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© Masaaki Komori

En Espagne, les pos­tures sur les mai­sons closes jettent les filles dans la tourmente

Accusées de favo­ri­ser la pro­pa­ga­tion du coro­na­vi­rus, les mai­sons closes sont dans le viseur des auto­ri­tés en Espagne. Certain·es abo­li­tion­nistes en pro­fitent pour pas­ser à l’offensive et font pres­sion pour qu’elles ferment, sans se sou­cier des consé­quences sur le ter­rain. Sans alter­na­tives, les pros­ti­tuées qui y tra­vaillaient ont été jetées dans une situa­tion encore plus précaire.

Elle fait les cent pas sous la lumière pâle des lam­pa­daires. Dans une petite rue de la zone indus­trielle de La Jonquera, pre­mière com­mune en Espagne après la fron­tière, près de Perpignan. Une voi­ture noire glisse len­te­ment vers la jeune femme et s’arrête. « Hola », lance-​t-​elle à la fenêtre aux deux jeunes hommes qui appa­raissent quand la vitre se baisse. À gauche, à droite, d’autres filles attendent leur tour. Le véhi­cule est imma­tri­cu­lé dans le Rhône, en France. La scène est banale dans cette ville, théâtre d’un intense tou­risme sexuel en pro­ve­nance de l’Hexagone, où la pros­ti­tu­tion est inter­dite. Mais l’allée est inha­bi­tuel­le­ment calme ce soir. De l’autre côté du petit rond-​point, les néons roses et verts du Paradise, une des plus grandes mai­sons closes d’Europe, ne brillent pas.

Depuis un mois, les éta­blis­se­ments dans les­quels s’exerce la pros­ti­tu­tion en toute léga­li­té ont bais­sé les stores en Catalogne. Les auto­ri­tés locales ont impo­sé cette mesure en rai­son de la résur­gence pré­oc­cu­pante du Covid-​19 en Espagne. Mais aucune solu­tion n’a été pré­vue pour les pros­ti­tuées, ce qui les plonge dans une situa­tion plus pré­caire encore que de coutume.

Le sujet est sen­sible dans l’un des pays les plus pri­sés au monde pour le tou­risme sexuel. L’amour tari­fé n’y est pas for­mel­le­ment auto­ri­sé. Il n’est pas inter­dit non plus. Près de 1 500 « clubs » dédiés émaillent le royaume.

La décou­verte d’un foyer infec­tieux dans un éta­blis­se­ment de Castille-​La Manche, mi-​août, avait relan­cé le débat sur la pros­ti­tu­tion en Espagne. Quelques jours plus tard, la ministre de l’Égalité, Irene Montero, envoyait une lettre aux dix-​sept com­mu­nau­tés auto­nomes du pays, les priant de fer­mer les mai­sons de passe pour rai­sons sani­taires. Mais beau­coup y ont vu une façon de réaf­fir­mer un objec­tif que la ministre, numé­ro deux du par­ti de gauche radi­cale Podemos, ne cesse de reven­di­quer : abo­lir la prostitution.

Dommages col­la­té­raux sur le terrain

Seules six com­mu­nau­tés auto­nomes ont fer­mé leurs mai­sons closes. La Catalogne en fait par­tie. À La Jonquera, assise sur une grosse pierre à l’entrée d’une aire de ser­vice, non loin du Paradise, Andrea s’impatiente : « Nous vou­lons qu’ils rouvrent les clubs ! Je tra­vaillais dans cet éta­blis­se­ment avant. C’était plus sûr. » Si la pros­ti­tu­tion est tolé­rée en Espagne, le proxé­né­tisme est inter­dit. Les dirigeant·es des mai­sons closes ne peuvent entre­te­nir aucun lien contrac­tuel avec les pros­ti­tuées qui y exercent. Officiellement, les pro­prié­taires ne s’occupent donc pas de ce qu’elles font sur place. Elles paient une cer­taine somme pour pou­voir uti­li­ser les locaux. « Au Paradise, nous payons 50 euros par jour pour accé­der aux douches et aux chambres où nous tra­vaillons et dor­mons », énonce Andrea. 1 500 euros par mois, donc, pour se retrou­ver jetée dehors avec la fer­me­ture de l’établissement. « Dans la rue, peut-​être que le client ne s’est pas lavé. Il pleut. Il fait froid. Nous pou­vons tom­ber malades. J’emmène mes clients dans un endroit où je peux m’enfuir si nécessaire. »

