Entretien : « L’impunité de Donald Trump au sujet de ses abus envers les femmes ques­tionne notre res­pon­sa­bi­li­té collective »

Nous avons inter­viewé Monique El-​Faizy, coau­trice du livre Le Prédateur, une enquête sur les vio­lences sexuelles dont se serait ren­du cou­pable Donald Trump, tra­duit fin juin 2020 en France.

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© Anna Cuxac

La semaine der­nière, le 24 juin 2020, sor­tait Le Prédateur, Trump et les femmes, livre-​enquête des jour­na­listes américain·es Barry Levine et Monique El-​Faizy. Publié à l’automne 2019 aux États-​Unis sous le titre All the President’s Women, l’ouvrage est une bombe. En com­pi­lant les paroles épar­pillées d’une ving­taine de femmes qui avaient déjà accu­sé le pré­sident amé­ri­cain de vio­lences sexistes et sexuelles à des degrés divers, en y ajou­tant 43 témoi­gnages inédits dont trois évo­quant des viols et en sou­li­gnant l’impunité dont Trump dis­pose, Le Prédateur révulse et indigne.

Avec méthode, les deux jour­na­listes retracent le com­por­te­ment pré­da­teur et la vision patriar­cale sur les femmes du sep­tua­gé­naire, depuis l’âge tendre de ses 13 ans, où il s’enorgueillit de sa répu­ta­tion « d’homme à femmes » à l’école mili­taire de New York. Ils suivent ensuite Trump dans son ascen­sion d’homme d’affaires bien né jusqu’à ce qu’il devienne pré­sident, en racon­tant ses frasques séduc­trices, ses diverses trom­pe­ries et son appé­tit sexuel insa­tiable qui le poussent à s’arroger les femmes qui ne consentent pas par la contrainte, voire la vio­lence. On note­ra aus­si, au niveau psy­cho­lo­gique, ses louanges à une mère au foyer effa­cée devant la toute-​puissance du père et, au niveau pra­tique, les détails des arran­ge­ments finan­ciers qui ont été conclus avec la porns­tar Stormy Daniels pour qu’elle ne révèle pas leur liai­son. Et puis, il y a aus­si ce confrère jour­na­liste inter­viewé qui assure que deux femmes lui ont confié avoir reçu de l’argent de la part de Trump afin qu’elles se fassent avor­ter : un témoi­gnage par­ti­cu­liè­re­ment déran­geant au vu des reculs sur l’IVG aux États-​Unis depuis que Trump, por­té par les voix des évan­gé­listes, en est président.

Au final, la somme de ces infor­ma­tions écœure et force à l’introspection col­lec­tive : dans quel genre de monde vit-​on pour avoir por­té un pré­su­mé serial vio­leur au pou­voir d’un des pays les plus puis­sants de la pla­nète ? Et dans quel genre de monde la paru­tion d’une inves­ti­ga­tion aus­si acca­blante sur un homme d’État n’ébranle en rien sa puissance ?

Il nous fal­lait en par­ler avec sa coau­trice, Monique El-​Faizy, jour­na­liste che­vron­née qui a écrit pour le New York Times, le Guardian ou encore le Wall Street Journal, et actuel­le­ment en poste à Paris.

Causette : All the President’s Women est sor­ti aux États-​Unis en octobre 2019. Quel impact ont eu les révé­la­tions qu’il contient ?
Monique El-​Faizy : Le livre a fait pas mal de bruit aux États-​Unis, comme en Europe, pour deux rai­sons : d’une part, c’était la pre­mière véri­table enquête sur le rap­port de Trump aux femmes. Barry, mon coau­teur, est un grand jour­na­liste d’investigation [il a tra­vaillé au pres­ti­gieux National Enquirer, ndlr] et il a pu trou­ver de nou­veaux témoi­gnages, directs ou indi­rects, de per­sonnes qui n’avaient jamais par­lé aupa­ra­vant.
D’autre part, je pense que voir toutes ces paroles ras­sem­blées dans un même livre rend compte du carac­tère sys­té­ma­tique – et sys­té­mique ! – du com­por­te­ment dépla­cé ou dan­ge­reux du per­son­nage. Cette somme, c’est lourd. Même moi, qui croyais connaître le sujet, j’ai eu la nau­sée devant cette accu­mu­la­tion.
Mais cela n’a pas empê­ché les sou­tiens de Trump de se laver les mains du pro­blème : il y a ceux qui savaient per­ti­nem­ment et qui ne sont pas sur­pris, ceux qui acceptent et ceux qui réfutent les évi­dences. En fait, le livre n’a rien bou­le­ver­sé, mais a ren­for­cé la pola­ri­sa­tion des opi­nions sur le président.

