Olympe Audouard, la méta­mor­phose du « Papillon »

Si aujourd’hui seule Olympe de Gouges a sur­vé­cu dans nos mémoires, son homo­nyme Olympe Audouard fut pour­tant l’une des figures de proue du fémi­nisme sous Napoléon III. Journaliste, écri­vaine et voya­geuse, la bour­geoise s’est bat­tue toute sa vie pour s’émanciper de son « infé­rio­ri­té » féminine.

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Olympe Audouard, par Nadar, XIXe siècle. © BNF

27 juillet 1884. Après soixante-​huit ans d’interdiction, le droit au divorce, ins­tau­ré après la Révolution, vient d’être réta­bli par la loi Naquet. Dès son enre­gis­tre­ment, Olympe Audouard, 53 ans, se pré­ci­pite à la mai­rie du Ier arron­dis­se­ment de Paris pour se sépa­rer défi­ni­ti­ve­ment de son époux infi­dèle. Mariée à 18 ans à son loin­tain cou­sin, Alexis Audouard, notaire pro­vin­cial qu’elle ren­contre trois semaines avant l’union, Olympe se des­ti­nait pour­tant à une vie d’épouse et de mère par­faite. Celle que la socié­té patriar­cale du XIXe siècle avait réser­vée pour elle. Son mari se révèle rapi­de­ment plus habile pour s’occuper de ses propres plai­sirs et ceux de ses maî­tresses plu­tôt que de celui de son épouse. Le tout en dila­pi­dant un par­tie de sa dot. Le 23 octobre 1885, à 11 heures du matin, et après vingt-​six ans de com­bat pour s’extraire du car­can mari­tal, la bour­geoise pari­sienne d’origine pro­ven­çale obtient enfin vic­toire : le divorce entre les époux Audouard est offi­ciel­le­ment prononcé.

Mais Olympe Audouard, née Félicité de Jouval en 1832, n’aura pas atten­du si long­temps pour se déta­cher de son mari. À l’image d’une Madame Bovary, porte-​drapeau des mal mariées, Olympe quitte Alexis en 1858, après huit années de mariage désas­treuses ponc­tuées d’humiliations et de vio­lences phy­siques. À l’époque, à défaut de pou­voir divor­cer, la sépa­ra­tion de corps reste le seul moyen de s’extraire de la vie conju­gale. Cependant, la pro­cé­dure est com­pli­quée. Mère de deux petits gar­çons en bas âge, elle doit lut­ter pour en obte­nir leur garde. La sépa­ra­tion de corps ne rend donc pas Olympe libre pour autant. En effet, le couple fait désor­mais « vie à part » mais reste uni devant Dieu et ne peut donc se rema­rier. Olympe monte alors seule à Paris avec ses fils, tout en étant tou­jours sous l’autorité de son mari par­ti refaire sa vie en Algérie. « Elle doit deman­der l’autorisation de son époux pour dépen­ser sa propre dot, sou­ligne Liesel Schiffer, autrice de la bio­gra­phie, Olympe, être femme et fémi­niste sous Napoléon III, parue en 2021 aux édi­tions Vendémiaire. C’est très dif­fi­cile pour elle, elle vit cette période comme un enfer­me­ment et c’est de cet ins­tant que naît sa fibre fémi­niste. » 

Le divorce est en effet la genèse de son enga­ge­ment fémi­niste. « Elle défend le droit des femmes de façon un peu invo­lon­taire au départ puisqu’elle com­mence par défendre ses propres droits avec le divorce comme prin­ci­pale reven­di­ca­tion, seule manière pour une femme d’être défi­ni­ti­ve­ment libre », indique Liesel Schiffer. Pour com­prendre l’enjeu fémi­niste por­té par Audouard, il faut sai­sir la com­plexi­té du XIXe siècle, qu’elle tra­verse. L’époque est en effet à l’instabilité poli­tique. La France pro­clame Napoléon Bonaparte « empe­reur des Français » en 1804, tâte ensuite fur­ti­ve­ment une seconde fois la République en 1848, puis renoue avec l’Empire en 1852, à la suite du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, avant de se réveiller répu­bli­caine le 4 sep­tembre 1870. Une insta­bi­li­té poli­tique qui se retrouve éga­le­ment dans la condi­tion des femmes de ce siècle. Les Françaises du XIXe entre­voient effec­ti­ve­ment une paren­thèse de liber­té après la Révolution, qui se referme rapi­de­ment sous l’Empire où triomphe la domi­na­tion mas­cu­line, incar­née par la figure mili­taire et auto­ri­taire de Napoléon Bonaparte. En témoigne l’instauration du Code civil en 1815, ins­ti­tu­tion­na­li­sant l’infériorité fémi­nine. Les femmes deve­nant des éter­nelles mineures pas­sant alors de la sou­mis­sion du père à l’autorité du mari. 