Andrea est Roumaine. Elle est arri­vée en Espagne à 22 ans, dans la ville de Valladolid. Elle vivait avec un Espagnol à l’époque. Elle s’est mariée avec lui. Ils ont eu un enfant. « Quand nous nous sommes sépa­rés, j’ai emme­né mon fils en Roumanie et je suis reve­nue tra­vailler dans une mai­son close. C’était il y a six ans. » Aujourd’hui, elle a 39 ans. « J’ai un loyer à payer, 200 euros, j’ai à ma charge une mère, un fils, et même une belle-​fille. Il faut les faire man­ger. Qu’est-ce que je peux faire ? »

C’est la néces­si­té qui l’a ame­née ici. Si un autre tra­vail se pré­sen­tait, « je le pren­drais tout de suite ! s’exclame-t-elle. Sans y réflé­chir une seconde ! » Comme elle, 90 % des « filles » en Espagne sont migrantes, selon des chiffres four­nis par Médecins du monde. « Dans cette zone, les femmes qui exercent la pros­ti­tu­tion sont géné­ra­le­ment des étran­gères, socia­le­ment vul­né­rables dans leur pays d’origine. Cette acti­vi­té repré­sente une alter­na­tive à la pau­vre­té pour elles », explique Natalia Massé, res­pon­sable du pro­gramme femmes de la fon­da­tion Apip-​Acam, qui apporte un appui social aux per­sonnes vic­times de traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle.

« La fer­me­ture des clubs a été menée sans prendre en compte la situa­tion des femmes » 

Laura Labiano-​Ferré, porte-​parole de l’association Genera

« No ! », lance Andrea à un homme qui s’est appro­ché. La lumière du jour décline. Cheveux épars, il est des­cen­du d’un des poids lourds sta­tion­nés le long de la chaus­sée, en face de dizaines d’autres garées en épi sur l’aire de ser­vice, der­rière Andrea. « No ! », répète-​t-​elle. L’homme fait des signes avec sa main en par­lant. « No ! » reprend Andrea, irri­tée. « Il vou­lait pour 30 euros », explique-​t-​elle. « Mais nous ne bais­sons pas les prix ! S’ils acceptent, ils acceptent. Ils ne veulent pas, tchao ! » C’est 50 euros. Jamais en des­sous de 40. 30 euros pour une fel­la­tion. Les tarifs pra­ti­qués au Paradise sont plus éle­vés que dans la rue. Là-​bas, les clients ne tentent pas de négo­cier raconte celle qui y tra­vaillait il y a peu. Mais dans la rue, les règles dis­pa­raissent. Sur le rond-​point, deux cents mètres plus bas, une jeune femme pro­pose les mêmes ser­vices qua­si­ment moi­tié prix.

« La fer­me­ture des clubs a été menée sans prendre en compte la situa­tion des femmes », constate Laura Labiano-​Ferré, porte-​parole de l’association Genera, l’une des struc­tures qui sou­tient les pros­ti­tuées sur le ter­rain. « Cela laisse les filles sans aucune pro­tec­tion, et pour­tant, nous n’avons pas vu une explo­sion des arri­vées dans la rue. Où sont désor­mais celles qui ne sont plus ni dans les clubs ni dans la rue ? Nous crai­gnons qu’elles n’aient été pous­sées à plus de clan­des­ti­ni­té encore. » Une piste, selon une autre obser­va­trice : qu’elles soient nom­breuses à s’être dépla­cées dans des appar­te­ments, où elles exercent grâce à Internet et de façon par­ti­cu­liè­re­ment iso­lée, où per­sonne ne peut leur venir en aide si un client se montre violent.

Contrairement aux employés des clubs, les pros­ti­tuées n’ont pas droit au chô­mage partiel

La pros­ti­tu­tion n’est pas recon­nue comme une pro­fes­sion par l’État, et le res­pon­sable d’un club ne peut entre­te­nir de lien contrac­tuel avec celles qui pra­tiquent en son sein. Résultat : au Paradise comme dans les autres clubs fer­més par les mesures sani­taires, ser­veurs, vigiles et autres employés des clubs ont droit à l’équivalent du chô­mage par­tiel en Espagne. Mais pas les filles, qui font pour­tant vivre les lieux.

