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© Diane de VIGNEMONT

Argentine : les Mères de la place de Mai mena­cées de dis­pa­ri­tion par Javier Milei

Ce dimanche 24 mars, à Buenos Aires, plu­sieurs dizaines de mil­liers de manifestant·es se sont rassemblé·es pour dire leur sou­tien aux Mères de la place de Mai, qui recherchent inlas­sa­ble­ment leurs enfants disparu·es pen­dant la dic­ta­ture. Pour la pre­mière fois depuis plus de qua­rante ans, leur mou­ve­ment est mena­cé par le gou­ver­ne­ment néga­tion­niste de Javier Milei, qui tente de les bâillon­ner et a annu­lé leur émis­sion Madres de la Plaza.

Buenos Aires, dimanche 24 mars, Jour de la mémoire, elles ont noué une nou­velle fois leurs fou­lards blancs bro­dés de bleu et bat­tu le pavé, accom­pa­gnées de mil­liers d’Argentin·es. Mais, fait inédit depuis un demi-​siècle, les Mères de la place de Mai ont aus­si mar­ché pour leur sur­vie. Ainsi vont les choses sous la gou­ver­nance néga­tion­niste de Javier Milei.

Le 23 février der­nier, la chaîne de télé­vi­sion d’État TV Pública a en effet annon­cé le retrait de ses ondes du pro­gramme Madres de la Plaza (“Les Mères de la Place”), réa­li­sé par les Mères elles-​mêmes tous les jeu­dis depuis 2008. Une déci­sion décriée par ces mili­tantes qui comptent plus que jamais sur cetespace média­tique pour faire entendre leurs revendications.

Trente mille disparu·es

Le mou­ve­ment des Mères de la place de Mai est pour­tant une ins­ti­tu­tion depuis plus de qua­rante ans. Depuis le début de la “guerre sale”, nom don­né en Argentine à la répres­sion menée par la junte mili­taire entre 1976 et 1983, elles marchent tous les jeu­dis, sur la place du même nom, afin de récla­mer “mémoire, véri­té, et jus­tice” pour leurs enfants. Enlèvements, viols, tor­ture, “vols de la mort” (pro­cé­dé qui consis­tait à se débar­ras­ser des opposant·es au régime en les char­geant à bord d’avions, après les avoir torturé·es, drogué·es, puis en les jetant par-​dessus bord, la nuit au-​dessus de l’Atlantique) : selon les orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’homme, la dic­ta­ture aurait fait quelque trente mille disparu·es. Autant de fils et de filles auxquel·les les Madres s’efforcent de rendre justice. 

“Nous vou­lons savoir où sont nos enfants, qu’ils soient en vie ou morts.” C’est ce que deman­daient ces mères éplo­rées dès le 30 avril 1977. Ce jour-​là, coif­fées de fou­lards blancs, en hom­mage aux langes de leurs enfants disparu·es dont elles bran­dissent les pho­tos, treize d’entre elles bravent l’état de siège. Immobiles devant la Casa Rosada, cette mai­son rose sur la place de Mai d’où le géné­ral Jorge Videla dirige le pays, elles réclament une entre­vue avec “le Hitler de la Pampa.” Mais les ras­sem­ble­ments sta­tiques de plus de trois per­sonnes sont alors inter­dits, et la police tente de les dis­per­ser. Alors, deux par deux, len­te­ment, elles marchent en cercle devant le palais pré­si­den­tiel. Ainsi naît la ronde des Mères de la place de Mai. Depuis, tous les jeu­dis, ces mères cou­rage sur­nom­mées “folles de la place de Mai” par leurs détracteur·rices marchent devant la Casa Rosada pour récla­mer la véri­té. Trois des fon­da­trices du mou­ve­ment ont même sacri­fié leur vie à cette cause. En décembre 1977, Azucena Villaflor, María Ponce de Bianco et Esther Ballestrino sont arrê­tées, tor­tu­rées et pré­ci­pi­tées vivantes dans le fleuve Rio de Plata lors d’un vol de la mort.

Avec le retour à la démo­cra­tie en 1983, les années de silence suc­cèdent aux années de plomb. Les Mères – et les Grand-​Mères ! – de la place de Mai conti­nuent inlas­sa­ble­ment à exi­ger des réponses. Puis à se battre pour pré­ser­ver la mémoire des disparu·es. Armées de cannes et de déam­bu­la­teurs, ces vieilles dames conti­nuent de faire vivre leur rituel appel sur la “place de la résistance.”