Mauvaise répu­ta­tion
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Olympe Audouard, pho­to­gra­phie des frères Mayer et Pierson,
vers 1870. © Paris Musées/​Musée Carnavalet

Arrivée à Paris, Olympe, mère fraî­che­ment céli­ba­taire sans être pour­tant divor­cée, se heurte donc à la vio­lence de sa condi­tion. « Elle fut très cer­tai­ne­ment sou­te­nue finan­ciè­re­ment par son père pen­dant ses pre­mières années pari­siennes », indique la bio­graphe. Les femmes seules sont en effet très mal vues par la socié­té machiste et miso­gyne de l’époque. Olympe est constam­ment sur­veillée par la police des mœurs. « Comme une majo­ri­té de femmes seules, elle sera même men­tion­née à tort comme pros­ti­tuée dans les archives secrètes de la police des mœurs du Second Empire et de la IIIe République, c’est même comme ça que je l’ai décou­verte », sou­ligne l’autrice. Malgré une mau­vaise répu­ta­tion, la jeune bour­geoise, à peine tren­te­naire, est bien déci­dée à faire car­rière. Elle se lie d’amitié avec les grands écri­vains de son temps. Alexandre Dumas, Théophile Gautier et Victor Hugo, deviennent à la fois des bien­fai­teurs, des pro­tec­teurs, des amis et des amants. « Olympe fini­ra même plus tard par retour­ner la situa­tion en les aidant finan­ciè­re­ment. Elle par­vient à deve­nir domi­nante, ce qui est assez fort pour une femme de l’époque », constate Liesel Schiffer. Assez vite intro­duite dans les cercles lit­té­raires pari­siens, Olympe Audouard pro­fite de l’essor de la presse pour se lan­cer dans une car­rière de jour­na­liste, au départ pour gagner sa vie. « Elle ne semble pas vou­loir jouer les dames de com­pa­gnie comme nombre de bour­geoises déclas­sées, elle sub­vien­dra à ses besoins et à ceux de ses enfants en uti­li­sant sa plume », pré­cise la biographe. 

Financée par l’éditeur Édouard Dentu, Olympe n’est pas seule­ment jour­na­liste, elle fonde son propre heb­do­ma­daire, chose rare pour une femme de l’époque. Le pre­mier numé­ro du Papillon – du nom du bal­let épo­nyme d’Offenbach – sort de sa chry­sa­lide le 25 jan­vier 1861. Le suc­cès est rapi­de­ment au rendez-​vous, les col­la­bo­ra­teurs sont nom­breux et dès 1862, Le Papillon, ven­du 50 cen­times, se retrouve chaque dimanche dans tous les kiosques pari­siens. « Dès mon second numé­ro, j’eus cinq cents abon­nés et mille à la fin du mois. Je reçus des demandes pour la Perse, la Chine, la Turquie, l'Île d’Haïti, l’Égypte et l’Amérique, et la pen­sée que ma petite revue, por­tant mes idées, s’en allait vers ces pays loin­tains me com­blait de joie », raconte Olympe Audouard dans ses Mémoires à la fin de sa vie. Si elle évoque avec ten­dresse ses débuts, la rédac­trice en cheffe doit pour­tant faire face à l’intraitable cen­sure du Second Empire. Sous ses airs faus­se­ment libé­raux, Napoléon III tient la presse d’une main de fer : Olympe ne peut faire la moindre cri­tique, sous peine de voir dis­pa­raître des kiosques son pré­cieux Papillon. Pour l’anecdote, elle sera convo­quée à dix-​sept reprises par les ser­vices de la cen­sure. C’est peut-​être la rai­son pour laquelle son enga­ge­ment se retrouve fina­le­ment peu dans sa revue. « Le Papillon n’est pas un jour­nal fémi­niste, on n’y parle pas d’actualité, c’est un jour­nal mon­dain où l’on traite de choses légères, indique Liesel Schiffer. On parle de la cour, des évé­ne­ments cultu­rels, Olympe sort beau­coup, alors elle devient à la fois cri­tique de mode, lit­té­raire, théâ­trale et artistique. » 

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Le Papillon, 17 mai 1863. © BNF

Si elle ne peut prendre la plume pour expri­mer libre­ment ses idées, la patronne de presse par­le­ra tout de même de la condi­tion des femmes dès qu’elle le pour­ra et tou­jours de façon habile pour ne pas s’attirer la cen­sure. « Selon la loi, nous sommes consi­dé­rées comme des enfants, nous sommes tou­jours en tutelle, nous n’avons voix nulle part, l’Académie même est inter­dite aux femmes, comme si le talent avait un sexe », déclare Olympe en 1862 dans un numé­ro du Papillon. Par le biais des faits divers, Olympe dénonce la non-​condamnation des hommes qui tuent leurs compagnes. 

