Majoritairement soutenue dans son pays, surtout par la principale ethnie, les Bamars, Aung San Suu Kyi a toutefois déçu les minorités ethniques et les défenseur·es des droits humains.
Depuis le Bangladesh, où il a dû fuir en 2017 comme 740 000 autres Rohingya, le poète Mayyu Ali ne cache pas sa rancœur contre celle qu’il a admirée toute son enfance. « Aung San Suu Kyi était mon idole. J’ai grandi en admirant “The Lady”. Mon peuple l’a toujours soutenue. Et elle, elle défend aujourd’hui l’armée birmane, les auteurs de notre génocide. Elle a notre sang sur ses mains. Son nom est maintenant associé à ceux des autres tyrans qui ont dirigé le pays », résume-t-il, amèrement. Les Rohingya ont toujours soutenu Aung San Suu Kyi, tous espéraient que, en accédant au pouvoir, elle reconnaîtrait enfin leurs droits, déniés par les militaires.
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Mais il n’en est rien. Bien au contraire, c’est sous son gouvernement qu’ont eu lieu les crimes les plus graves, forçant à l’exil la majorité d’entre eux. « De 1961 à 1965, la langue rohingya a été diffusée à la radio par le Burma Broadcasting Service. Il y avait des ministres et des membres du Parlement rohingya. Mon grand-père était membre de la Ligue nationale pour la démocratie [LND] d’Aung San Suu Kyi. Lors des élections générales des années 1990, il a accueilli les militants de la LND dans notre région et il a visité d’autres villages pour persuader les gens de voter pour la LND. Si mon grand-père était vivant aujourd’hui, il ne serait même pas autorisé à voter… »
Arrestations arbitraires
En Birmanie même, le bilan de sa politique est maigre et les chiffres du niveau de vie impossibles à obtenir. Si beaucoup s’accordent à dire que les efforts sur le développement des infrastructures et des nouvelles technologies ont porté leurs fruits, le reste est un cruel échec. Outre les crimes contre les Rohingya, les arrestations contre les journalistes et les défenseur·es des droits humains ont été nombreuses. Fait marquant de son mandat, la mise en détention de deux journalistes de Reuters accusés de violation de secrets d’État pour avoir enquêté sur les crimes des Rohingya. Ils ont été libérés après cinq cents jours passés en prison. Cette arrestation a été largement défendue par Aung San Suu Kyi. « En tant que journaliste, je ne suis pas satisfait de son gouvernement dans son ensemble. Comme vous le savez tous, de nombreux journalistes ont été emprisonnés et des militants ont eu des ennuis. Son gouvernement ne valorise pas la liberté d’expression, qui est très nécessaire pour la démocratie. Aujourd’hui, elle n’est clairement plus du côté du peuple », rapporte, depuis Rangoun, Cape Diamond, un célèbre journaliste birman, qui a vu certains de ses amis être emprisonnés ou même quitter la Birmanie pour préserver leur sécurité.
De son côté, le poète Maung Saung Kha a été condamné pour avoir manifesté contre les restrictions d’accès à Internet dans certains États en septembre. Ce dernier a eu le choix entre une peine de prison de quinze jours ou une amende de 30 000 kyats (environ 20 euros). Il a opté pour la seconde option. « Les gens s’attendaient à ce que les droits de l’homme et la liberté d’expression soient davantage respectés sous le gouvernement dirigé par la LND. Des violations de la liberté d’expression ont été commises non seulement par le gouvernement et l’armée, mais aussi par les parlementaires. » Lui aussi, comme beaucoup de militant·es, se dit déçu. « Aung San Suu Kyi était mon héroïne avant qu’elle n’ait le pouvoir. Après 2016, nos espoirs se sont progressivement évanouis. Les violations des droits de l’homme n’ont jamais cessé. Elle a finalement poursuivi ce qu’a fait le gouvernement précédent. Au lieu d’abroger les lois injustes pour la liberté d’expression et la liberté des médias, son gouvernement a continué à les utiliser. Les élections du 8 novembre prochain sont également sans espoir », regrette-t-il.
Donner la parole aux jeunes
La lumière pourrait peut-être venir de la société civile, qui, malgré les restrictions, ne cesse de se battre, même si elle est peu entendue. À l’image de la jeune militante Thinzar Shunlei Yi, tout juste âgée de 30 ans. En 2015, elle avouait son admiration pour Aung San Suu Kyi, elle voyait en elle un espoir, non seulement pour son pays, mais aussi pour toutes les femmes birmanes. Cette fille de militaire a renoncé à son héritage pour défendre la Dame, longtemps honnie dans sa propre famille. « On a tous voté pour elle parce que c’était notre modèle, on voulait changer le système de l’intérieur. Mais ce n’est pas arrivé. » Selon elle, les jeunes ne sont pas assez représenté·es dans le jeu politique ni même la société civile. Alors elle multiplie les conférences pour leur donner la parole. « Nous sommes aujourd’hui sur le mauvais chemin. En tant que jeune, je sens que ma voix n’est pas représentée ni même celle des femmes, qui sont seulement 13 % à siéger au Parlement. » Un point problématique quand on sait que 50 % des Birmans sont des femmes. « Les femmes ne sont pas prises au sérieux, nous avons besoin de plus de femmes ministres, parlementaires, décideurs. Nous sommes encore dans une période de transition démocratique. Il faut continuer à œuvrer pour cela, par exemple en instituant un système de quotas en politique. »
Alors que le pays est gravement touché par la pandémie de Covid-19, qui plonge des centaines de milliers de Birman·es dans une extrême pauvreté depuis des mois et démontre les failles de la politique menée par la LND, rien ne semble pouvoir empêcher sa victoire aux législatives. « La politique en Birmanie est une question de personnalité. Le système économique incroyablement injuste, les inégalités croissantes, le chômage massif et la perte de revenus due à la pandémie, tout cela ne se reflète pratiquement pas dans la politique birmane », résume l’historien birman et auteur Thant Myint‑U, dans une interview accordée au Washington Post. L’aura de la « Dame de Rangoun » rayonne encore sur son pays.