Malgré les reprises dans la presse, le livre n’a eu aucun effet concret. Aucune démis­sion dans son cabi­net, aucune menace poli­tique pour Trump… qui n’a d’ailleurs pas dai­gné répondre à ces accu­sa­tions.
M. E.-F. : Nous avons deman­dé plu­sieurs fois de l’interviewer au sujet de notre enquête et on nous l’a tou­jours refu­sé. Mais il n’y a eu aucune pro­cé­dure juri­dique de la part de la Maison-​Blanche, alors que les pro­cès sont habi­tuels dans la culture amé­ri­caine. Pour moi, le fait que le pré­sident ne veuille pas se défendre enté­rine le sérieux de nos infor­ma­tions.
Mais cela montre aus­si à quel point cela lui passe au-​dessus, à quel point il se sent tout-​puissant. De sa sta­ture de pré­sident, Trump se sent pro­té­gé par l’institution.
C’est ce que j’ai appris avec cette enquête : on pointe des indi­vi­dus, Trump, Weinstein ou Epstein, mais c’est la socié­té dans laquelle ils évo­luent et les ins­ti­tu­tions qui les pro­tègent. Ce livre rend compte aus­si de la défaillance du groupe face à ses responsabilités.

C’est ce qui vous a moti­vée à y par­ti­ci­per ?
M. E.-F. : Oui, car on ne parle pas d’affaires de cou­che­ries. On parle d’abus mul­tiples, de contraintes, d’humiliations et de vio­lences, de la part d’un homme par­mi les plus puis­sants du monde. Nous avons même recen­sé trois viols : conju­gal, sur une de ses ex-​femmes, un autre sur la jour­na­liste Jean Carroll et le der­nier sur une jeune fille qui avait 13 ans au moment des faits ! Il s’agit évi­dem­ment d’informations d’intérêt public : voulons-​nous d’un pré­sident violeur ? 

Dans ces affaires de vio­lences sexuelles, il y a tou­jours la mal­heu­reuse pré­somp­tion que les femmes mentent, d’autant plus quand elles dénoncent les agis­se­ments de puis­sants. Et le risque de se retrou­ver dans l’impasse du « parole contre parole », sur­tout quand les faits remontent à plu­sieurs décen­nies comme c’est le cas pour de nom­breux actes évo­quées dans votre livre. Comment avez-​vous tra­vaillé ?
M. E.-F. : Tous les témoi­gnages publiés ont été lon­gue­ment pesés, c’est-à-dire que pour cha­cun, nous avons trou­vé des témoins qui nous ont affir­mé avoir recueilli la parole des vic­times à l’époque des faits.
Cela veut dire qu’il y a beau­coup d’histoires que nous n’avons pas révé­lées parce que nous n’avons pas pu les cor­ro­bo­rer. Pour autant, ces his­toires sont très cer­tai­ne­ment vraies : je pars du pré­sup­po­sé que les femmes qui libèrent leur parole sur ces sujets disent vrai. Parce qu’elles ont beau­coup à perdre : je n’en connais pas une dont la vie se soit amé­lio­rée depuis qu’elle a divul­gué sa véri­té.
Les pro-​Trump les traitent de men­teuses ou les accusent de vou­loir se faire de l’argent en deve­nant célèbres. C’est ridi­cule, au contraire, il faut un sacré cou­rage pour dénon­cer Trump. Nous avons cher­ché à pro­té­ger au maxi­mum ces femmes en les nom­mant, par exemple, avec leur nom de jeune fille et pas leur nom actuel, car les expo­ser, c’est les vouer à l’opprobre.

Votre enquête montre des agis­se­ments pro­blé­ma­tiques jusqu’à ce que Trump accède à la Maison-​Blanche. Savez-​vous si son cabi­net l’encadre de manière spé­ci­fique sur le sujet ? Pour évi­ter qu’un scan­dale n’éclate ?
M. E.-F. : Pour moi, la ques­tion est celle-​ci : est-​ce qu’un homme de 70 ans pas­sés va chan­ger parce qu’il est désor­mais domi­ci­lié à la Maison-​Blanche ? C’est dif­fi­cile à croire. Il mène les secret ser­vice par le bout du nez et eux sont tenus au secret. On l’a bien vu avec, par exemple, le pré­sident Kennedy.
Le fait que Donald Trump soit enca­dré ne veut pas dire qu’il ne fait pas ce qu’il veut de son temps et de ses dépla­ce­ments, bien au contraire. Et pour res­ter en poste, il ne faut pas cri­ti­quer le pré­sident et il faut se taire…

Vous avez beau­coup tra­vaillé sur les femmes évan­gé­listes, dont une bonne par­tie lui reste encore fidèle. Comment expli­quer que ce com­por­te­ment par­ti­cu­liè­re­ment amo­ral ne les détourne pas de leur cham­pion ?
M. E.-F. : Soit elles n’y croient pas, soit elles n’admettent pas y croire. Beaucoup ferment les yeux, car Trump les contente : il a ain­si pla­cé des juges anti­avor­te­ment à la Cour suprême. Je dirais qu’il s’agit d’une sorte de pacte avec le diable, sachant qu’elles ne vote­ront jamais Démocrates. 