« J’ignore le lien de tra­vail qui les unit. Nous ne recon­nais­sons que la licence des locaux, pas l’activité » balaye d’un revers de la main Albert Ballesta, direc­teur ter­ri­to­rial de l’Intérieur du gou­ver­ne­ment local de Catalogne, com­pé­tent en la matière. « Nous n’avons pas spé­ci­fi­que­ment aidé les per­sonnes tra­vaillant dans ces clubs, pas plus que nous avons aidé d’autres employés ou entre­prises, fait-​il valoir, fei­gnant d’ignorer la nou­velle pré­ca­ri­té de ces femmes qui, au cœur d’une zone grise, n’ont droit à aucun chô­mage par­tiel. Mais nous ne pou­vions pas lais­ser des acti­vi­tés de nature à pro­pa­ger le Covid se dérou­ler, alors que les bars et dis­co­thèques sont fermés. »

Beaucoup y voient l’occasion de faire bou­ger les lignes sur la pros­ti­tu­tion. « Ça fait bien, pour la ministre de l’Égalité de dire qu’on va arrê­ter la pros­ti­tu­tion, iro­nise Laura Labiano-​Ferré. Mais si elle le fait sans pro­po­ser un accom­pa­gne­ment de sor­tie de la pros­ti­tu­tion pour ces femmes qui n’ont ni loge­ment, ni d’autre oppor­tu­ni­té pro­fes­sion­nelle, c’est impossible. »

« Si on nous inter­dit la pros­ti­tu­tion, nous nous met­trons à voler »

Andrea

À La Jonquera, Albert Ballesta vou­drait inter­dire la pros­ti­tu­tion dans la rue. « Ça embête les auto­ri­tés qu’elles soient sur les routes parce que ça se voit. Mais les reve­nus que génèrent les clubs les dérangent moins », grince une source qui pré­fère res­ter anonyme.

« On ne peut pas inter­dire la pros­ti­tu­tion ici », opine Andrea. Les forces de l’ordre sont très pré­sentes à La Jonquera, mais ne semblent pas lut­ter contre la pré­sence des femmes actuel­le­ment dans la rue, ni même se pré­oc­cu­per de leurs clients. À peine sont-​elles pas­sées ce jour-​là deman­der à celles qui atten­daient le cha­land de por­ter leurs masques. « Si on nous inter­dit la pros­ti­tu­tion, nous nous met­trons à voler, pré­vient Andrea. Nous tra­vaillons avec notre corps. Nous gagnons nos vies comme nous pou­vons. » L’obscurité est tom­bée. Les lam­pa­daires vont bien­tôt prendre le relai. Andrea met fin à la conver­sa­tion de manière un peu pré­ci­pi­tée : « Bon, il faut que je me remette à travailler. »


Certaines mai­sons closes passent entre les mailles du filet

À La Jonquera, un des grands éta­blis­se­ments où se pra­tique notoi­re­ment la pros­ti­tu­tion n’a pas fer­mé. Comment ce passe-​droit est-​il pos­sible ? « Les patrons l’exploitent avec une licence pour un hôtel », explique Albert Ballesta, direc­teur ter­ri­to­rial du dépar­te­ment de l’Intérieur du gou­ver­ne­ment local cata­lan. « Nous menons une enquête avec le dépar­te­ment de tou­risme pour nous assu­rer qu’ils n’agissent pas comme une mai­son close. »

Nous sommes allés véri­fier, le soir du mar­di 15 sep­tembre. À l’entrée, l’établissement se pré­sente comme un club dan­sant, dont l’entrée coûte 15 euros. Les lieux sont ani­més. Le par­king est plein. Des taxis-​fourgonnettes font des allers-​retours. Les gui­che­tiers nous assurent qu’il y a « des filles » à l’intérieur, laissent entendre qu’on peut avoir de rela­tions sexuelles avec elles sur place, voire ame­ner « une fille » de l’extérieur.

« Les filles nous ont dit qu’elles res­tent jusqu’à 5 heures du matin là-​bas, explique Natalia Massé, direc­trice de la fon­da­tion Apip-​Acam, qui apporte un appui social aux per­sonnes vic­times de traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Elles disent ter­mi­ner épui­sées. Je ne crois pas qu’elles portent de masque sur place. »

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