cor­rup­tion (DNA). Elle y fait ses armes pen­dant six ans. Avec son armée de procureur·eures, elle pour­suit des mil­liers d’élu·es et de fonc­tion­naires, dont deux ex-​Premiers ministres. Les têtes de tous bords tombent, la démo­cra­tie rou­maine pro­gresse. Dans la presse, les éloges pleuvent : « L’incorruptible des Carpates » (L’Humanité), « La jus­ti­cière de Roumanie » (Libération), « La “dame de fer” de la Roumanie » (La Libre Belgique). Adulée par la popu­la­tion, crainte par la caste poli­tique cor­rom­pue, Laura Kövesi reçoit autant de sou­tiens que de menaces de mort. 

À force de pur­ger la poli­tique et de cri­ti­quer les réformes du sys­tème judi­ciaire, elle devient la femme à abattre. En 2018, le ministre de la Justice, Tudorel Toader, obtient sa des­ti­tu­tion. Stupeur au pays des Carpates. À l’époque, Laura Kövesi accuse le coup. Aujourd’hui, elle phi­lo­sophe. « Je me suis dit que ma car­rière était fou­tue. Mais par­fois, une épreuve peut se trans­for­mer en quelque chose de posi­tif. Mon licen­cie­ment a été béné­fique : j’ai eu le temps de pré­pa­rer sérieu­se­ment ma can­di­da­ture pour le Parquet euro­péen. J’étais très moti­vée pour prou­ver, d’abord à moi-​même, que je pou­vais décro­cher ce poste, mais aus­si à ceux qui m’ont limo­gée. » 

« Mes années de bas­ket m’ont appris que, par­fois, vous devez jouer sur le ter­rain enne­mi, avec des gens qui ne vous aiment pas. »

Son pays essaie de com­pro­mettre sa can­di­da­ture à Luxembourg, votant contre elle dans les déli­bé­ra­tions et allant jusqu’à l’inculper pour cor­rup­tion. Un comble pour elle qui défend l’intégrité abso­lue. Elle est convo­quée dans cette pro­cé­dure le jour même où elle doit défendre sa can­di­da­ture devant le Parlement euro­péen. « Leurs manœuvres contre moi ne m’ont pas sur­prise ni affec­tée. Mes années de bas­ket m’ont appris que, par­fois, vous devez jouer sur le ter­rain enne­mi, avec des gens qui ne vous aiment pas. En paral­lèle, des mil­liers de Roumains m’ont sou­te­nue. Beaucoup sont venus mani­fes­ter devant le Parlement euro­péen lors de mon audi­tion. Ce sont eux, la Roumanie. Pas le gou­ver­ne­ment. » Il en faut plus pour décou­ra­ger la coriace Laura Kövesi. Si elle avait été du genre à lâcher face aux pre­mières dif­fi­cul­tés, elle n’aurait pro­ba­ble­ment pas com­men­cé l’université de droit. Nous sommes en 1991, à Cluj-​Napoca, ville uni­ver­si­taire du nord-​ouest de la Roumanie. Elle annonce à son père, chef du par­quet au tri­bu­nal de Mediaș, qu’elle veut deve­nir pro­cu­reur comme lui. « Sur le coup, ça ne l’a pas vrai­ment réjoui ! Il aurait pré­fé­ré que je sois juge, par exemple, mais il m’a tout le temps sou­te­nue. La pre­mière chose que j’ai enten­due quand j’ai com­men­cé, c’est : “Le par­quet, ce n’est pas pour les femmes.” J’ai dû tra­vailler plus dur que mes col­lègues mas­cu­lins pour prou­ver que je pou­vais être un bon pro­cu­reur. » 

Ses efforts paient, elle gra­vit les éche­lons. En 2006, elle est nom­mée pro­cu­reure géné­rale rat­ta­chée à la Haute Cour de cas­sa­tion et de jus­tice. À 33 ans, cela fait d’elle la plus jeune pro­cu­reure géné­rale de Roumanie et la pre­mière femme nom­mée à ces fonc­tions. Elle sera aus­si la pre­mière à mener à terme deux man­dats, alors que ses pré­dé­ces­seurs ont tous sau­té pour des rai­sons poli­tiques. Ce par­cours la pro­pulse logi­que­ment à la tête de la DNA à sa créa­tion. Son père ter­mine alors sa car­rière de pro­cu­reur, sa mère, celle de pro­fes­seure. Comme tou­jours, il et elle la sou­tiennent. Son père ose une intui­tion : « Pendant les débats sur la créa­tion du Parquet, il m’a dit : “Un jour, tu en seras la cheffe.” J’ai répon­du que ce n’était pas sérieux ! »

