Kubra Khademi, l'art à bras-le-corps

Réfugiée en France depuis 2015, la plasticienne et performeuse afghane Kubra Khademi sera exposée cet été, jusqu'au 31 août, à la prestigieuse Collection Lambert, qui fait chaque année la lumière sur un·e artiste à l’occasion du Festival d’Avignon. Féministe et révoltée par la loi des talibans imposée aux femmes dans son pays, elle crée en réponse à cette oppression.

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©Jutharat Pinyodoonyachet pour Causette

Les incultes ont toujours tort. Ironiquement, l’affiche du Festival d’Avignon de cette année, qui reproduit une peinture de Kubra Khademi représentant une succession de silhouettes de jeunes femmes dénudées, a entraîné, en avril dernier, la création d’une pétition pour demander son retrait ! Le motif ? Elle pourrait « ressembler à une promotion de la pédophilie et de la pornographie » ! Relativement médiatisée, bien que la pétition ait fait un flop, cette affligeante polémique aura au moins eu le mérite de faire connaître le nom de cette artiste afghane au courage sans pareil, menacée de mort et qui, depuis des années, n’a eu de cesse de dénoncer le patriarcat à l’œuvre dans son pays et la violence des hommes sur le corps des femmes. L’attaque est d’autant plus écœurante que, à l’instar de nombreuses petites filles afghanes, Kubra a elle-même été victime d’agressions sexuelles dans son enfance.

Le directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, a finalement clôt le débat en ces termes : « Ceux qui voient des petites filles, je les renvoie à leurs propres fantasmes ! Kubra dénonce ici les fondamentalistes de tous bords qui sont toujours offensés par le corps féminin. Ses représentations de femmes mettent en scène des corps libres. » De son côté, l’artiste, habituée aux polémiques, ne se démonte pas : « Je ne cherche pas à provoquer. Ce ne sont pas des dessins érotiques, je dessine des femmes héroïques, car je suis absolument féministe. Que dire ? Cela me rappelle les talibans ! C’est triste... »

«Tout mon travail d’artiste défend la liberté des femmes et est une réponse à cette oppression »

Kubra Khademi

C’est de New York, où Kubra Khademi termine la résidence au cours de laquelle elle conçoit les œuvres qui partiront à Avignon, que cette trentenaire nous répond en français, d’une voix affirmée et volontaire. À l’instar de son engagement artistique, sans concession. Pendant ce temps-là, dans son pays, les talibans n’en finissent plus de bafouer les droits des femmes. « C’était évident. C’est leur façon d’agir... Tout mon travail d’artiste défend la liberté des femmes et est une réponse à cette oppression. À la naissance, on est tous libres, ensuite il y a la religion, l’origine sociale... qui nous mettent des chaînes. Je n’ai jamais porté une burqa ni travaillé avec. Pour moi, c’est comme être un animal ! » déplore-t-elle.

Intrépide et rebelle, Kubra Khademi l’a toujours été. Et cette oppression elle en sait quelque chose puisque c’est à la suite de l’une de ses époustouflantes performances, Armor (« Armure »), en 2015, qu’elle a dû quitter son pays précipitamment. Alors âgée de 26 ans, vêtue d’une armure en métal qui moulait ses seins et ses fesses, démesurément grossis, elle a parcouru une rue très fréquentée de Kaboul pour protester contre le harcèlement sexuel. Immédiatement insultée et agressée par les hommes, elle a marché, déterminée, sous les jets de pierres jusqu’à ce que, au bout de huit minutes seulement, elle soit contrainte de battre en retraite. « Je ne mesure jamais le danger ! Quand je me prépare, il y a du stress, c’est normal. Pendant la performance, mon corps est très concentré et vulnérable. C’est éphémère et intense. Après, le harcèlement et les humiliations... nous, les femmes afghanes, on vit avec depuis toujours. »

Menacée de mort, elle a fui l’Afghanistan très peu de temps après ce fait d’armes pour rejoindre la France, accueillie tout d’abord à la Cité internationale universitaire de Paris, puis à l’Atelier des artistes en exil. Elle réside aujourd’hui dans la capitale et a obtenu la nationalité française en 2020.