La “théo­rie des deux démons”

Et c’est ce mou­ve­ment de résis­tance his­to­rique que le pré­sident Javier Milei tente de cen­su­rer. Cet automne, au cours de sa cam­pagne, ce par­ti­san de la “récon­ci­lia­tion natio­nale” avait déjà remis en ques­tion le nombre de disparu·es. L’économiste avait alors réédi­té la soi-​disant “théo­rie des deux démons”, une thèse uti­li­sé pour rela­ti­vi­ser le plan sys­té­ma­tique de dis­pa­ri­tions for­cées de la dic­ta­ture en le met­tant au même niveau que les vio­lences com­mises par les gué­rillas dans les années 1970. “Nous sommes contre une vision borgne de l’histoire”, décla­rait alors le can­di­dat néga­tion­niste : “Pour nous, dans les années 1970, c’était la guerre.”

Si le pré­sident argen­tin n’avait plus fait de com­men­taires à ce sujet depuis sa vic­toire, en novembre 2023,la cen­sure de l’émission des Madres – un mois à peine avant le Jour de la mémoire – a remis de l’huile sur la flamme mémo­rielle. “S’il pense qu’en nous reti­rant des ondes, il met­tra fin à notre com­bat, il se trompe lour­de­ment”, affir­maient en réponse les Madres dans leur com­mu­ni­qué du 23 février. “Nous conti­nue­rons sur la place de Mai et nous ver­rons le bout de son fou­tu gouvernement.”

En ce dimanche 24 mars, comme tous les ans depuis 2002, les habitant·es de Buenos Aires sont donc descendu·es dans la rue mar­cher à leurs côtés. Mais cette marche-​là avait un goût tout par­ti­cu­lier. Plus que jamais, ce Jour de la mémoire était pla­cé sous le signe de la contes­ta­tion – et sous celui de l’union. Les trois prin­ci­pales fédé­ra­tions ouvrières argen­tines se sont unies aux Madres pour fomen­ter une marche his­to­rique en défense de la mémoire et des ser­vices publics, sous un même slo­gan : “30 000 rai­sons [en réfé­rence aux trente mille disparu·es, ndlr] defendre la patrie, plus jamais de misère planifiée.”

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© Diane de VIGNEMONT

Dans la marée humaine, les fou­lards blancs volaient comme autant d’étendards. Les grou­pus­cules fémi­nistes ont bran­di une forêt de balais, sym­bole réap­pro­prié des "folles" de la place de Mai et des sor­cières brû­lées vives. Les mani­fes­tantes en cercle les ont levés au ciel en criant "Plus jamais !", puis ont bat­tu le bitume en scan­dant : "Nous balayons la vio­lence, nous balayons l’injustice !"

Alexia, 30 ans, s’est unie à ses aînées dans cette danse rituelle. “La jeu­nesse n’a pas le choix, a‑t-​elle affir­mé. Nous devons nous joindre au com­bat.” Et la jeune femme d’ajouter : “Sinon, avec les néga­tion­nistes à la Casa Rosada, que restera-​t-​il des luttes des Madres dans dix ans ?”

Présidente de Mujeres de Artes Tomar, col­lec­tif fémi­niste qui mani­feste avec les Madres, Claudia Quiloga, 55 ans, s’alarme elle aus­si de la cen­sure mise en place par le nou­veau gou­ver­ne­ment : “Elles sont nos porte-​paroles depuis un demi-​siècle, et ils veulent nous les museler !”

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© Diane de VIGNEMONT

Du haut de sa tri­bune sur la place de Mai, Taty Almeida, membre fon­da­trice des Madres, a vive­ment cri­ti­qué la vidéo publiée par Milei le matin même, dans laquelle le gou­ver­ne­ment niait offi­ciel­le­ment ce chiffre. En quelques heures, le hash­tag #NoFueron30000 (“Ils n’étaient pas 30 000”) avait déjà rejoint letop des ten­dances. “La per­sé­cu­tion et la dif­fa­ma­tion des oppo­sants poli­tiques et sociaux sont à nou­veau une pra­tique quo­ti­dienne, a déplo­ré Almeida. Et ce n’est que la pre­mière étape.” Estela de Carlotto, pré­si­dente de l’association des Grands-​Mères de la place de Mai, visi­ble­ment bou­le­ver­sée, a elle aus­si pris la parole. Devant la foule en sus­pens, elle a rap­pe­lé que plus de trois cents per­sonnes, nées dans les mater­ni­tés clan­des­tines de la dic­ta­ture et aujourd’hui âgées de 43 à 49 ans, n’avaient tou­jours pas été réunies avec leur famille légi­time. “Aidons tous les Abuelas à les retrou­ver et à res­tau­rer leur iden­ti­té, a implo­ré la mili­tante nona­gé­naire. La démo­cra­tie argen­tine a une dette énorme envers eux.”

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