Un lien fort avec son pays natal

Et pour­tant, la voi­là cheffe et dévouée à sa mis­sion, empi­lant dos­siers et jour­nées à ral­longe. Rien de dif­fi­cile, assure-​t-​elle. « Je suis habi­tuée à ce rythme après six ans à la DNA. J’aime bos­ser dur et j’aime vrai­ment mon bou­lot. » En semaine, pas le temps de visi­ter quoi que ce soit à Luxembourg, qu’elle trouve « propre et orga­ni­sée ». Les soirs et week-​ends, elle mène « une vie nor­male » dans l’appartement qu’elle loue à proxi­mi­té du Parquet. Sport, film, musique, livres, cui­sine, dis­cus­sion sur WhatsApp avec ses ami·es en Roumanie, « les mêmes depuis les années 1990 ». De sa vie per­son­nelle, on sau­ra seule­ment qu’elle a été mariée entre 2002 et 2007, avec un homme dont elle a gar­dé le nom, et qu’elle n’a pas d’enfants.

Elle conserve un lien fort avec son pays natal, en témoignent les icônes rou­maines qui trônent dans son bureau et ses vacances régu­lières en Transylvanie. « Je vais à la mon­tagne ou bien je visite ma mère, mon frère et mes deux nièces à Mediaș, là où j’ai gran­di. » C’est à Mediaș, dans les années 1980, qu’elle com­mence le bas­ket, juste « parce [qu’elle] dépas­sai[t] d’une tête tous les autres élèves de la classe ». Elle rejoint l’équipe natio­nale. « J’aimais la com­pé­ti­tion, le fair-​play, le tra­vail d’équipe, la téna­ci­té néces­saire pour atteindre les objec­tifs. » Deux évé­ne­ments majeurs marquent son année 1989 : son équipe est sacrée vice-​championne d’Europe et son pays se débar­rasse du dic­ta­teur Nicolae Ceausescu. « C’était confus, com­pli­qué de com­prendre ce qui se pas­sait vrai­ment. Après ça, nous avons vu des amé­lio­ra­tions au quo­ti­dien chaque année. »

Travail d’équipe et pugnacité

Du bas­ket, qu’elle pra­ti­que­ra à haut niveau jusqu’à ses 22 ans, elle a gar­dé la pug­na­ci­té et la capa­ci­té à rebon­dir. D’un par­quet à l’autre, elle pour­suit le tra­vail d’équipe. Pour mener à bien les inves­ti­ga­tions à Luxembourg, elle tra­vaille entou­rée de vingt-​deux procureur·eures, un·e par pays impli­qué dans la coopé­ra­tion. Le Français, Frédéric Baab, ne tarit pas d’éloges à son sujet. « Laura Kövesi a des épaules larges, dans tous les sens du terme : elle va être capable de por­ter le Parquet. Elle est scru­pu­leuse, tra­vaille tous les dos­siers. »

Depuis le 1er juin 2021, le Parquet a déjà trai­té plus de cinq dos­siers, pour un pré­ju­dice de plus de 5 mil­liards d’euros dans le bud­get de l’UE. Frédéric Baab décrit une bonne ambiance. « On a créé un éco­sys­tème inédit de vingt-​deux pro­cu­reurs euro­péens qui sont à éga­li­té. Même si Madame Kövesi en est la cheffe, elle dirige sans rigi­di­té, avec une grande proxi­mi­té. Si j’ai un truc à lui dire, je vais la voir dans son bureau, je n’ai pas besoin de prendre rendez-​vous trois semaines avant. Et ça marche. Si on était en train de se plan­ter, elle serait moins déten­due ! » Le man­dat de Laura Kövesi – sept ans non renou­ve­lables – court jusqu’à fin octobre 2026. Après quoi, elle se ver­rait bien for­mer la relève pour lui apprendre à mettre des gens en pri­son elle aussi.

15 mai 1973 : Naissance à Sfântu Gheorghe (centre de la Roumanie)
1989 : Vice-​championne d’Europe de basket-​ball avec l’équipe natio­nale junior
26 août 2006 : Nommée pro­cu­reure géné­rale rat­ta­chée à la Haute Cour de cas­sa­tion et de jus­tice rou­maine
16 mai 2013 : Nommée pro­cu­reure en chef de la Direction natio­nale anti­cor­rup­tion à Bucarest
16 octobre 2019 : Nommée offi­ciel­le­ment pro­cu­reure géné­rale euro­péenne à Luxembourg

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