Vocation précoce

Née en 1989 dans la province de Ghor, au centre de l’Afghanistan, Kubra a toujours dessiné. Elle grandit entre l’Iran et le Pakistan – où sa famille, traditionaliste, se réfugie –, au milieu d’une fratrie de cinq sœurs et quatre frères. Son père, décédé
aujourd’hui, est ouvrier. Sa mère est femme au foyer, mariée à 12 ans, enceinte à 13, elle n’a appris ni à lire ni à écrire. La transmission avec ses filles se fait au hammam. Dans la culture afghane, où la sororité est forte, les confidences ont lieu dans cet espace chaud et moite. Les femmes y parlent entre elles avec des « mots en dessous de la ceinture ».

Comprenez des discussions sur l’amour, la sexualité... Un jour, alors que Kubra n’a que 5 ans, de retour à la maison, elle dessine ces corps nus. Lorsque sa mère découvre ses dessins, elle la punit en la fouettant à coups de fils électriques. « Ma mère a élevé dix enfants. Son rôle, c’était de m’éduquer, même très sévèrement ! Mais elle m’a toujours inspirée. » Depuis, sa mère a rallié sa cause et la soutient : « Elle a même posé nue pour moi ! C’est ma sœur qui a pris la photo depuis le Pakistan et qui me l’a envoyée. Ce fut un moment emblématique pour moi, elle m’a tendu la main comme ça », raconte-t-elle.

« Pour payer mes études, j’ai fait de la broderie, de la cuisine... j’ai fait des économies sans relâche. »

Kubra Khademi

La vocation d’artiste est donc née tôt. Mais le parcours pour y parvenir sera semé d’embûches. D’abord, pour échapper à un mariage forcé, elle entamera une grève de la faim avant de prendre la fuite, refusant une vie d’épouse soumise. Ensuite, il faudra faire preuve d’une volonté farouche pour suivre des études supérieures contre l’avis de sa famille. « Pour payer mes études, j’ai fait de la broderie, de la cuisine... j’ai fait des économies sans relâche. » Les efforts paieront puisque la jeune femme a rejoint les Beaux-Arts à l’université de Kaboul, avant d’intégrer, grâce à une bourse, l’université de Beaconhouse à Lahore, au Pakistan. C’est là qu’elle commence à créer ses performances.

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Lors de l’une d’elles, intitulée The Moist Realities (« Les réalités moites »), elle provoque un embouteillage monstre en s’installant sur un tapis au milieu d’une autoroute de Lahore. Elle y a disposé le contenu de sa chambre d’étudiante et met en scène les gestes du quotidien d’une femme afghane. Une manière d’aller au contact de la population et de dénoncer l’aliénation domestique des femmes, réduites à l’état d’esclaves. « J’ai commencé mes performances de façon instinctive. C’est quand un de mes professeurs m’a montré une vidéo de la performeuse Marina Abramovic * que j’ai découvert que ça existait ! »

Rêves et cauchemars

Depuis, de nombreux autres happenings ont fait sa notoriété. En 2018, au Musée de la Danse de Rennes (Ille-et-Vilaine), elle présente Qanchiq (« chienne » en turc) : vêtue d’une longue robe noire, elle est attachée à une chaîne et se débat, partageant l’expérience d’un état qu’elle n’a jamais accepté : celui de la soumission. La même année, avec Eve is a Seller (« Ève est vendeuse »), elle vend des fruits et légumes – qu’elle a disposés méticuleusement de façon à évoquer les parties intimes du corps humain – sur le marché de Molenbeek, le quartier de la capitale belge où ont été préparés les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 22 mars 2016 à Bruxelles : « Je veux démontrer que l’espace urbain est toujours aujourd’hui un lieu de harcèlements et de violences faites aux femmes. Et la faute en est souvent rejetée sur elles, prétextant leur façon de s’habiller ou de se comporter. Les femmes sont toujours suspectes, a priori. »