Les accu­sa­tions que contient Le Prédateur peuvent-​elles avoir une inci­dence sur la cam­pagne de Trump et sa réélec­tion ?
M. E.-F. : La gauche, Démocrates en tête, s’en est empa­rée. Je pense ain­si à l’avocat acti­viste Ralph Nader, très écou­té aux États-​Unis, qui a écrit une lettre à toutes les femmes du Congrès pour les inci­ter à lire le livre afin de réflé­chir à leur sou­tien à Trump pour l’élection de cet automne. Puis, il y a eu le coro­na­vi­rus et la ful­gu­rance du retour de Black Lives Matter, et le pays est pas­sé à autre chose.
Mais le posi­tion­ne­ment, sou­vent outra­geant, de Trump face au mou­ve­ment Black Lives Matter est pour moi tout à fait lié à son com­por­te­ment envers les femmes : du haut de sa domi­na­tion d’homme blanc, il ne peut que mépri­ser la voix des opprimé·es, femmes ou mino­ri­tés eth­niques. Dans sa concep­tion, si vous n’êtes pas pour lui, vous êtes contre lui et donc son enne­mi.
Cependant Black Lives Matter est aus­si une chance pour toutes les femmes : ques­tion­ner ces rap­ports de domi­na­tion Blancs-​Noirs va for­cé­ment faire res­sur­gir le sujet de son rap­port aux femmes.

Actuellement, Trump est pro­té­gé par son immu­ni­té pré­si­den­tielle. Doit-​il s’attendre à des pour­suites judi­ciaires concer­nant ses abus sexuels une fois qu’il ne sera plus pré­sident ?
M. E.-F. : Il devrait. Jean Carroll a, par exemple, conser­vé la robe qu’elle por­tait le jour où Trump l’aurait vio­lée, dans les années 1990, et actuel­le­ment, ses avo­cats demandent à ce que le pré­sident se sou­mette à un test ADN. Bien sûr, il ne donne pas suite, mais il y aura un moment où il sera obligé. 

C’est une pre­mière : cet automne, les élec­teurs devront choi­sir entre Trump, que vous bros­sez dans votre livre comme un serial vio­leur, et Joe Biden, can­di­dat démo­crate accu­sé lui aus­si de viol par son ancienne assis­tante Tara Reade. Comment avez-​vous récep­tion­né ces accu­sa­tions ?
M. E.-F. : J’ai un peu de mal à me posi­tion­ner sur cette ques­tion. Évidemment, il faut tou­jours écou­ter les femmes, mais il faut aus­si véri­fier leur témoi­gnage et de ce que j’ai pu en lire dans la presse, il y a des pro­blèmes de véri­fi­ca­tion de l’histoire de Tara Reade, qui a chan­gé de ver­sion. Je ne dirai jamais qu’elle ment et on peut bien croire que quelque chose s’est pas­sé. Est-​ce que ça a été aus­si violent que ce qu’elle dit main­te­nant ? Difficile à savoir.
Par ailleurs, il y a d’autres femmes qui disent de l’ancien vice-​président d’Obama qu’il a eu des gestes dépla­cés, et d’autres qui disent qu’elles n’ont jamais ren­con­tré aucun pro­blème avec lui. Alors je ne sais pas. 

Les Républicains ont dénon­cé le double dis­cours des mili­tantes fémi­nistes, promptes à s’indigner sur les affaires de Trump et bien dis­crètes quant à Biden…
M. E.-F. : Pour les rai­sons que j’ai évo­quées, je dirais que c’est très dif­fi­cile pour les mili­tantes fémi­nistes de se posi­tion­ner sur l’affaire Biden : les gens qui le connaissent disent que ces accu­sa­tions sont très éton­nantes alors que les gens qui connaissent Trump ne sont pas du tout étonnés.

Dans tous les cas, le fait est que des soup­çons de vio­lences sexuelles pèsent sur les deux fina­listes de la course à la pré­si­den­tielle. Par ailleurs, Biden a pré­sen­té ses excuses pour cer­tains gestes de proxi­mi­té inap­pro­priés avec des femmes. Qu’est-ce que cela dit de l’état du pays ?
M. E.-F. : Cela montre qu’on habite encore une socié­té pro­fon­dé­ment sexiste. Et plus encore : cer­taines sor­ties de Biden ont mon­tré que sur la ques­tion des Noirs amé­ri­cains, sa vision ne cor­res­pond pas tou­jours aux valeurs de son élec­to­rat [der­niè­re­ment, Joe Biden a, par exemple, expli­qué à la télé­vi­sion que les Noirs votant Trump “n’étaient pas noirs”, ndlr]. Cela montre que c’est le sys­tème et la socié­té qu’on doit chan­ger, pas seule­ment les individus.

Le Prédateur, Trump et les femmes, de Barry Levine et Monique El-​Faizy. Éditions Stock.

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