Herculine Barbin, mau­dite hermaphrodite

Camille est née fille, mais à l’âge de 22 ans, elle est déclarée « garçon » après avoir confié à un évêque son désarroi devant le développement étrange de ses parties génitales et subi un examen médical. C’est qu’à cette époque, la notion d’hermaphrodisme n’existait pas encore...

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© Aurimages

Un jour glacial de février 1868, dans la solitude d’une misérable mansarde du Quartier latin, un homme se donne la mort au gaz d’éclairage. Abel Barbin avait à peine 30 ans. Le docteur Regnier, sonné par le concierge, inspecte la petite chambre de bonne de la rue de l’École-de-Médecine et examine le mort. Le corps présente des anomalies. Abel Barbin possède à la fois un tout petit vagin et un tout petit pénis. À ses côtés traîne une lettre adressée à sa mère, dans laquelle il lui demande pardon. Mais pardon de quoi ? Le docteur Regnier retrouve aussi un cahier au pied du lit. Ce sont les Mémoires d’Abel, rédigés cinq ans auparavant, en 1863. Ce qu’il y lit est terrible ! Ces pages que le docteur Regnier parcourt attentivement, c’est l’autobiographie d’un homme-femme. Imaginez un témoignage comme il en existe aujourd’hui des centaines en librairie, sauf que l’auteur est un hermaphrodite qui a vécu dans la France pudibonde du xixe siècle. « J’ai 25 ans, raconte Abel en préambule, et, quoique jeune encore, j’approche, à n’en pas douter, du terme fatal de mon existence. J’ai beaucoup souffert, et j’ai souffert seul ! seul ! abandonné de tous ! » Le récit se déroule, tragique. Abel est né Camille, dans une petite ville de Charente-Maritime, en 1838. Camille est son nom de baptême, mais le prénom de la narratrice des mémoires, c’est Herculine. C’était un enfant « soucieux et rêveur ». [...] « J’étais froide, timide et, en quelque sorte, insensible à toutes ces joies bruyantes et ingénues qui font épanouir un visage d’enfant. » Soucieux, rêveur, froide... Oui, Abel est bel et bien homme et femme à la fois. Et tout au long de son récit, comme pendant toute sa vie, il ne cessera d’osciller entre le masculin et le féminin.

Sans contrefaçon

Il-elle raconte son enfance ennuyeuse dans cette petite ville de province. Son style est plein d’emphase et de sanglots étouffés. Herculine a une passion pour les triples points d’exclamation, qui viennent ponctuer des séries de lamentations grandiloquentes sur son funeste destin. Ainsi : « Ce fougueux orage n’était que le prélude de ceux qui m’assaillirent depuis !!! »

C’est à l’adolescence qu’elle rencontre ses premiers vrais problèmes. À l’âge où les petites boules des seins commencent à naître sur des torses pubères, Herculine est plate comme une limande et velue comme un singe. Elle porte une moustache qu’elle rase comme elle peut. Sans compter le développement étrange de ses parties génitales : testicules rentrés, petit pénis, vagin atrophié. Elle souffre en silence, subit les railleries et évoque ainsi les poils recouvrant son corps : « Cette particularité m’attirait souvent des plaisanteries que je voulus éviter en faisant un fréquent usage de ciseaux en guise de rasoir. Je ne réussis, comme cela devait être, qu’à l’épaissir davantage et à le rendre plus visible encore. » Tant bien que mal, elle devient institutrice auprès d’une famille aristocratique. C’est là qu’elle rencontre l’amour... Il s’agit d’une femme, la belle Sara. Bientôt, les deux amoureuses ne se quittent plus. Leur sexualité est plutôt épanouie, Herculine relate des nuits torrides. Mais c’est un amour interdit. Personne ne sait encore qu’elle est hermaphrodite, et non pas lesbienne... Mais être lesbienne, c’est déjà beaucoup trop pour une France du XIXe siècle où Flaubert se paie un procès pour avoir écrit Madame Bovary ! Le médecin légiste Tardieu, qui examina Abel après sa mort, considérait par exemple que les homosexuels avaient un « pénis de chien ». Il a d’ailleurs opéré un véritable travail de censure sur les mémoires d’Herculine, en y ôtant tous les passages licencieux. Trop insupportables, sans doute. La très catholique Herculine, désemparée, confie à son évêque son trouble dans le genre, lequel prévient un médecin. Après un examen médical, on lui annonce la nouvelle : elle est un garçon. Non sans lui lancer un bon mot au passage : « Franchement, votre marraine a eu la main heureuse en vous appelant Camille ! » Herculine a 22 ans. Et voilà comment elle commente ce nouvel état de fait : « L’état civil m’appelait à faire partie désormais de cette moitié du genre humain appelée le sexe fort. »

Herculine le monstre 

Le sexe fort ? Pas pour tout le monde, apparemment. Herculine, devenue Abel Barbin, monte à Paris afin de trouver du travail, mais ses ennuis continuent. Que répondre à un employeur qui lui demande ses antécédents ? Institutrice ? Femme de chambre ? Abel se considère comme un monstre et, si l’on manque d’éléments biographiques (sans doute grâce à ce vertueux médecin légiste), c’est la presse de l’époque qui nous donne des nouvelles. Elle parle d’Abel comme d’une curiosité, lui, l’hermaphrodite charentais venu tenter sa chance. Il est photographié sous toutes les coutures, notamment par Nadar qui lui colle son objectif au plus près du sexe. Le monstre, c’est, étymologiquement, celui qu’on montre, qu’on exhibe. Abel est devenu un objet « tératologique » : un adjectif pour qualifier la science des anomalies anatomiques et congénitales. La société de l’époque ne supporte pas que le sexe d’un être humain ne corresponde pas à son identité sociale. En ces temps-là, pas de « théorie du genre » ! 

Abel est rongé par la honte. À 30 ans, il se tue. Couperet. On l’autopsie. Fin du problème. Mais cent dix ans plus tard, en 1978, un philosophe et historien de la sexualité nommé Michel Foucault tombe sur le récit de la vie d’Herculine, jusque-là oublié dans les archives du département de l’Hygiène publique. Fasciné, il décide de publier ces touchantes mémoires, en préambule desquelles il pose cette question fondamentale : « Avons-nous besoin d’un vrai sexe ? » Foucault ouvrira la voie à une passionnante réflexion sur le genre, qui déclenche encore de nos jours des débats enflammés. La science ayant également évolué, elle peut aujourd’hui donner à Herculine, à titre posthume, une identité sexuelle : celle d’hermaphrodite masculin.

Herculine ne s’est jamais sentie du monde des hommes. Et ses tristes Mémoires, si éclairants, se terminent sur une réflexion amère au sujet de ses contemporains : « Il y a entre eux et moi un abîme, une barrière infranchissable. » 


Herculine Barbin, dite Alexina B, de Michel Foucault. Gallimard, 1978 (épuisé, mais facile à trouver d’occasion). 

Mes souvenirs, d’Adélaïde Herculine Barbin. Téléchargeable gratuitement sur le site des Éditions du Boucher : www.leboucher.com/pdf/herculine/barbin.pdf

Orlando, de Virginia Woolf. Le Livre de poche, 1982. Un roman passionnant, publié à l’origine en 1928, où le héros change de sexe, de sexualité (et même d’époque) au fil du récit. 

Trouble dans le genre, de Judith Butler. La Découverte Poche, 2006. Le classique du « genre », paru en 1990. 

Ravages. Le numéro 6 de la revue, daté septembre 2011, porte sur la thématique du genre : www.scopalto.com.

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