« Le corps est le centre de mon travail... Il représente la sexualité, la fertilité, la force, tellement de choses... C’est pourquoi les islamistes veulent le cacher »

Kubra Khademi

Aujourd’hui, Kubra continue de dessiner des femmes nues. Avec plus de succès qu’auprès de sa mère à l’époque. L’année dernière, la Galerie Éric Mouchet, à Paris, a proposé une belle exposition de ses œuvres qui naviguaient entre rêves et cauchemars. Avec une fausse naïveté, ses nus célébraient la jouissance et la liberté des femmes. Ses gouaches sur papier aux aplats ocre (en petits formats et en XXL) s’accompagnaient de calligraphies de poètes afghans écrits à la feuille d’or et rappelaient les miniatures persanes. « J’ai été saisi par sa synthèse intelligente des cultures orientale et occidentale. Je suis touché par sa complexité : c’est une performeuse d’une grande pertinence, une combattante joyeuse et jamais doctrinaire, une révoltée dans un gant de velours, mais toujours prête à égratigner la bêtise sans sommation », explique Éric Mouchet. « Le corps est le centre de mon travail... Il représente la sexualité, la fertilité, la force, tellement de choses... C’est pourquoi les islamistes veulent le cacher », synthétise l’artiste.

Autre admirateur de Kubra : l’écrivain franco-afghan Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, analyse : « De quelle étoffe sont faites les œuvres de Kubra pour être si charnelles, profanes, insolentes et aussi éthérées, sacrées, insolites ? De son enfance ? Bien sûr. [...] C’est une audace rare dans sa culture qui interdit de représenter le corps de cette manière organique et intime. »

De la guerre dans l’art

Cet été, l’exposition de la Collection Lambert intitulée First But Not Last
Time in America
s’articule autour de trois thèmes : les corps de femmes, l’Afghanistan et les États-Unis. « À travers des dessins et des installations, je vais mettre en parallèle la culture, l’histoire de mon pays et celles de l’Amérique, où je suis en résidence artistique. Par exemple, dans les musées, on montre souvent des armures anciennes qu’on n’utilise plus, moi, je vais exposer mes dessins d’armes contemporaines. Je m’interroge ainsi sur cette fierté qu’ont certains Américains d’en posséder... »

L’artiste afghane proposera aussi une nouvelle performance, L’Armure aux gilets ou Sewing : « L’acte de coudre est très important dans mon pays. Je vais porter des gilets et des vestes militaires, les enfiler les uns sur les autres, puis je vais les coudre entre eux. C’est un geste artistique qui questionne l’utilité de la guerre à travers l’art. Je viens d’un pays qui n’a jamais vécu en paix. Avant l’arrivée des talibans, mon père allait à la mosquée pour apprendre le Coran, c’était une source de savoir, de poésie... C’est là où l’on enseignait. Et regardez maintenant comment les islamistes investissent ce lieu ! » Kubra exorcise un passé qui continue de la hanter en suivant une thérapie depuis quatre ans. Elle désespère de retourner un jour dans son pays... En attendant, elle n’a que son art pour s’exprimer et résister.

Lire aussi I « Pour elles, c’est la mort à petit feu » : la vie des Afghanes détruite par la répression des Talibans

* Marina Abramovic, figure emblématique du body art, est une plasticienne et performeuse engagée serbe.

First But Not Last Time in America, exposition à la Collection Lambert à Avignon (Vaucluse). Du 2 juillet au 31 août.

From the Two Pages Book, exposition à la Galerie Éric Mouchet, à Paris, en 2021, ericmouchet.com.

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