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Une image popu­laire d’Épinal, ven­due par des col­por­teurs
dans toute la France, cari­ca­tu­rant ici la mode des cri­no­lines.
Léonce Schérer (dess.), Jules Verronais, Metz.
La Crinolomanie (1857), litho­gra­phie colo­riée au pochoir.
© Musée de l’image – Ville d’Épinal/cliché E. Erfani


À tra­vers un article de mode sur la cri­no­line, un jupon bouf­fant gar­ni de baleines fai­sant régu­liè­re­ment de pauvres vic­times en rai­son de sa matière inflam­mable, Olympe cri­tique l’enfermement de la femme et les injonc­tions ves­ti­men­taires. Mais sur­tout, dès qu’elle le peut, la pro­prié­taire du Papillon aborde la ques­tion du mariage. Dans de longues tri­bunes, la femme de lettres énu­mère les fautes des époux et, de fait, celles d’Alexis : « Il peut la trom­per, lui témoi­gner une par­faite indif­fé­rence, la délais­ser et la condam­ner à une morne soli­tude, la rudoyer, la bru­ta­li­ser, inven­ter mille petites per­sé­cu­tions pour lui rendre la vie into­lé­rable, offrir son cœur, sa for­tune et même celle de sa femme à une jolie dan­seuse, il a le droit d’enfermer sa femme dans une cam­pagne ou de la lais­ser au fond de sa pro­vince et mener joyeuse vie à Paris. »

Voyageuse soli­taire

Si Olympe porte avec une déter­mi­na­tion che­villée au corps la défense des droits des femmes, elle ne s’allie pas pour autant à ses contem­po­raines fémi­nistes de la pre­mière vague. « Elle n’a pas l’esprit col­lec­tif, son divorce c’est son com­bat per­son­nel, sou­ligne Liesel Schiffer. Mais au fil de ses écrits, une fibre sociale finit par se déve­lop­per. » Un inté­rêt pour la ques­tion des femmes de son époque qui lui vient de sa propre his­toire mais aus­si de ses voyages. Avec l’industrialisation, le XIXe siècle s’ouvre en effet à de nou­veaux hori­zons. En 1863, Olympe Audouard, qui vient de perdre ses deux fils de mala­die, part seule à la conquête du monde. « C’est plu­tôt rare une femme qui voyage seule à l’époque, rap­pelle Liesel Schiffer. Et c’est sur­tout assez mal vu pour une bour­geoise de son milieu. » Mais Olympe n’a tou­jours que faire d’une mau­vaise répu­ta­tion, elle suc­combe à l’orientalisme, puis à la conquête de l’Ouest amé­ri­cain et même des steppes russes. De ses voyages naî­tront sept récits, qu’elle com­pile dans une nou­velle publi­ca­tion, La Revue cos­mo­po­lite, en 1867. 

Ébranlée par la mort de ses enfants, Olympe Audouard ferme son Papillon en 1863, seule­ment deux ans après ses débuts. Elle tente de relan­cer l’hebdomadaire une ving­taine d’années plus tard, mais le régime a chan­gé depuis. Le jour­nal à la mode du Second Empire n’est plus du goût de la nou­velle République et les lecteur·rices ne sont pas au rendez-​vous. Contrainte de renon­cer au jour­na­lisme, elle per­pé­tue néan­moins son com­bat pour les droits des femmes à tra­vers ses Mémoires publiées en 1884, jusqu’à la consé­cra­tion du 23 octobre 1885. À 53 ans, Olympe est défi­ni­ti­ve­ment libé­rée du joug d’un homme. Mais, le temps a filé et avec lui nombre de ses amis. Alexandre Dumas meurt en 1870, Théophile Gautier deux ans plus tard, Édouard Dentu en 1884, et Victor Hugo l’année sui­vante. À la perte de ses proches s’ajoute la misère finan­cière. La rédac­tion de ses der­niers écrits ne suf­fit plus à ren­flouer ses comptes. Olympe quitte Paris sans un sou pour se réfu­gier dans sa sta­tion bal­néaire niçoise en 1898. Dernier voyage pour l’intrépide, qui s’éteint le 13 jan­vier 1890. 

Olympe Audouard vint au monde en éter­nelle mineure et mou­rut en femme libre. Elle tra­ver­sa un siècle et autant de régimes poli­tiques. Il paraît qu’un papillon ne voit le jour uni­que­ment lorsque les condi­tions d’ensoleillement et d’humidité sont favo­rables. On peut dire qu’Olympe réunis­sait en elle toutes ces condi­tions. Son Papillon a véri­ta­ble­ment ouvert la voie au jour­na­lisme fémi­niste. « Digne héri­tière » d’Olympe, selon les mots de Liesel Schiffer, une cer­taine Marguerite Durand lan­ce­ra, le 9 décembre 1897, La Fronde, pre­mier quo­ti­dien fémi­niste du monde. 

Olympe, être femme et fémi­niste au temps de Napoléon III, de Liesel Schiffer. Éd Vendémiaire. 560 pages. 26 euros. 

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